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Lotfi Achour, les Enfants rouges

Publié le 18/11/2024 par Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

« J’essaye de comprendre ce qu'on est en train de vivre, aujourd'hui, collectivement, à travers des histoires intimes et individuelles »

Bayard d’Or au FIFF de Namur 2024 avec son deuxième long-métrage Les Enfants rouges, le réalisateur tunisien Lotfi Achour revient pour Cinergie sur la genèse de son film inspiré d’un fait divers quasi passé sous silence en raison de sa proximité temporelle avec les attentats du Bataclan il y a près de 10 ans maintenant. À l’occasion de cet échange, il sera question de cinéma tunisien, de montagnes, de la mémoire vive d’un pays en quête de vérité et encore et toujours de courts-métrages.

Cinergie : Votre film Les Enfants rouges se présente comme une fiction autour d'un fait réel. Comme c'est un fait dont on a très peu d'éléments, peut-on revenir dessus ?

Lotfi Achour : Le fait divers est un crime qui s'est passé exactement le 15 novembre 2015. Je retiens la date pour deux raisons. Elle est vraiment marquante en Tunisie. Ça a été un vrai choc national, cette histoire. Le 15 novembre, c'est aussi deux jours après les attaques du Bataclan, à Paris. La presse, notamment française, sait en général ce qui se passe en Tunisie, en parle. Et là, on n'en a pas beaucoup parlé. Il y a eu deux attentats terroristes finalement, un grand par la taille, à Paris, et un autre par l'abjection du crime en Tunisie sur un adolescent de 16 ans et la mise en scène qui a été faite pour qu’un deuxième adolescent, de 14 ans ramène la tête [du premier] à la famille. 

Ces événements se sont passés dans une région du centre ouest de la Tunisie, pas loin de la frontière algérienne. Il y a très peu d’actes terroristes dans notre pays. On n'a pas de mouvements installés avec une base populaire. Cette histoire a été très marquante parce qu’elle a concerné des enfants, parce que les crimes étaient odieux, et parce que quand on a appris l'histoire par les réseaux sociaux, le corps du [jeune] berger était encore dans la montagne jusqu'au lendemain matin. Nous, Tunisiens, nous avons découvert cette histoire et nous avons été vraiment très choqués, et en attente, d'ailleurs, de ce qui allait se passer.

 

C. : C'est un fait qui est arrivé en 2015, il y a quasiment 10 ans. Est-ce que les terroristes ont été jugés, identifiés ? 

L. A. : Il y a eu un procès, il y a eu un jugement des exécutants de cette histoire, mais on ne sait pas tout, on aimerait bien savoir. Ce qui compte aussi pour nous aujourd'hui, c'est de savoir qui était derrière, qui étaient les commanditaires? Pourquoi ce crime ? Pourquoi quelque chose d'aussi horrible ? Pourquoi s'attaquer à un enfant ? Il y a une raison invoquée superficiellement, qui évoque le fait que c’était un berger, qu'il faisait peut-être du renseignement. Soit les terroristes étaient vraiment des barbares sanguinaires pour tuer, égorger, décapiter un enfant, pour cette raison-là, soit il y a autre chose. Et cette autre chose, on ne sait pas ce que c'est. Pour moi, il y a de l’injustice par rapport à la mère de cet enfant. Quand elle a perdu son premier fils, elle a demandé à l'époque à ce qu'on l'aide parce qu'elle habitait au pied de la montagne. C'est un peu comme dans le film, elle était dans les mêmes conditions de vie, les mêmes configurations. Elle savait que sa famille était menacée et elle a demandé de l’aide. Le Président de la République de l'époque, qui est décédé maintenant, lui avait promis de l'aide et tout ce qu'elle demandait, c'était juste : « Sortez-moi de cet endroit, ma famille est extrêmement pauvre, j’ai besoin d’un petit logement social dans une ville à 30 ou 50 kilomètres d’ici ». Il l'a promis, il ne l'a pas fait. Un an et demi après, on a tué son deuxième fils. C’est à ce moment qu'il a bougé pour la déplacer, pour qu'elle déménage. C'est vraiment cruel.

 

C. : Qu’est-ce qui fait qu'à un moment donné, vous vous êtes saisi de cette histoire qui a dû vous marquer en tant qu'individu, en tant que Tunisien, en tant que cinéaste aussi, pour en faire un film ? Dans vos films précédents, vous avez beaucoup parlé de la Tunisie, vous avez beaucoup raconté des histoires de victimes finalement. 

