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María Cavalier-Bazan, itinéraire d’une comédienne audacieuse

Publié le 14/03/2025 par Malko Douglas Tolley, Cyril Desmet et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Après avoir voyagé et vécu aux quatre coins du monde depuis l’enfance – de Madagascar à Rio de Janeiro, en passant par la France et le Maroc – María Cavalier-Bazan s’est installée en Belgique, où elle s’est forgé un nom dans le milieu théâtral bruxellois.

Son parcours l’a menée sur des scènes prestigieuses, telles que celles du Théâtre de Poche et du Théâtre des Martyrs, avec des rôles marquants dans Belgium, Best Country d'Edgar Szoc mis en scène par Julie Annen ou encore Don Juan, Visit Now! de Pascal Crochet sans oublier son merveilleux cri : «SANCHOOOO» entendu par plus de 5 000 personnes à La Louvière à l’occasion du spectacle évènement Décrocher la lune mis en scène par Fabrice Murgia. Aujourd’hui, c’est au cinéma que María brille : elle vient de remporter le prix de la meilleure interprétation au Festival Francophone de Namur pour Aimer perdre, le nouveau film des frères Lenny et Harpo Guit.

Cinergie est allé à sa rencontre pour revenir sur cette performance saluée par la critique et pour en savoir plus sur son processus de création, sa vision du métier, et ses futurs projets.

Cinergie : D’où vient votre amour pour le métier de comédienne ?
María Cavalier-Bazan : Du théâtre. C’est le jeu, le jeu, et encore le jeu qui me passionne.

 

C. : Quelle est la grande différence entre jouer dans une salle de théâtre et au cinéma pour vous ? Avez-vous une préférence à ce stade ?

M.C.B. : L’approche et la méthodologie ne sont pas du tout identiques au théâtre et au cinéma. Le théâtre se base beaucoup sur la répétition : on répète toute la journée pour jouer tous les soirs, et on cherche à vivre le moment. L'éphémère est indissociable du théâtre, et la pièce ne reste que dans l’esprit des gens. Au cinéma, c'est l'inverse. On peut mettre pause, on capture une image, puis une autre, et à la fin, on dispose de plein d’images. Ensuite, il y a le montage. La démarche est totalement différente, car ils et elles choisissent ensuite les images qu’elles vont conserver de toi pour raconter une histoire. Et lorsque l’on joue au théâtre, le public est face à toi. Au cinéma, la caméra n’est pas fixe. Dans Aimer perdre dans tous les cas, elle se retrouve à plein d’endroits, et ça change pas mal de choses. En fait il s’agit de jouer, mais chaque support (le film ou la scène) ouvre des possibilités de jeu différent… Et dans tout on cherche le kiff ! 

 

C. : Comment vous êtes-vous rencontrés avec les frères Guit?

M.C.B. : Je suis allé voir Fils de Plouc (2021) au cinéma, et ils tenaient la porte d’entrée, l’un d’eux m’a salué. J’ai trouvé ça vraiment sympa ! Je ne les connaissais pas du tout, car j’ai étudié à Liège et eux à Bruxelles et Louvain. Lenny était à l’IAD en réalisation et montage, et Harpo au Conservatoire de Bruxelles, si je ne me trompe pas. Ils se complètent bien : l’un s’est construit un bon réseau d’amis dans la technique, et l’autre connaît plein d’acteurs et d’actrice. Mais en ce qui me concerne, je les ai rencontrés en me rendant à leur film il y a quelques années. 

 

C. : Avez-vous ensuite passé un casting ou ça s’est fait spontanément à la suite à votre rencontre ?

M.C.B. : Le temps a passé, et Harpo est venu me voir jouer au théâtre quand on jouait Don Juan au Théâtre des Martyrs, avec Pascal Crochet à la mise en scène. C’est d’ailleurs à ce moment-là que j’ai rencontré Stéphanie (une autre comédienne). Après la pièce, Harpo m’a écrit pour me féliciter. Peu de temps après, il m’a dit qu’ils recherchaient une comédienne pour leur prochain film. En réalité, ils cherchaient même plusieurs comédiens et comédiennes. Franchement, au départ, j’étais mitigée. Je ne savais pas à 100 % si je voulais me lancer dans cette aventure. Du coup, ils ont proposé de boire un café pour me parler du projet. Et ça a débuté en douceur comme ça. Ensuite, on a passé le casting avec mon ami Titouan Quittot. C’est lui qui m’a vraiment motivée à le faire, et on y est allés ensemble à ce casting. On a bien rigolé, et tout a commencé à ce moment-là. C’était il y a déjà plus de deux ans, en 2022.

