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L'Economie du couple de Joachim Lafosse

Publié le 13/01/2017 par Fred Arends / Catégorie: Critique

L'Amour en faillite

Marie et Boris, parents de jumelles d'une dizaine d'années, sont en cours de séparation. Déchirés par leur histoire finissante, ils refusent l'un et l'autre de se séparer physiquement, l'appartement constituant un bien commun dont ils ne veulent pas faire « cadeau ». La cohabitation forcée mais consentie servira les règlements de comptes d'une histoire d'amour en phase terminale.

L'Economie du couple  de Joachim Lafosse

 

Si les Chevaliers blancs l'an dernier permettait à Joachim Lafosse d'élargir sa réflexion sur la famille et d'injecter du politique dans son cinéma, ce nouveau film retourne en force dans l'intimité d'un couple tout en conservant cette intrusion politique. Mais l'économie qu'il filme n'est déjà plus celle d'un couple mais celle d'une séparation dont la dynamique mortifère ne fait qu'intensifier les rapports vénaux qui semblent désormais gouverner. On ne saura jamais vraiment ce que cette vie de couple a pu être et pourquoi elle s'achève. C'est bien Boris qui introduit le politique dans le privé par son discours, manichéen et assez injuste, sur une lutte des classes qui se jouerait au niveau de la cellule familiale, le capital incarné par Marie (figure de la bourgeoise, héritière d'un patrimoine) et le travail par Boris (figure du prolétaire dont le travail n'est pas quantifiable). Mais contrairement à Fassbinder, où le rapport d'argent servait des rapports de pouvoir et de domination d'une classe sur l'autre (« Le Droit du plus fort », 1975), l'argent n'est ici que le dernier symptôme d'une maladie incurable. Il contamine dès lors tout le film, du bout de fromage piqué dans le frigo, aux incessantes répétitions du partage de l'appartement en moitié ou en tiers, jusqu'aux tables de multiplications répétées par les gamines. Il devient l'enjeu concret d'un affrontement émotionnel. Et comme pour toute économie, les flux doivent circuler pour que le système fonctionne. Dans le couple Marie-Boris, l'argent ne circule plus. Marie refuse de payer Boris pour des travaux dans la maison familiale qui lui permettrait de se loger ailleurs, Boris oublie d'acheter les chaussures de foot pour l'une de ses filles et ses dettes non payées amènent les créanciers jusqu'au céans du foyer, irruption de la violence physique et du monde extérieur. Enfin, ce couple en faillite marque l'échec des négociations (celles de la mère, celles de l'ami paternel).

Cédric Kahn et Bérénice Bejo

 

Mais cette perspective ne fait pas oublier que ce qui intéresse avant tout le cinéaste est la cartographie d'un couple en crise, exaspéré, à bout. Boris s'accroche, Marie s'excède. La disparition du désir fait place à la haine. La logique, implacable, est celle de l'étouffement et de la promiscuité. Dès lors, la mise en scène du réalisateur s'avère redoutable et crée un sentiment d'oppression continu, une tension permanente et un climat de quasi-terreur. L'ouverture spatiale et géographique de son précédent film fait place ici à un enfermement anxiogène épuisant nerveusement. La quasi-totalité du film se déroule à l'intérieur de l'appartement où la caméra « panote » le plus souvent entre l'espace cuisine, la salle à manger et le salon. La rue n'est jamais accessible, une cour avec une lourde porte métallique en limite l'accès. On passe d'ailleurs beaucoup de temps à fermer des portes durant tout le film. La chambre à coucher des parents, désormais interdite d'entrée à Boris, est filmée de loin, à travers la porte entrouverte mais deviendra le lieu central de deux scènes essentielles ou le père et la mère, chacun leur tour, partagera un moment privilégié avec ses enfants. Cette réussite de la mise en scène est rehaussée par une brillante direction d'acteurs.

 

Bérénice Bejo livre une interprétation intense et nuancée et Cédric Kahn impose son corps viril et son entêtement, entre agacements et attendrissements. Quand aux deux jumelles, elle sont le couple inséparable et pourtant dissemblable, la face lumineuse et sombre d'une cellule familiale, à la fois prison et matière vivante dont la division pourra peut-être permettre, l'éclosion d'une nouvelle histoire. Le constat est malgré tout amer et l'image finale, désespérée.

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