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Manneken Pis and Love : Belgium Magnified 

Publié le 08/11/2017 par Grégory Cavinato / Catégorie: Entrevue

Rétrospective du cinéma belge au 12e Festival CINEMATIK, à Piešťany, Slovaquie.

 

« La Belgique n’a aucun sens. La Belgique est absurde. La Belgique est incompréhensible. La Belgique est trop petite pour être si divisée et pourtant… elle l’est ! Mais tout ça n’a pas vraiment d’importance car c’est dans son manque ou sa recherche d’identité que le cinéma belge, flamand ou francophone, se construit, film par film. De toute façon, comme le disaient nos humoristes : "La Belgique est un plaisir et doit le rester". »

Voici en quelques mots l’introduction qui fut faite au public du Festival CINEMATIK, confronté pendant six jours à une rétrospective de notre cinématographie nationale intitulée malicieusement « Manneken Pis and Love : Belgium Magnified ». Au menu : l’intégrale (courts-métrages inclus) des Frères Dardenne (qui ont envoyé un message vidéo de remerciement), une masterclass et une rétrospective de l’œuvre de Fabrice Du Welz, ainsi que onze films récents (francophones ou flamands) introduits sur place par l’auteur de ces lignes.

Ce fut l’occasion de découvrir (en avant-première européenne) le nouveau délire psychédélique du tandem Hélène Cattet / Bruno Forzani. Moins hermétique et beaucoup plus ludique que leurs précédents films (Amer et L’Etrange Couleur des Larmes de ton Corps), Laissez Bronzer les Cadavres fit l’effet d’une bombe sur un public hypnotisé qui avait parfois du mal à croire ce qu’il voyait ! Ce merveilleux exercice de style réussit là où échouaient les précédents, en proposant un patchwork presque parfait d’éléments empruntant au cinéma populaire italien des glorieuses années 60/70 (le giallo, le western, le film érotique) afin de créer une rêverie pop d’une folie de tous les instants. Long jeu de cache-cache mortel dans une forteresse abandonnée, Laissez Bronzer penche vers l’abstraction et chaque chapitre est un prétexte à l’expérimentation (sur la notion de temps comme sur le traitement de l’image). C’est donc un déluge hallucinant de visions fantasmatiques, érotiques, violentes et iconiques en diable qui assaille nos rétines. Du jamais vu à l’écran, ce feu d’artifice psychédélique aussi jouissif que déroutant, laisse le spectateur épuisé mais heureux !

Cattet et Forzani font évidemment figure d’exception au sein de notre cinématographie, voire au sein du cinéma tout court. Quelques (bons) films plus classiques furent donc présentés, commentés et remis dans leur contexte : le drame familial aux accents surréalistes D’Ardennen (de Robin Pront), le polar politique Dode Hoek (de Nabil Ben Yadir), les drames Belgica (de Felix Van Groeningen) et L’Economie du Couple (de Joachim Lafosse), l’oppressant huis-clos familial Préjudice (d’Antoine Cuypers), le déroutant Waste Land (de Pieter Van Hees), l’émouvant Melody (de Bernard Bellefroid), l’enivrant Saint Amour (du tandem Kervern / Delépine), le burlesque Paris Pieds Nus (de Dominique Abel et Fiona Gordon qui, absents, avaient envoyé en renfort un de leurs acteurs fétiches, l’hilarant Philippe Martz, clown de profession…) et surtout l’hilarant slasher gore Cub (Welp en v.o.), en présence de son sympathique réalisateur Jonas Govaerts qui s’est livré à l’exercice du Q&A.

Interrogé longuement par Tereza Moravcovà, représentante de la délégation Wallonie-Bruxelles à Prague sur la santé et le fonctionnement du cinéma belge, dans le cadre d’une thèse portant sur le cinéma belge, l’auteur de ces lignes eut bien du mal à tirer des conclusions définitives à la hâte, à établir des généralités, exercice qui semble ne pas concerner notre cinéma. Mais s’il est bien une chose qui a véritablement choqué le public slovaque, c’est cette division nationale dont le spectre, mine de rien, plane sur grand nombre de nos œuvres (au noir).
Dode Hoek de Nabil Ben YadirDans
Dode Hoek, un policier flamand demande « Quelle est la différence entre un wallon et un junkie ? » Réponse : « Le junkie, lui, a une chance de s’en sortir ! » Dans la salle, ce sont des rires jaunes qui fusaient, gênés, comme si la simple idée d’une telle division linguistique au sein d’un même pays leur semblait impensable. La vérité, nous le savons, c’est qu’avec le temps, nous avons appris à rire de nous-même, à accepter l’absurdité de la situation au point où on ne la remarque pratiquement plus. Mais vu de l’extérieur, notre éternel imbroglio linguistique inquiète, offusque, étonne. Combien de temps un pays digne de ce nom peut-il tenir comme ça ? On l’ignore, mais en bons opportunistes, disons que tant que la situation enrichit notre culture, nous n’allons pas nous en plaindre… En conclusion de cette semaine, une seule constatation : à la question « Qu’est-ce que le cinéma belge (une fois) ? », le public slovaque (nombreux et très réceptif) n’était pas plus avancé, conséquence heureuse de la grande variété de genres abordés par nos artistes !