 

C. : Comment s’est passée votre collaboration avec les frères Guit durant le tournage ?

M.C.B. : Après avoir passé le casting, ils m’ont donné le scénario et confirmé qu’ils voulaient travailler avec moi. Ils m’ont demandé de lire le scénario pour en parler ensemble, et être sûre à cent pour cent que j’avais envie de le faire. J’ai proposé d’insérer des blagues ou des anecdotes à certains moments, et ils ont été réceptifs à mes propositions. J’ai aussi essayé d’influencer le tournage en posant quelques conditions (rires), comme une parité hommes-femmes dans les postes techniques, pas seulement dans l’équipe maquillage (qui est très important par ailleurs).

Mais pour être franche, ils étaient déjà dans cette démarche avant même que je le leur demande, et le fait de poser ça en cadre ça met une confiance directe. Et il ne s’agissait pas uniquement de parité de genre : je voulais aussi que le plateau ne soit pas que blanc, qu’il y ait une réflexion aussi, pas seulement au nom de la diversité, mais parce qu’on en a marre de cet état des choses, et qu’on doit les faire changer, et représenter c’est déjà créer de l’imaginaire. Bon et ma dernière condition et requête, c’est plus perso… c’était que mon père ait une petite scène dans le film. Je tenais vraiment à ce qu’il y apparaisse. 

 

C. : Dans quelle scène du film joue votre père ?

M.C.B. : Devinez... Vous n’avez pas trouvé ? C’est le monsieur avec la chemise à petits points dans la scène où on joue au 10.000 avec Ronnie, qui se met à fumer 10.000 clopes. C’est lui qui dit et retenez bien : « Schlok peut ramener sa copine ? ». Cela dit, il y avait plein de têtes connues sur le plateau. Ils ont également retravaillé avec des comédien.nes de leur premier film. Dans ce film, il y a des acteurs et actrices qui n’ont pas de formation également, il y a plein de personnages, des petits des grands des moyens... Le personnage principal du film, c’est Armande Pigeon. C’est elle le fil rouge du film, et c’est moi qui l’incarne (rires). Mais elle croise 100 visages différents dans ce film. Certains jouent un rôle plus important dans la narration, mais c’est l’ensemble de ces personnages qui tissent les liens de cette histoire folle à Bruxelles. 

 

C. : Comme vous nous l’avez expliqué, il était très important et pour vous d’avoir une démarche ouverte et inclusive quant à la composition des équipes. En quoi ce film et son histoire représentent et portent ces valeurs d’inclusion ?

M.C.B. : haha je ne sais pas si le film porte ces valeurs, mais le tournage, la création, la démarche oui ça va vers… Le personnage qu’on va suivre Armande Pigeon. C’est une femme qui vit dans un milieu très précaire, qui passe de manque d’opportunité en opportunité ou plutôt qui se crée des opportunités. Elle trouve des occasions pour dormir, manger, ou faire une activité. Pour elle, la vie est une succession de chose qui viennent et surviennent parfois provoquer parfois c’est malgré elle… Ce n’est pas une héroïne riche ou belle, et elle ne correspond pas aux canons de beauté habituels. Elle n’est pas maquillée, ce qui diffère des standards auxquels on est souvent habitués au cinéma. Il ne s’agit pas de cette actrice principale magnétique comme on le dit souvent du cinéma – du moins, c’est ce que je crois. 

 

C. : Vous avez pourtant réussi à magnétiser le public du FIFF de Namur puisque vous avez obtenu le Bayard de la meilleure interprétation pour votre rôle en plus d’une mention spéciale pour le film par le jury.

Comment qualifiez-vous l’humour du film et des frères Guit?

M.C.B. : Le film est une comédie, mais il y a tellement de choses dures qui sont abordées. L’idée, c’est de faire rire et de faire rire sans se moquer. On essaie de prendre une situation et de la rendre drôle. Ils m’ont vraiment fascinée par cette capacité de faire chaque jour des centaines de tentatives de blagues, sans que ça tombe dans le racisme ou la moquerie méchante et inutile. C’est l’une des choses qui m’a le plus impressionnée chez eux : cette capacité à élever le niveau et à faire de l’humour un mode de survie. 

 

C. : Aimer perdre est une comédie qui raconte finalement une histoire assez triste si l’on prend du recul. Le film dénonce aussi plusieurs formes de précarité, que ce soit chez les artistes ou chez le commun des mortels. Il met en avant l’école de la débrouille et cela fait sourire. Comment interprétez-vous cet aspect du film ?

M.C.B. : Aimer perdre se passe aujourd’hui avec des gens d’aujourd’hui. Et les gens abîmés par ce système (hyper productif, hyper connecté, hyper individualiste, hyper rapide…) ne sont pas des exceptions du système, mais bien la base, le fondement. Ça moi je le comprends grâce à la philosophie, à la sociologie, à Marx, à bell hooks, aux mouvements de libération, etc… Mais elle, elle est juste dedans.