L. A. : Oui, je filme beaucoup la Tunisie, sous toutes les coutures, parce que c'est mon pays, parce que j’y suis vraiment attaché. J’essaye de comprendre ce qu'on est en train de vivre, aujourd'hui, collectivement, à travers des histoires intimes et individuelles. Je viens du théâtre, et j'ai toujours pensé que j'avais une sorte d'engagement à parler du monde dans lequel je suis. J'ai surtout parlé de la société française, parce que pendant des années, je vivais uniquement en France. Quand je suis passé au cinéma, la société tunisienne était en pleine transformation, en pleine ébullition. Il y avait des avancées, des reculs, des droits acquis, mais qui pouvaient ne plus l’être. Il y a toujours un danger qui pèse sur les droits, quels qu'ils soient, les droits sociaux, les droits des femmes … Il y a toujours une peur que nos libertés, nos droits, soient à nouveau aliénés, touchés. Pour moi, c'est important de faire des films aussi, pour marquer les choses à un moment donné, à travers des histoires, souvent vraies, d’ailleurs.

 

C. : Dans quelle mesure vos courts-métrages vous ont permis de préparer ce film-là ?  

L. A. : La Laine sur le dos (2016), c'est un peu plus loin dans le temps et dans la fiction. C'était une histoire très fictionnelle, même si elle ne reprenait pas un fait précis, mais elle reprenait un état d'esprit, comme les stratagèmes qu'on met en place pour la corruption. Angle mort (2021) et ce film-ci [Les Enfants rouges] se sont faits à peu près dans une même période. Pendant deux ans, j'ai suivi des procès politiques. Après la révolution en Tunisie, on a créé ce qu'on appelle l'instance Vérité et Dignité. C'est une instance de justice transitionnelle qui avait la charge de recueillir les plaintes des victimes sur 60 ans, pendant trois régimes en fait sous Bourguiba, Ben Ali, et après la révolution. Il y a eu 62.000 plaintes exactement, cela a représenté 62.000 dossiers, dont 50 000 ont été traités, instruits à l'intérieur de l’instance. À peu près 200 dossiers ont été transférés à ce qu'on appelle des chambres spécialisées en justice transitionnelle. C'était des audiences, et moi, pendant deux ans, j'ai filmé ces audiences.

 

C. : Pourquoi avez-vous filmé ? Était-ce par devoir de mémoire, pour les familles ? 

L.A. : Au départ, je suis allé voir le président du tribunal et j'ai demandé si je pouvais filmer. De toute façon, c'est des audiences publiques. J'ai obtenu l'autorisation de filmer. Je ne savais pas ce que j'allais en faire. Et puis, j'ai fait Angle mort, qui est un premier volet. Cette histoire des Enfants rouges, c'est un autre volet de ce que nous avons vécu ces dernières années. En fait, je suis en train de travailler sur une trilogie sur la préservation de la mémoire. Cela va aborder la mémoire de la dictature. Mon prochain long-métrage est en écriture. Il reprend aussi une histoire qui s'est passée à l'époque de la dictature. Je prépare une minisérie aussi là-dessus. Je suis complètement obsédé par la question de la compréhension de ce que nous avons vécu, de la mise à jour, de la complexité de l’histoire. Je trouve qu'après la Révolution, il y a quelque chose qui a été entamé et qui a été assez vite confisqué. On a remis le couvercle dessus.

 

C. : Pourquoi ?

L.A. : Parce que le système n'a pas beaucoup changé. Ceux qui sont arrivés au pouvoir, par exemple les islamistes, ou ceux d’après se sont alliés à des anciens. Le Président de la République dont je parlais, c'était un ancien de Ben Ali. C'est même un ancien de Bourguiba. C'est quelqu'un qu'on a ressorti de la naphtaline à 90 ans et qui est devenu président de la République et qui était lui-même impliqué dans des affaires de torture du temps de Bourguiba, donc il y a quelque chose dans le système qui a continué. Les protagonistes sont différents, mais les nouveaux dirigeants ont utilisé les moyens de répression de l'État à leur profit. Fondamentalement, il y a quelque chose qui n'a pas changé.