Après le départ de Jonas Govaerts, c’est le turbulent Fabrice Du Welz qui a assuré le spectacle avec son énergie communicative. En sortant de la projection d’Alléluia, œuvre romantique, violente et foisonnante découverte par un public sous le charme, Fabrice nous a confié « j’ai l’impression que ça les a mis K.O. »… Un tel cinéaste méritait bien une masterclass, en forme d’une longue interview-carrière, qui fut menée de main de maître par Rastislav Steranka (« Rasto » pour les intimes), principal programmateur de CINEMATIK et grand passionné devant l’éternel de films de genre.

Rastislav Steranka : Quel a été le tournant dans ta vie qui a fait que tu t’es lancé dans le cinéma ? Beaucoup d’artistes disent souvent « tel film a changé ma vie »…
Fabrice Du Welz :
Je regardais déjà beaucoup de films et puis j’ai découvert Massacre à la tronçonneuse, de Tobe Hooper. Pour moi, c’était comparable à la découverte de Dostoïevski. C’était l’ouverture vers un nouveau monde, un monde dont on ressent toutes les textures ! Je me suis rendu compte que le cinéma pouvait être de l’art ! De plus, c’est un film qui me permettait d’établir des connections, notamment avec le cinéma d’Hitchcock, Psychose en particulier. Dès lors, je suis tombé amoureux d’Hitchcock. Et Hitchcock a influencé bon nombre de grands réalisateurs comme Friedkin, De Palma ou Buñuel. Quand je rentrais chez mes parents le week-end, ma mère m’autorisait à louer des films en VHS et le plus souvent, c’était la section « horreur » qui m’attirait. À cause des jaquettes qui étaient fascinantes, avec des monstres et des femmes sublimes recouvertes de sang... C’est ainsi que j’ai découvert les films de Dario Argento. Le manager du vidéoclub m’a dit un jour : « Tu dois absolument voir Massacre à la tronçonneuse ». À la fin du film, je tremblais ! C’est un film unique qui propose plusieurs niveaux de lecture, qui démontre qu’on peut repousser les limites, qu’on peut explorer d’autres dimensions. Massacre à la tronçonneuse pourrait être un film de Buñuel parce qu’on y retrouve le même humour mordant.

R. S. : En 1999, tu as réalisé ton premier court-métrage,  Quand on est Amoureux, c’est Merveilleux ! 
F. D. W. : C’était une étape très importante pour moi. C’était mon premier vrai « film » sur pellicule et à l’époque j’étais complétement vierge dans le milieu. Nous n’avions aucune idée de comment pouvait se dérouler un tournage professionnel. J’avais un très bon ami à Canal +, Benoît Debie, qui est devenu par la suite un directeur de la photographie reconnu mondialement puisqu’il a travaillé notamment avec Gaspar Noé, Harmony Korine, Lucile Hadzihalilovic, Albert Dupontel et Wim Wenders… Ce court-métrage était très provoc’, c’était donc très surprenant pour nous de recevoir des subsides du gouvernement. Nous l’avons filmé en Super 16, qui est toujours mon format favori. J’ai demandé à Benoît de regarder Massacre à la tronçonneuse et les films d’Argento. C’est un film sur lequel nous avons pu beaucoup expérimenter et repousser les limites. Ça a été une révélation pour nous deux. Après ça, j’ai voulu passer au long, et ça a été une très longue traversée du désert avant d’arriver à Calvaire ! Il nous a fallu 5 ans pour réunir le budget.

R. S. : Dès ton premier court-métrage, un thème de prédilection se dégage : l’amour fou, inconditionnel, sans limites. Qu’est-ce qui fait que tu es attiré par ce thème de l’amour fou, dans toute sa complexité ?
F. D. W. 
: Ce n’est qu’avec le recul que je me rends compte que je reviens toujours au même sujet. Je ne sais pas pourquoi, c’est un mystère pour moi, en toute honnêteté. Je suppose que c’est parce que ça fait partie de notre condition : aimer et être aimé en retour. Et la plupart du temps, c’est complétement fou ! C’est donc un sujet passionnant, irrésistible, que l’on peut aborder avec beaucoup d’humour et d’émotion. C’est également un sujet très cinématographique.

