En 1988 déjà, avec le remarquable Kateb Yacine, l'amour et la révolution, portrait du dramaturge et du poète de la nouvelle société algérienne, Kamal Dehane affirmait son intérêt pour la littérature contemporaine de sa terre natale. Il éprouve un profond respect et beaucoup d'amitié pour ces artistes qui, à travers leurs écrits, témoignent des antagonismes d'une société algérienne héritière de tant de cultures, terriblement dure parfois, mais aussi capable des plus grands élans de générosité. Déjà en 1984, avec Nejma, son premier court métrage de fiction, il s'était attaché à adapter une oeuvre caractéristique des lettres algériennes. Depuis, il s'était concentré sur son travail documentaire mais revient à la fiction en mémoire de Tahar Djaout, le grand littérateur kabyle, assassiné en 1993. La chape de plomb qui s'est abattue sur l'Algérie au cours de la dernière décennie n'avait pas permis à Kamal de tenir la promesse faite à l'écrivain d'adapter au cinéma son dernier roman: Les vigiles. Ce n'est que l'année dernière que Kamal a pu revenir à Alger pour y tourner cette adaptation, écrite avec son ami Mahmoud Ben Mahmoud. Les suspects, présenté en première au Festival du Film francophone de Namur et film de clôture au festival du Cinéma méditerranéen à Bruxelles, avant de sortir en salles en février prochain.
Les Suspects de Kamal Dehane
Le film nous replonge dans une période critique de l'histoire de l'Algérie contemporaine. A la fin des années 80, se cristallise une société «confisquée par ceux qui ont utilisé la guerre d'indépendance pour accéder au pouvoir et obtenir des privilèges, ces " vigiles " qui ont perverti les idéaux de la révolution, mais aussi par des "religieux" de plus en plus tentés par l'intégrisme et qui, comme les premiers, craignent la culture et l'intelligence »(selon les termes de l'écrivaine et journaliste française, Françoise Folliot).
C'est dans ce contexte que Samia (Nadia Kaci) une psychologue, récemment revenue de Belgique travaille à l'hôpital d'Alger. La jeune femme, qui prépare un livre sur les traumatismes laissés par la guerre d'indépendance dans les coeurs et les esprits, entre en contact avec M'Nouar (Sid Ali Kouiret). Membre d'un groupe d'anciens combattants, M'Nouar « surveille » le quartier en quête d'éventuelles menées contre-révolutionnaires pour le compte de Skander (Mohamed Adjaimi). Ce dernier, un notable sans scrupules, n'hésite pas, pour maintenir son pouvoir, à collaborer avec une frange d'intégristes religieux de plus en plus tentés par la violence. Skander soupçonne et persécute toute personne sortant des schémas ordinaires, dont Samia et son voisin Mahmoud (Kamel Rouini).
Inventeur d'un métier à tisser extraordinaire, piloté par ordinateur, ce dernier entame une liaison avec Samia. Cette dernière, désormais dans le collimateur des intégristes parce qu'elle a autorité sur des hommes et qu'elle encourage les infirmières de son service à ne pas se laisser terroriser par les forcenés du hidjab, voit le filet de la terreur se refermer sur elle.
Elle s'est toutefois faite un allié : M'nouar, qui s'est attaché à la jeune femme et la protège au lieu de la dénoncer. Quand l'invention de Mahmoud remporte un grand prix à l'étranger, l'attitude des hommes de Skander change radicalement et l'ingénieur est subitement fréquenté et adulé. Qui paiera pour les tracasseries dont il a été victime ? M'Nouar est le bouc émissaire idéal que Skander sacrifie sans états d'âme. Samia prend la défense de l'ancien et se dispute avec Mahmoud, de plus en plus récupéré par le groupe de Skander. Elle s'enfuit en Kabylie avec M'Nouar et sa femme. C'est là qu'elle trouvera le calme et la paix nécessaire pour terminer son livre, mais l'Histoire rattrape toujours ceux et celles qui la fuient. « Partisan d'une démocratie laïque, Tahar Djaout récusait cet islam sclérosé qui envahissait son pays ; il s'inquiétait aussi de ce nationalisme sans retour critique sur l'Histoire, de cet enfermement qui caractérisait le régime en place. Il s'en prenait autant à "l'intégrisme avoué" qu'à "l'intégrisme sans barbe". Il est mort le 2 juin 1993, victime d'un attentat attribué à des intégristes musulmans » (Françoise Folliot).
Bien que la volonté de dénonciation politique ou sociale ne soit pas une des intentions premières du réalisateur, Les Suspects n'échappe pas au très lourd contexte socio-économique dans lequel il est situé, qui a débouché sur une des pires périodes de l'histoire d'Algérie. L'oeuvre est une pure fiction, mais Kamal Dehane, documentariste dans l'âme, a le souci du détail véridique qu'il reconstitue avec rigueur. Le film est donc aussi un portrait de société, minutieusement brossé avec un soin de réalisme historique qui n'oblitère jamais l'émotion. Celle-ci est encore renforcée par le jeu des comédiens, tous de première force et habilement dirigés. Le film suit le parcours de la jeune Samia, dont les illusions se dissipent progressivement au fur et à mesure qu'elle prend conscience des mécanismes qui menacent de la broyer. A travers elle, Kamal Dehane rend hommage au courage des algériennes et reconnaît leur place fondamentale dans un combat pour plus d'humanité et de dignité. Un thème qui revient de plus en plus souvent dans le cinéma algérien moderne, qu'il soit documentaire (Une femme taxi à Sidi Bel Abès de Belkacem Hadjaj et bien sûr... Femmes d'Alger, déjà) ou de fiction (Le Harem de Mme Osmane de Nadir Moknèche ou encore le merveilleux Rachida de Yamina Bachir Chouick qui est également intervenue dans le montage de ce film-ci). Il est cependant des vérités premières qu'il est bon de répéter ad libitum. A travers le personnage de la femme de M'Nouar, une vieille dame beaucoup plus effacée mais tout aussi digne et courageuse, le film englobe dans ce combat toutes les Algériennes, et pas seulement les jeunes femmes privilégiées et occidentalisées. Le face à face solaire des deux femmes dans un jardin de Kabylie, à la fin du film, est un tout beau moment de cinéma que nous offre Kamal Dehane. Enfin, le passage de témoin entre l'ancienne génération de militants et les nouveaux combattants est assuré par M'Nouar, le vieux résistant qui s'est battu pour quelque chose auquel il croit et qu'il refuse d'abandonner, quel qu'en soit le prix. Il se range sans réfléchir aux côtés de la jeune psychologue car, pas plus qu'elle, il n'accepte la logique de la terreur.
Avec Les Suspects, Kamal Dehane réalise également un film d'atmosphère, où l'on sent planer de manière de plus en plus oppressante les prémisses des années de plomb. Le contrôle social est omniprésent, comme si l'ambiance de paranoïa issue de la guerre civile ne s'était jamais vraiment estompée. Et pour le cinéaste, les plus beaux personnages sont ceux qui résistent. Un professeur, ami de Samia et Mahmoud, qui pique une colère contre la bêtise, l'obscurantisme et la médiocrité ; M'nouar, qui prend conscience à ses dépens de l'impasse où le conduit son dévouement envers des gens sans scrupules et qui lutte pour garder son âme. C'est le plus beau côté du film, ces parcelles d'humanité qui subsistent, même au coeur des périodes les plus noires, et qui partout sont une raison d'espérer en l'avenir.