Maja-Ajmia Yde Zellama, scénariste et réalisatrice bruxelloise d’origine danoise et tunisienne, s’est tournée vers le cinéma après des études de communication et un court-métrage personnel qui a inspiré son premier long. Têtes brûlées explore le deuil et la famille avec authenticité, mettant en scène des personnages nord-africains et musulmans dans toute leur complexité, loin des clichés habituels. Rencontre sincère avec une réalisatrice à suivre.
Maja-Ajmia Yde Zellama, réalisatrice de Têtes brûlées
Cinergie: Parlez-nous de vous. Comment êtes-vous arrivée au cinéma ?
Maja-Ajmia Yde Zellama: Je suis scénariste et réalisatrice, d’origine danoise et tunisienne, née et élevée à Bruxelles. Je n’ai pas grandi avec l’idée de faire du cinéma ; j’aimais raconter des histoires sous plusieurs formes. Après des études de communication, je me suis finalement tournée vers le cinéma en intégrant Sint Lucas. J’ai réalisé un court-métrage personnel en dehors de l’école, sans financement. Ce film a été déterminant, car c’est grâce à lui que j’ai pu développer mon premier long-métrage. C’était une expérience immersive du deuil, très épurée : un huis clos, sans intrigue, où une jeune fille partage un moment avec les amis de son frère défunt. Le long-métrage, lui, construit une véritable fiction autour de la famille et du deuil.
C.: Vous avez aussi cofondé l’association Bledarte. De quoi s’agissait-il ?
M.-A. Y. Z.: Bledarte a été une part majeure de ma vie pendant sept ans. C’était un collectif devenu ASBL, créé par des femmes issues de l’immigration. Nous menions des projets d’émancipation via l’art, la culture et la nightlife : ateliers, festivals, écriture, conférences, etc. Cela n’existe plus aujourd’hui, faute de moyens et de temps, mais l’associatif reste essentiel dans ma vie.
C.: Têtes brûlées, pourquoi ce film ? Qu’est-ce que vous vouliez raconter, pourquoi avez-vous voulu le réaliser ?
M.-A. Y. Z.: Pour être totalement honnête, ce que j’ai voulu faire c’était mon court-métrage. Quand je l’ai terminé, pour moi, c’était fini. Puis Nabil Ben Yadir l’a vu et m’a proposé de le développer en long-métrage. Forcément, quand un producteur vous fait cette proposition, vous réfléchissez différemment. Je me suis alors dit que c’était totalement logique : ce devait être mon premier long-métrage. Mais je n’étais pas prête à me l’avouer, car c’est en grande partie une histoire autobiographique, et c’est assez lourd à porter.
De plus, il y avait plein de raisons qui me poussaient à raconter cette histoire, notamment une question de représentation. Il était très important pour moi de montrer, à travers mon cinéma, des hommes nord-africains et musulmans sous un prisme de tendresse, de vulnérabilité, de réalisme et de complexité. Parce que c’est ce qui manque le plus au cinéma. On parle beaucoup de clichés, mais le problème n’est pas d’avoir des personnages arabes qui sont dealers ou terroristes : ce qui manque, c’est de la complexité. Avec ce film, en mettant en scène cette famille, je voulais enfin représenter une communauté que j’ai très rarement vue représentée de manière juste au cinéma.
C.: Il existe différentes manières de traiter la perte d’un proche. Vous avez choisi de montrer le rituel du deuil. Pourquoi ce choix ? Parce que c’est le moment où l’on est le plus fragile ?
M.-A. Y. Z.: Le rituel dans le deuil, certes, c’est le moment où l’on est le plus fragile, mais je pense aussi que c’est celui où l’on est le plus fort. On est dans une survie tellement intense qu’on est obligé de rester digne et fort pour que tout ne s’effondre pas. Adolescente, ce sont des moments qui m’ont beaucoup marquée. Le rituel donne un cadre, et c’est réconfortant d’avoir un cadre à un moment où la vie semble ne pas fonctionner comme elle devrait. Et puis, il y a un aspect esthétique et de mise en scène : les jours qui suivent la mort d’un proche sont tellement uniques, hors du temps. C’est exactement cela que j’avais besoin de figer avec des images.
C.: Comment avez-vous trouvé la jeune actrice, Safa Gharbaoui, qui porte littéralement le film?
M.-A. Y. Z.: Le casting a été très long. Nous avions des critères précis : bilingue, à l’aise avec le corps, pas trop adolescente, mais pas enfant non plus. Avec ma directrice de casting, Marie Mc Court, nous avons cherché partout : dans des milieux mixtes, pas trop féminins, par exemple dans des clubs de boxe, d’arts martiaux ou de football. Et finalement, c’est sur les réseaux sociaux qu’elle nous a trouvées. Le déclic est venu lors du casting de groupe : elle était totalement à l’aise avec eux, comme si elle était avec ses grands frères. Elle ne se préoccupait pas de leur regard. Elle avait 11 ans à l’époque, elle était plutôt enfant, mais déjà très libre, intelligente et mature. Je savais que je devais pouvoir communiquer facilement avec elle pour la diriger, et le fait de ne pas avoir besoin de l’infantiliser m’a beaucoup aidée.