R. S. : Tes films ont toujours ce côté très physique, viscéral…
F. D. W. : Je suis moi-même quelqu’un de très physique, d’intense, de très engagé, de passionné dans tout ce que j’entreprends. Mais dans mes films, c’est encore pire, je repousse les limites. Pour mes acteurs et mon équipe, c’est terriblement fatiguant de travailler avec moi ! Mais attention, ils aiment ça ! Ce sont souvent de très belles collaborations, mais c’est exténuant parce que je suis très exigeant ! Mes tournages sont très gais, on s’amuse beaucoup, à l’exception des films de commande que j’ai pu faire comme Colt 45 et A Message from the King. Sur ces films, je ne suis qu’un « réalisateur à louer ». Sur ces projets très ancrés dans le système, les acteurs n’ont vraiment plus l’habitude de travailler de cette manière. Mais c’est ma seule manière de tourner : intensément ! Je parle beaucoup, je bouge beaucoup, je ne tiens pas en place, je touche les acteurs, je les pousse, je change les lumières, je ne m’assois jamais, je suis toujours en mouvement… un peu comme un peintre. Pour les acteurs, c’est un peu déroutant au début mais ils s’y habituent et me font confiance. Notamment parce qu’ils peuvent voir comment ils évoluent en regardant les rushes. Ils se rendent compte qu’ils sont bien meilleurs quand on les pousse au cul ! Je me suis rendu compte sur mes tournages que les films n’étaient pas simplement des films, c’est une façon de vivre ! C’est quelque chose d’existentiel pour moi, un besoin : sans le cinéma, je ne supporterais pas de vivre ! Sans ça… À quoi bon ? C’est presque une addiction et je constate ça chez beaucoup de réalisateurs : la préparation et le tournage d’un film sont des expériences tellement intenses qu’on a l’impression de VIVRE ! Sur un tournage, tu as le droit d’être passionné, de tomber amoureux, tu te sens vivant ! Et quand ça se termine, c’est toujours très difficile d’affronter la vie de tous les jours. La fin d’un tournage, c’est une sorte de petite mort. C’est quelque chose qui est très bien illustré dans La Nuit Américaine de François Truffaut : l’intensité de la vie lors d’un tournage. C’est presque une maladie parce qu’après, il faut réapprendre à vivre au quotidien, particulièrement quand tu as des enfants, des amis, une famille, etc. Je ne peux jamais refuser un tournage parce que ça m’emmène vers un état d’esprit alternatif, une réalité alternative.

R.S. : Tu utilises les codes du film de genre dans tes films qui ressemblent souvent à des contes de fée très étranges…
F. D. W. : Je me considère comme un réalisateur un peu sur le fil entre film de genre et film d’auteur. En Europe francophone, l’influence de Maurice Pialat est très forte, notamment pour son intensité. Mais malheureusement, aujourd’hui, tout doit être « réaliste ». Personnellement, j’ai beaucoup de mal avec ce cinéma-là. Je déteste le réalisme au cinéma, ça ne m’intéresse absolument pas. D’ailleurs, je ne considère pas Pialat comme un réaliste. C’est plutôt quelqu’un qui transcende la réalité, comme les Frères Dardenne dans certains de leurs films. Parfois, leur hyperréalisme transcende le réalisme, atteint une autre perception, comme en peinture. Se contenter d’être simplement réaliste est quelque chose de très ennuyeux pour moi et ça ne donne rien de très bon au cinéma. Les films d’horreur sont mon premier amour. Mais pour être honnête, je ne suis plus très attiré par le cinéma d’horreur actuel, parce que c’est devenu un genre très cynique, comme on le voit avec les films Blumhouse, misogynes, répétitifs. Mais quand tu es ado et que tu découvres les meilleurs films de David Cronenberg ou de John Carpenter, tu découvres des œuvres remarquablement intelligentes, qui parlent de la société et du monde dans lequel on vit. Ce sont également des films très poétiques. Il y a donc dans mes films une sorte de confrontation entre leur aspect réaliste et leur aspect conte de fée.
Alleluia de Fabrice Du WelzJ’ai réalisé
Alléluia il y a quatre ans, et avec le recul, je me rends compte à quel point le dernier acte est complétement différent, dans un tout autre registre que le premier acte, esthétiquement mais aussi au niveau du ton. C’était voulu, mais je me rends compte du plaisir que j’ai eu à tourner ce dernier acte. Quoi qu’il en soit, je ne peux pas renier mes premières amours et de toute façon, mes films sont toujours en évolution. Il m’est toujours plus facile d’être « confus par la réalité ». Il y a plusieurs façons d’envisager la réalité, notamment avec des thèmes comme l’obsession. L’esprit peut prévaloir sur la réalité. La réalité n’est qu’un point de départ, on peut la déformer, la transformer, la façonner… C’est l’objectif d’un artiste ! Je ne veux pas avoir l’air pompeux quand je dis ça ! Je suis avant tout un cinéphile, obsédé par les films des autres, par la littérature, par la peinture, etc. Mon objectif, ma quête en tant que cinéphile, lecteur ou amateur d’art en général, c’est de me confronter à la vision de l’auteur, de celui qui transcende la réalité, qui peut me donner un aperçu de la folie et d’autres émotions diverses, qui réussit à atteindre un idéal poétique.

