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Liesbeth De Ceulaer - interview

Publié le 05/10/2021 par Josué Lejeune et Kevin Giraud / Catégorie: Entrevue

Créer un monde à l’écran, ou laisser la vérité apparaître? Voilà le genre de tensions que Liesbeth De Ceulaer, réalisatrice bruxelloise, tente de résoudre dans chacun de ces films. Avec Holgut, elle signe un documentaire complexe autant qu’intriguant au cœur d’une Sibérie en pleine transformation. Rencontre avec cette cinéaste attachée à l’hybridité de sa forme, dont les films soulèvent plus de questions qu’ils ne donnent de réponses.

 

Cinergie : Qu’est-ce qui vous a amené à faire du cinéma ?

Liesbeth De Ceulaer : Quand j’étais adolescente, je rêvais d’être photographe, artiste ou … exploratrice. J’ai donc commencé des études de photographie. Le cinéma était intégré à cette formation, et c’est ainsi que j’ai fait mes premiers pas dans cet univers. L’idée de créer un monde à l’écran, avec ses propres codes, ses propres langages, et ensuite de les superposer au monde réel, me plaisait beaucoup. Et même si, aujourd’hui, je réalise principalement des documentaires, cette création reste primordiale : c’est un aspect de mon travail que j’apprécie énormément.

 

C. : Cette affinité pour le documentaire est-elle venue naturellement ?

L.D.C. : Quand j’ai commencé mes études, il y a un certain temps maintenant, j’y allais pour réaliser des films de fiction car c’était le seul cinéma que je connaissais. À LUCA, j’ai découvert le monde du cinéma documentaire et des films hybrides, et cela m’a ouvert un nouveau champ de possibilités, avec beaucoup de libertés. Comme dit plus tôt, le documentaire me permet de construire mon propre monde. Choisir mes personnages par exemple, mais aussi les observer, créer des interactions, les faire jouer même. Ou encore intégrer de l’animation, ou des concepts du cinéma expérimental. Le tout, pour construire l’histoire que vous avez envie de raconter. Quand j’ai réalisé ceci, j’ai compris que le documentaire était ce que je voulais faire.

 

C. : Comment choisissez-vous vos sujets ?

L.D.C. : C’est toujours un ping-pong entre les histoires que j’ai envie de raconter, et ce que la réalité peut m’offrir. Pour Holgut, j’étais fascinée par l’idée d’extinction, mais aussi celle de désextinction. Durant les derniers siècles, l’humanité a été impliquée dans la disparition de myriades d’espèces animales et végétales. Quel impact cela a-t-il eu sur nous ? Comment cela nous lie-t-il à notre environnement ? Et si nous nous voyons comme l’une des causes principales de ces extinctions, qu’avons-nous l’impression d’y perdre nous-mêmes ? Ce sont ces questionnements qui m’ont inspirée pour ce film. Ensuite, je suis partie à la recherche de personnes qui étaient directement impliquées dans ces réflexions, pour comprendre comment elles les vivaient. Il était important pour moi de pouvoir trouver des gens ouverts, prêts à jouer, à performer face à la caméra, afin de pouvoir travailler avec eux pour en faire des personnages. C’est le début de mon travail, qui s’articule ensuite autour d’eux mais aussi avec eux, car leur apport est très important pour moi. Quel est leur avis sur cette histoire ? Entre mes idées, la réalité du contexte, et l’apport des protagonistes, le film se constitue petit à petit. Une histoire partagée entre tous ces éléments.

C. : Cela vous oblige à gérer cette frontière délicate entre la réalité et la fiction.

L.D.C. : Le point de départ de mes récits est toujours une longue période de recherche, de rencontres et de réflexion sur les différentes perspectives du sujet que je souhaite traiter. Après cette première étape, je rentre et je prends le temps de poser ce que sera mon histoire. Mais dans ma conception du film et de ses histoires - comme par exemple celle du scientifique à la recherche de carcasses de mammouths, ou bien la chasse organisée par les deux frères - mon but est de créer des cadres dans lesquels les personnages pourront interagir, ou qu’ils pourront eux-mêmes redéfinir. Dans le cas des deux frères par exemple, la question se posait de savoir ce qu’ils allaient chercher dans cette chasse, ce qu’ils voulaient raconter, quel était leur point de vue, et comment cela pouvait s’intégrer dans ma réflexion. C’est ainsi que nous en sommes venus à parler des rennes, un animal tout aussi important pour leur culture mais dont l’extinction se déroule aujourd’hui sous leurs yeux.