C.: Beaucoup d’acteurs du film ne sont pas professionnels. Pourquoi ce choix ?
M.-A. Y. Z.: Par nécessité, car en Belgique, peu d’acteurs nord-africains correspondent aux rôles. Parmi les cinq acteurs qui jouent le grand frère et ses amis, il y avait un comédien amateur ayant suivi un cours de théâtre chez Bledarte, un acteur professionnel — Mounir Amamra — et les trois autres n’avaient jamais été devant une caméra. C’était un vrai défi. Nous avons surtout travaillé sur la connexion au sein du groupe. Beaucoup d’exercices de team building. On a fait des choses qui n’avaient rien à voir avec le film : on a suivi des cours de karaté ensemble, on a joué au foot, on est allé manger, on a fait des jeux de société… enfin, plein de choses qui n’ont rien à voir ni avec le film ni avec ses thématiques. Mais tout cela avait pour but de créer un véritable lien et de la mettre à l’aise, surtout qu’il y avait la question du corps et du toucher. Il fallait que ce soit spontané et naturel, et qu’elle se sente libre d’aller vers eux. Très vite, j’ai vu qu’elle se dirigeait vers eux, qu’elle allait dans leurs bras… il y avait vraiment un truc. Avec certains d’entre eux, elle était tellement à l’aise que je me suis dit : « OK, c’est ça qu’on doit viser ». À partir du moment où le toucher devient naturel, ça crée une vraie connexion.
Ensuite, nous avons beaucoup travaillé sur leurs personnages. Pour moi, c’était ça le plus important : ce n’était pas le dialogue, mais la backstory de chacun de leurs personnages. Même si cela ne se voit pas dans le film et que ce n’est pas important pour le spectateur, pour les acteurs, surtout lorsqu’ils sont non professionnels, c’est essentiel.
Il était très important de savoir quelle était leur histoire : de quel type de famille ils viennent, leur parcours scolaire, leur rapport à la santé mentale, leur rapport à la foi ou à la religion. Ce sont des sujets très subtils dans le film, mais ils sont présents, et cela les a beaucoup nourris pour comprendre les relations entre eux. On a aussi fait beaucoup d’exercices où l’on se parlait à cœur ouvert, parce que je pars du principe que, pour un film aussi intimiste, si l’on n’est pas prêt à être vulnérable entre nous et à s’ouvrir, il y a quelque chose qu’on ne peut pas transmettre devant la caméra.
Et on a beaucoup dansé aussi ! C’est en fait ce qu’on a fait le plus. Même s’ils ne voulaient pas danser au début, danser permettait aussi de se détacher complètement du regard des autres.
C.: Vous révélez la cause du décès sans en faire un enjeu narratif. Pourquoi ?
M.-A. Y. Z.: Parce que je voulais un film intimiste, centré sur les émotions d’Eya, pas sur une intrigue autour de la mort. J’ai évoqué la cause brièvement, car l’éviter totalement était impossible, mais je ne voulais pas nourrir cette curiosité souvent malsaine.
C.: Est-ce que vous avez été assistée dans l'écriture du film?
M.-A. Y. Z.: La seule personne qui a vraiment lu mon scénario et m’a fait des retours durant l’écriture, c’est Nabil Ben Yadir. Il m’a été d’une très grande aide, et de manière très radicale. Cela m’a énormément aidée, surtout pour un premier long métrage. Au début, ça partait un peu dans tous les sens. On est tellement heureuse de pouvoir enfin raconter quelque chose que l’on a envie de raconter qu’on finit par raconter mille histoires en même temps. Et c’est vraiment lui qui m’a aidé à me recentrer sur l’essentiel. C’est quelque chose que j’apprécie particulièrement dans mon film : j’ai réussi à faire quelque chose de très simple. Au final, le thème est clair et on s’y accroche. Pour moi, il était important de ne pas trop m’éparpiller.
C.: D’où vient le titre du film?
M.-A. Y. Z.: C’était d’abord un titre de travail. Je l’avais choisi pour moi, parce que c’est le titre d’une de mes chansons préférées du groupe de rap français Lunatic. Au fil du temps, je me suis rendu compte que le titre faisait écho à plein de choses. Déjà, rien que l’expression tête brûlée évoque la fougue, la jeunesse… Mais ça renvoie aussi à ce sentiment d’avoir la tête brûlée, quand le deuil est tellement douloureux intérieurement qu’il devient presque physique.