R.S. : Tes films véhiculent beaucoup d’émotions contradictoires : ils peuvent d’une part faire sourire et inspirer, d’une autre part horrifier et susciter le rejet…
F. D. W. : Mes films ne sont pas plaisants. Ce ne sont pas des films « faciles » qui prennent le spectateur par la main pour leur faire un câlin. C’est parfois problématique pour moi parce que quand tu fais un film, que tu mets toutes tes tripes dans un projet, tu as envie que tout le monde l’aime. Je suis donc partagé sur ce sujet : parfois j’ai envie que les spectateurs aiment mes films et parfois je suis complétement satisfait lorsqu’ils les détestent ! C’est mon côté schizophrène.

R.S. : Tes personnages évoluent souvent dans une structure très restrictive. Par exemple, dans Alléluia, on s’identifie d’abord à Gloria (Lola Dueñas) qui est seule et sans amour. Puis elle rencontre Michel (Laurent Lucas) qui est un homme dangereux mais petit à petit, les rôles s’inversent : elle devient complétement folle et on se rend compte qu’il pourrait changer et devenir un bon père de famille. C’est pareil dans Calvaire et Vinyan : on perd souvent la connexion initiale que l’on a vis-à-vis de ces personnages qui plongent dans la folie… Est-ce que ces retournements sont intentionnels ?
F. D. W. :
Oui, j’aime beaucoup ça parce que je ne pense pas que nous sommes faits d’une pièce. Nous évoluons. Particulièrement dans les histoires d’amour ! J’ai souvent cette impression qu’une histoire d’amour est le début du fascisme ! Dans un couple, il y a toujours une personne qui va essayer d’imposer sa vision à son partenaire. C’est dans notre nature : nous évoluons en permanence. Chez Dostoïevski, un même personnage s’avère totalement différent d’un chapitre à l’autre. Tous les codes de la dramaturgie évoluent. Un archétype pour moi est ennuyeux parce que je suis obsédé par la nature humaine et, modestement, j’essaie de grandir, de me comprendre et de comprendre les autres. Parfois, ma nature et mon instinct ne sont pas en équilibre et je dois donc combattre mes instincts. Nous sommes tous comme ça. C’est pour ça que Gloria est adorable dans une scène et une vraie folle furieuse dans une autre !

R.S. : Tu privilégies la pellicule, pas le numérique. Calvaire, Vinyan et Alléluia ont tous été filmés en Super 16. Or, le format digital est moins cher…
Viniyan de Fabrice du WelzF. D. W. : Légèrement moins cher, en fait. Je pense surtout que nous devenons de plus en plus paresseux ! Avec les films, tu peux préserver les bobines, les conserver dans les cinémathèques, c’est du concret ! Mais que vont devenir tous ces putains de DCP ? Ces films sont moches et impossibles à restaurer… J’ai tourné mon dernier film A Message From the King à Los Angeles et j’ai réussi à imposer un tournage en 35 mm. Il y a tellement de grands techniciens à Hollywood ! Pourtant, j’ai eu énormément de problèmes en tournant en 35 mm parce que le chef électricien et le premier assistant caméra étaient nuls ! Je ferais une analogie avec une cathédrale : plus personne aujourd’hui ne serait capable de construire une cathédrale parce qu’on a complétement perdu le savoir-faire. Idem avec la pellicule ! C’est regrettable parce que la pellicule fait partie de la magie, de l'alchimie du cinéma : on doit « sentir » la scène, faire confiance à son intuition. Le digital, par contre, est d’une précision parfaite. C’est terriblement ennuyeux parce qu’il n’y a plus cette excitation quand on découvre enfin ce qu’on a filmé. Le cinéma est devenu plat, trop propre. Avec le digital, il n’y a plus de magie, plus d’excitation, on perd les textures ! J’aime que le cinéma fasse appel à tous mes sens. Même l’odorat ! J’adore être transporté dans des univers qui ont une saveur. J’aime qu’on sente la sueur et le sang !

Propos recueillis par Rastislav Steranka,

traduits de l’anglais et retranscrits par Grégory Cavinato

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