Elle cherche à se construire, dans cette précarité permanente. Les gens qui l’entourent ont aussi leurs galères. Pour mon personnage, Armande Pigeon, le cinéma ou le théâtre, ce n’est pas un métier, c’est juste une manière d’imaginer qu’elle va gagner beaucoup d’argent facilement. Le film raconte aussi une forme de précarité chez certains artistes. Mais il y a énormément de gens, peu importe leur métier, qui vivent dans la précarité. Il y a plus de gens qu’on imagine qui ont des histoires folles de vie. Ce n’est pas un cas sur un million. L’humour du film réside dans le fait de donner du crédit à des petites situations de la vie ou à des manières d’être, comme être un peu pingre ou hyper généreux. On ne rigole pas de la personne, mais de sa façon d’être. C’est ce que j’aime dans cet humour. Armande Pigeon, c’est une femme qui trompe les gens, mais qui s’y attache aussi. Elle n’est ni super gentille, ni super méchante. C’est un être humain, elle aime ou n’aime pas quelqu’un sans raison particulière. C’est un personnage entier, qui j’espère suscitera des émotions. Certains l’ont jugée arrogante ou manipulatrice, mais en vrai elle est vivante et elle essaie de s’en sortir avec brio. 

 

C. : On ressent très fortement l’ancrage bruxellois du film avec énormément de lieux emblématiques bruxellois portés à l’écran. Pouvez-vous citer les principaux ?

M.C.B. : Oui ! On a tourné place du Jeu de Balle, dans le marché. La scène avec le commerçant, il a fallu le convaincre sur place pour la tourner. Au départ, il ne voulait pas et disait qu’il n’avait pas le temps. Je lui ai parlé et avec les frères on a négocié pour la faire avec lui. Dans ce film, il y a la scène écrite et puis ce que les situations rencontrées par hasard ont apporté au film. Les réalisateurs nous avaient donné un disque de la musique écoutée par nos personnages pour les dix personnages principaux. C’est une manière de mettre les comédiens dans la peau de leur personnage et de s’approprier son humeur ou son état d’esprit. Mais le fait de jouer dans la ville ça c’était vraiment stylé ! Ça a permis de faire des improvisations. J’ai même prévenu des amis quand je jouais dans certains quartiers. Je leur disais de venir dans le coin, qu’on se croiserait peut-être dans le film. On reconnaît aussi des rues à Matongé, la gare du midi, le marché et d’autres quartiers bruxellois. À d’autres moments, on se baladait juste dans les rues et on se laissait inspirer par le moment.

 

C. : Et aujourd’hui, on se retrouve au cinéma Galeries, un lieu qui n’est pas anodin pour vous comme vous me l’avez confié au début de l’interview.

M.C.B. : En effet, ça me fait très plaisir de réaliser cette interview ici, au cinéma Galeries. Déjà, c’est le cinéma qui nous distribue, mais aussi parce que Lenny et Harpo ont réuni toute l’équipe dans cette salle pendant le projet. C’est ici même que l’on a visionné des films avec toute l’équipe durant la préparation. Dès ce moment-là, il y a eu des discussions pour partager nos idées avec l’équipe. J’aimerais partager une anecdote avec vous. Il y a un mot en portugais : "malandra". C’est difficile à expliquer, mais « uma malandrinha" est une voyou ou une filou. Ce n’est ni vraiment négatif ni vraiment positif. Et ce personnage que j’interprète dans ce film a un peu de ça. C’est quelqu’un de rusé, l’esprit vif avec du flair et du cran qui se débrouille comme beaucoup de gens le font partout… Et il y a cette addiction aux jeux. C’est un film qui parle de l’amitié, mais aussi de la rupture d’amitié. Il y a plein de sujets abordés dans Aimer perdre.

 

C. : Après cette expérience au cinéma, avez-vous envie de poursuivre dans cette voie ou plutôt de retourner vers le théâtre ?

M.C.B. : Pour l’instant, j’ai trop envie de jouer. J’avoue que j’étais vraiment à fond dans le théâtre pendant des années. J'ai fait une école qui demandait beaucoup d’investissement. Je suis passée par Liège, mais je me suis aussi formée à Marseille. Le plus beau au théâtre, c’est le partage avec les gens et le public. Mais cette expérience au cinéma (moi Marie, j’étais là à 9h) m’a tellement boostée que j’ai envie d’en refaire. J’ai vraiment adoré faire ce film. Cette énergie me donne envie de réaliser d’autres projets, et j’ai quelques pistes, mais c’est trop tôt pour en parler. Et puis, ce n’est pas encore terminé. Je vais m’impliquer dans la promotion du film jusqu’à sa sortie en salles. Merci beaucoup pour cette interview. C’était vraiment génial.


 

Aimer perdre, de Harpo et Lenny Guit est diffusé dans le cadre du Ramdam Festival le mardi 21 janvier à 19h en présence des réalisateurs. Une sortie en salles est prévue plus tard dans l’année.

https://www.ramdamfestival.be/nos-invites-de-cette-15e-edition/

La critique du film sur cinergie.be : https://www.cinergie.be/actualites/aimer-perdre-des-freres-guit-2024

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