 

C. : Dans votre court documentaire Angle mort, il y a cette phrase : « Où avez-vous déposé le corps de mon fils ? ». Dans Les Enfants rouges, la mère demande de pouvoir enterrer son fils en entier, avec sa tête et son corps. De quelle façon vous êtes-vous autorisé à écrire ces histoires et à nous montrer des images, et aussi à ne pas nous en montrer ? 

L. A. : La phrase d’Angle mort, elle a été prononcée par la vraie mère de la vraie victime. Ce n’était pas de moi. C'était lors d’une des audiences au tribunal, d'ailleurs, et je la filmais à l'iPhone, parce qu'on m'avait confisqué mon matériel. Derrière le paravent, il y avait le ministre de l'Intérieur, en 1991, qui disait qu’il n’était pas au courant qu'il y avait de la torture en Tunisie, qu’il l’a appris uniquement après la révolution, après 2011. Pourtant, c’était l’un des pires ministres de l'Intérieur et certaines victimes disaient même qu'il assistait en douce aux scènes de torture. La mère a arraché le micro et elle a dit : « Ça suffit. Je ne vous demande plus rien. Je ne veux plus de réparation. Je suis âgée. Je veux juste que vous me disiez où est le corps de mon fils, que j'aille faire une prière ».  On est quand même arrivé à ce point du déni. 

Pour revenir à la fiction, c'est marrant parce que vous avez fait des liens que moi, je n’ai pas faits. Effectivement, dans Les Enfants rouges, c'est aussi une mère qui est à la recherche du corps de son fils. Peut-être sans qu'on s'en rende compte, on a écrit dans la fiction des Enfants rouges un dialogue très proche de celui de la mère d'Angle mort. La mère dans Les Enfants rouges dit : « On ne peut pas enterrer mon fils. Il est né entier. Il faut que je l'enterre entier ». En même temps, ça tombe sous le sens, cette phrase. Que ce soit une mère, un frère, un père ou même un être humain tout simplement, comment peut-on ne pas enterrer un défunt entier ? C'est le minimum qu'on puisse garantir, c'est lui rendre la dignité.

 

C. : Dans votre film, il y a beaucoup de scènes un peu imaginaires. Pourquoi avoir eu recours à l'onirisme ? 

L.A. : En réalité, l'objectif n'était pas forcément de jouer avec les codes. L'idée était plus simple que ça. J'ai fait ce film parce que quand j'ai vu cette histoire, j'ai été obsédé pendant longtemps par cette question : « Qu'est-ce qui peut se passer dans la tête de ce gamin, celui qui porte la tête ? ». Dans le film, ça dure quelques minutes, le personnage descend de la montagne. Mais dans la vraie vie, cela a duré des heures pour que l’enfant rejoigne le hameau où se trouvait sa famille. Pendant plusieurs heures, il était tout seul avec cette tête. Est-ce qu’il s’est arrêté ou non ? On a essayé d'imaginer une réponse à cette question à travers le scénario. 

Je pense que pour toutes les personnes qui vivent le deuil, la perte de quelqu'un, la vie n'est plus concrète dans les premières heures ou dans les premiers jours qui suivent. On est dans un état second, comme dans une espèce de flottement. On a l'impression que la personne est encore vivante. On l’entend, on la voit parfois, sans être fou. Vous êtes saisi parfois par une image. Vous rentrez dans la cuisine et vous avez l'impression que la personne est là. Pour moi, physiquement, cet état existe. J'ai parlé avec un tas de gens qui m'ont dit que parfois, les choses s’estompent. Du coup, on ne se souvient même plus de la voix des disparus. 

Comme le film se situe dans les premières 48 heures après le choc subi par l’enfant, c'est une tentative d'essayer de répondre à cette question de l'immersion dans sa tête, de savoir quelle ressource il va mettre en place pour survivre et faire face à cette situation. Je me suis autorisé, si vous voulez, à un jeu avec les codes en toute liberté, d'ailleurs, sans essayer de faire un film fantastique.

 

C. : Qu'est-ce qui vous intéresse dans l'idée de filmer la montagne ? C'est un endroit aride, sauvage, dangereux. Vous avez pourtant décidé d'emmener une équipe sur place. 