De manière plus concrète, chaque scène est traitée de manière différente. Certaines relèvent plutôt de l’observation tandis que d’autres sont chorégraphiées ou pensées plus en profondeur. C’est le cas de la fin d’Holgut, lorsque l’on s’aventure dans des évocations mythologiques. Ce qui m’intéresse, c’est de créer un cadre dans lequel la réalité pourra se révéler de la meilleure manière. Je ne corrige jamais mes personnages, ni ne leur dicte des dialogues, ce sont les circonstances ou le contexte qui créent le film.

 

C. : Vos personnages se heurtent à l’écoulement du temps, dans Holgut mais aussi dans Victoria ou dans Behind the redwood curtain. Ils semblent tous craindre leur propre fragilité. C’est une facette de l’humain que vous souhaitiez mettre en avant ?

L.D.C. : Mes personnages en sont conscients, c’est certain. Non seulement de cette fragilité vis-à-vis du temps, mais aussi de leurs relations avec le monde qui les entoure. Je pense que, dans chacun de mes films, les protagonistes sont influencés par leur environnement, lui-même intrinsèquement lié au temps qui défile. Pour moi, comprendre notre présent aujourd’hui implique de nous tourner vers notre passé pour tenter d’imaginer un futur, une direction. Avec Holgut, l’un des aspects que je voulais mettre en avant était ce moment très particulier où nous nous trouvons aujourd’hui, peut-être à l’aube de la désextinction du mammouth, mais toujours dans un futur hypothétique. Que se passerait-il si cela arrivait ? Comment un parent raconterait-il cette histoire à ses enfants, comme il raconte aujourd’hui l’extinction des mammouths il y a des milliers d'années ? Dans mon travail, j’essaie toujours de remettre ces histoires dans un contexte plus large, mais aussi bien sûr de les placer dans le temps, afin de mieux comprendre l’époque à laquelle nous vivons.

 

C. : L’art, pour vos personnages comme pour vous, serait une façon de gérer ces réflexions ?

L.D.C. : En tout cas une façon de comprendre le monde, de le structurer, et de mettre des mots sur les idées, les peurs ou les espoirs que nous nourrissons chacun. Lashay, dans Victoria, tout comme les deux frères et le scientifique dans Holgut font partie du documentaire à part entière, car ils avaient cette même envie, ce besoin de comprendre un monde en constante évolution et de l’interpréter par le processus créatif. À la fois par le film, mais aussi par le dessin pour le scientifique, ou par l’écriture pour Lashay, chacun s’exprime, documente, existe par sa création. Je pense que c’est un mélange entre une volonté de communiquer nos émotions, et l’envie de conserver ces moments, ces instantanés du temps présent.

 

C. : Vos films sont-ils des signaux d’alarme, des dénonciations ?

L.D.C. : Pas vraiment. Mes documentaires ne traitent pas un problème bien précis, ils essaient plutôt de soulever des questionnements sur des sujets plus larges. Les changements climatiques, les extinctions de masse, l’impact sur notre monde, entre autres. Avec Holgut, je voulais filmer un territoire où ces effets étaient tangibles, visibles même avec la fonte du permafrost et cette terre qui disparaît. Il fallait confronter le spectateur à ces images. Mais je pense, ou j’espère en tout cas, que mes œuvres posent plus de questions qu'elles ne donnent de réponses ou de solutions. C’est au public d’assimiler le film, et de se réapproprier ces questionnements.

 

C. : Quel rôle joue le son dans votre cinéma ?

L.D.C. : Le son a toujours été très important pour moi. Sans son, on ne ferait que regarder des images sans comprendre le récit. Celui-ci amène un second niveau de réflexion sur les paysages, sur les séquences du film, et pousse le spectateur à aller plus loin. Sur mes trois derniers films, j’ai collaboré avec Quentin Van Laethem, et c’est toujours une partie du projet sur laquelle nous travaillons pendant de longs mois, avec différents concepts, différentes approches pour immerger le public dans le récit. Dans Holgut, nous utilisons la gamme de Shepard, un son qui descend inexorablement et attire le spectateur vers ce monde de permafrost, ce monde souterrain où nous allons à la fin du documentaire. Sans le son, il ne serait pas possible de comprendre le film.

 

C. : Après Holgut, quels sont vos projets pour la suite?

L.D.C. : Quelques idées, mais pas encore de plans concrets. Ce que je sais, c’est que j’aimerais tourner à Bruxelles. Sur les derniers projets, j’ai beaucoup aimé voyager, découvrir ces autres mondes. Aujourd’hui, j’ai plutôt envie de travailler sur un projet ici, ce qui me laissera plus de temps, plus de libertés pour développer des personnages, des rencontres. En fait, j’ai vraiment hâte de pouvoir réaliser un documentaire dans ma propre ville.

 

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