C.: Ce qui m’a intriguée et touchée dans votre film, c’est cette relation entre elle et les amis de son frère. Est-ce qu’au-delà de l’envie de montrer une façon de faire son deuil, il y avait aussi une volonté de votre part de montrer cette mixité entre elle et les garçons ? Que cette relation naturelle peut aussi exister entre garçons et filles ?
M.-A. Y. Z.: Au départ, il n’y avait pas une volonté consciente de montrer une certaine mixité entre elle, la seule fille, entourée de garçons. C’était calqué sur mon expérience personnelle. Je ne me suis pas dit : « Ah, j’ai envie de montrer ça ». C’était plutôt : « C’est naturel, j’ai envie de parler de ce que je connais, c’est une partie de ma vie ». Le fait d’être la seule fille de ma famille a beaucoup formé mon identité. J’ai grandi dans un milieu très masculin, où j’étais souvent un peu la mascotte, au centre de l’attention. Et j’étais souvent la plus jeune, ce qui a beaucoup joué aussi. C’était tellement agréable de grandir dans ces conditions que j’avais envie d’écrire là-dessus, de recréer cette dynamique à l’écran. Ce n’est qu’après que j’ai pu voir une lecture sur la question du genre. Mais ce n’était pas ma motivation première ; tout est venu de manière spontanée et naturelle.
C.: Au moment où vous écriviez l’histoire, vous n’avez pas travaillé dans cette idée de mixité ou du genre ?
M.-A. Y. Z.: Honnêtement, même durant l’écriture, ce n’était pas quelque chose que j’avais en tête. J’étais surtout concentrée sur les émotions et les sentiments que j’avais vécus, sur des souvenirs de scènes. Je n’ai pas poussé l’écriture avec la question du genre en tête. Peut-être que c’était présent de manière inconsciente, mais en tout cas, cette dimension s’est imposée naturellement, sans intention délibérée.
C.: Il y a le personnage du père aussi, qui est fondamental dans sa relation très tendre avec sa fille.
M.-A. Y. Z.: Le personnage du père, c'est vraiment particulier, parce que, au départ, je l'avais écrit un peu plus dur. Je ne voulais pas qu'il ressemble à mon vrai papa ; je voulais prendre de la distance avec la réalité. Je me suis dit : « Moi, j'ai un papa super doué et sensible, alors je vais le rendre un peu plus dur, comme ça, je prends du recul par rapport au réel. » Mais finalement, c'est mon vrai papa qui joue le père dans le film. Et du coup, il est tellement lui-même qu'il n'arrivait pas à être strict. Il a ajouté sa propre personnalité, sa douceur et sa sensibilité. Au final, je suis super contente.
C.: Comment avez-vous constitué votre équipe ?
M.-A. Y. Z.: La question de l'équipe est très importante, parce que, n'ayant pas vraiment d'expérience, je ne savais pas non plus avec qui travailler. Beaucoup de réalisateurs ont déjà leurs amis ou une équipe fixe. Pour moi, ce n'était pas le cas. J'ai donc beaucoup fait confiance à mes producteurs. Moi, je rencontrais ces personnes et voyais si ça passait humainement et professionnellement. Par contre, le directeur de la photographie, Grimm Vanderkerckhove, c'est moi qui l'ai choisi dès le début, parce que j'adore les films de Bas Devos. Il a réalisé la plupart de ses films. Même si ce n'est pas exactement le style que je fais, je trouvais qu'il avait une douceur et une manière particulière de filmer. J'avais aussi très peur de travailler avec un directeur photo qui prendrait trop de place. C'était l'une de mes plus grandes craintes : ne pas réussir à m'imposer. Mais dès que j'ai rencontré Grimm, j'ai su que c'était la personne parfaite pour travailler en binôme. Et ça a vraiment été un vrai travail d'équipe. Je suis super contente de ce qu'il a fait sur mon film et surtout de la manière dont nous avons collaboré.
C.: Que voudriez-vous changer sur votre prochain tournage ?
M.-A. Y. Z.: En tant qu’expérience, ce tournage m’a énormément enrichie, mais il m’a aussi appris beaucoup de choses que je ferai différemment la prochaine fois. La confiance en soi est un enjeu majeur lorsqu’on est sur un plateau pour la première fois, surtout quand on est l’une des plus jeunes et que le film nous appartient. J’ai consacré énormément d’énergie à ces questions d’estime personnelle, parfois au détriment de mon sommeil, en m’inquiétant de la manière dont les gens s’entendaient entre eux, etc. J’ai compris qu’il fallait lâcher prise. Considérer le tournage comme un travail m’a aidée à relativiser et à accepter que tout ne repose pas sur moi. Je souhaite également avoir plus de temps pour tourner et répéter, et je limiterai probablement le nombre de personnages à l’avenir, car gérer une grande distribution s’avère très complexe.