L.A. : C'était vraiment important pour moi de filmer là-bas. J'ai commencé par aller là où ça s'est passé, là où habitait la famille, et un petit peu dans la montagne, là où ça s'est passé. Je voulais voir quel était l'environnement dans lequel vivait cette famille. Quand vous êtes sur place, vous voyez que la nature est un élément essentiel de la vie de cette communauté. La nature est leur gagne-pain. C’est à la fois très beau et très dur, c’est aussi un endroit de vie joyeux, mais aussi un lieu d’évasion, de rêverie, d'amitié, d’équilibre pour ces adolescents. À un moment, dans le film, ces jeunes disent qu’ils se sont baignés alors qu’ils se sont juste mouillés dans une petite flaque d'eau où ils ont trempé leur tête. Ce lieu de joie va néanmoins se transformer en un lieu de calvaire, un lieu où la violence s'exerce. Ça a rendu le tournage beaucoup plus difficile parce qu'on est allé vraiment tourner dans des endroits très durs d'accès. Il faisait 50 degrés au soleil. Nous, on tournait l'été, on avait des machinistes, des gars de 30 ans, qui tombaient dans les pommes. On consommait des centaines de bouteilles d'eau chaque jour. Pour amener le matériel dans la montagne, on avait une très grosse équipe, des dizaines d’ouvriers. Ça a été un tournage très très dur, mais en même temps c'était extraordinaire parce qu'au bout de quelques jours de cette vie où on se levait à l'aube pour aller dans la montagne, on était complètement coupé du reste de notre vie ordinaire et tout d'un coup, même l'imaginaire se mettait à fonctionner différemment. La nature est devenue un élément essentiel pour nous, organiquement. Si on avait transposé l'histoire dans une nature plus cool, plus facile à filmer, cela n'aurait pas donné le même film. C'était important pour moi de chercher une espèce d'authenticité pour ce film.

 

C. : Comment avez-vous choisi les 3 enfants qui jouent dans Les Enfants rouges ? 

L.A. : Je les ai choisis suite à un très long casting qui a pris plusieurs mois, presque un an de travail. J’ai choisi d’aller dans le monde rural, dans les milieux déscolarisés. J’ai mis en place des ateliers de 20 enfants à la fois pour les former, pendant les vacances scolaires et les week-ends. Je les faisais travailler pendant 7 heures, car je savais que les conditions de travail seraient dures. Par élimination, j’ai choisi les 3 comédiens, mais aussi un petit groupe qui joue au foot dans le film. Une fois que le dialogue était écrit en tunisien, j’ai beaucoup travaillé avec eux le dialecte. L’heureux hasard était qu’ils parlaient ce dialecte, ils venaient de quelques kilomètres de distance. Et puis, il y a eu un travail autour du dialogue avec les autres comédiens. Ça a donné une dimension de vérité et d’éthique et qui n’est pas souvent valorisée au cinéma.

 

C. : Votre société de production s’appelle APA (Artistes Producteurs Associés). Pour vous, le métier de producteur est proche de celui de l’artiste  ? 

L. A. : D’une certaine manière, oui. L’APA, c’est un collectif que j’ai créé avec Anissa Daoud qui est, par ailleurs, une actrice assez connue en Tunisie. Il regroupe des producteurs, des réalisateurs, des acteurs. Ce collectif produit du théâtre, du cinéma, de la musique … On arrive à faire des choses avec des moyens dérisoires.  Pour ce film, on savait qu’on allait tourner dans une région montagneuse. Le problème, c’est que tout le monde est à Tunis. On a 25 écrans pour 12 millions d’habitants. En sortant du Grand Tunis, il n’y a pas d’écran. C’est pareil pour les techniciens. Pendant un an, on a formé des jeunes à des métiers du cinéma, comme des machinistes. On a créé du boulot pour les gens, on a embauché 45 personnes, dont 25 femmes qui ont produit 8 000 repas. On a monté une équipe énorme, on a formé les gens. Beaucoup d’entre eux travaillent désormais dans le cinéma.

 

C. : Comment se porte le cinéma tunisien ? 

L.A. : Les premières générations qui ont maintenant 75-80 ans étaient vraiment dans un travail introspectif, autographique. Ils sont les enfants de l’indépendance, ils ont fait des études de cinéma ou de théâtre à Paris ou à Londres. Leur écriture était assez proche. Après la révolution, après 2011, il y a eu différentes écritures, les auteurs se sont distingués selon les formes d'écriture. Il y a beaucoup plus de femmes, même s’il y en a toujours eu. Aujourd’hui, il y a quelque chose qui bouge, les gens trouvent leur identité, leur personnalité.

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