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Mathieu Volpe, Une jeunesse italienne

Publié le 13/06/2023 par Dimitra Bouras, Antoine Phillipart et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Sokuro, fils d'immigrés burkinabès installés dans le nord de l’Italie, se marie avec Nassira, une jeune fille de son village natal. Mais le regroupement familial ne se fait pas naturellement. Il devra trouver un employeur qui lui accorde un CDI pour pouvoir faire venir sa jeune épouse en Italie. Pris entre son désir de construire une maison au Burkina et celui de faire venir sa femme en Italie, Sokuro n’a qu’une seule issue possible : trouver un emploi bien payé et à durée indéterminée ! Mission quasi impossible dans une Italie à l’économie faible et aux relents racistes.
Rencontre avec Mathieu Volpe, réalisateur de ce documentaire à la limite de la fiction.

Cinergie : Vous présentez votre film comme un documentaire, mais il ressemble à une fiction. Où le situez-vous ?

Mathieu Volpe : C'est avant tout un film. C'est un documentaire, mais, en effet, on a beaucoup travaillé avec les protagonistes. On a écrit le film avec eux. J’avais rencontré la famille de Sokuro lors de mon premier film. Notre territoire. Ils sont devenus des amis. Pour ce film-ci, on passait beaucoup de temps chez eux. Les sessions de tournage duraient 2 à 3 semaines. On a travaillé avec eux pour essayer d'établir une sorte de structure, un canevas qu'on a suivi pendant le tournage. Certaines scènes de leur quotidien qu'on avait observées nous plaisaient et on leur a demandé de les remettre en place en leur indiquant un sujet de dialogue. C'était une façon pour nous aussi de ne pas être trop sur leur dos et d'imaginer des scènes à partir de leur vie. Ils ont mis beaucoup de ce qu'ils voulaient mettre dans le film. Cette joyeuse collaboration s'est développée entre 2018 et 2021, entrecoupée par la parenthèse du COVID. Pendant un an et demi, on était dans l'attente de pouvoir rétablir les contacts avec les gens du village au Burkina Faso.

 

C. : On vous imagine très proche de Sokuro, le jeune protagoniste, et sa famille pour avoir pu entrer dans leur intimité.

M. V. : Lorsque, en 2015, j'ai fait mon court-métrage dans un bidonville dans le sud de l'Italie, à quelques kilomètres de la ville où j'ai grandi, j'ai rencontré la famille de Sokuro. Pendant ce tournage, j'étais resté un mois et demi chez eux et de là, une amitié est née. Ils n'habitaient pas dans le bidonville. Ils y allaient l'été pour travailler dans les champs de tomates. La maman de Sokuro préparait les repas pour les travailleurs et le papa allait au champ. Ils étaient là uniquement pendant les mois d'été, sinon ils habitent dans le Nord, près de Milan. Je suis retourné souvent leur rendre visite, passer quelques jours avec eux, par amitié. En 2018, Sokuro m'a dit qu'il allait se marier avec une fille de son village au Burkina. Il voulait que je vienne et que je fasse un petit film sur leur mariage. C'est devenu quatre ans de tournage ! Au début, c'était un film de potes. Lui apprenait la vie de couple, la vie liée au mariage, et moi j’apprenais comment les filmer, comment trouver la bonne distance. On touche à quelque chose de très intime dans une relation entre deux personnes, surtout quand elles habitent sur deux continents différents. C'était vraiment important pour moi de trouver une façon de travailler qui leur convenait. Le projet est sans doute devenu plus large, étant donné la complexité de la situation. Sokuro, vivant en Italie, à Milan et sa femme vivant au Burkina. Après leur mariage, il essaie de la faire venir en Italie, mais après quatre ans, elle n'a toujours pas le droit. Un simple film de mariage n’aurait pas été suffisant pour en rendre compte.

 

C. : Donc, il y a une demande de film de mariage, mariage qu'on voit à peine dans le film, vous allez sur place pour les rencontrer et c'est à partir de cette rencontre que vous avez écrit votre documentaire ?

M.V. : En fait, ça a été un processus assez organique. On a d'abord filmé cet événement festif. C'étaient trois semaines de tournage en août 2018. Avec Pierre-Edouard Jasmin, le caméraman avec lequel je travaille depuis l'IAD, on s'était dit qu'on allait partir trois semaines, et puis qu'on verrait bien ce qui se passerait. L'idée, c'était de faire un court-métrage à partir de cet événement. Mais on s'est vite rendu compte que le format court n'allait pas pouvoir raconter la complexité de la situation. Nous n'avions pas eu le temps de capter la vie de ce jeune en Europe, et pourtant, cela nous paraissait fondamental de la montrer dans ce film. C'est ainsi que j'ai commencé à écrire des dossiers de financements. Ont suivi plusieurs phases de tournage dans l'appartement familial en Italie, mais on ne savait pas encore très bien quel était le cœur du film. Jusqu'au moment où l’on a décidé d'axer le travail sur la distance entre les deux époux. Par exemple, l'idée de terminer le film au Burkina avec la femme de Sokuro qui attend la venue de son mari, c'est vraiment quelque chose qui est arrivé très tard dans le processus, mais c'était une façon de boucler la boucle et de montrer les différentes facettes de cette problématique liée à la construction d'une relation avec un tel écart entre les deux personnes.

 

C. : Ce sont des kilomètres qui les séparent, mais l'envie d'être réunis est évidente depuis le départ. Mais l’envie ne suffit pas, il faut des papiers, du boulot, de l'argent. Sokuro et sa famille travaillent en Italie pour pouvoir faire vivre le restant de la famille qui vit au Burkina Faso. Tout ça est venu au fur et à mesure de l'écriture ?

M.V. : Oui, au fur et à mesure qu'on passait du temps, dans l'optique de faire le film, on s'est rendu compte qu'il y avait plusieurs tiroirs. Il y avait le problème de l'argent, celui des papiers. Pour les deux, à la base de ce mariage, il y avait une envie presque contradictoire. Il voulait se marier avec Nassira, fille de son village natal, pour peut-être retourner au Burkina, car la vie en Italie ne lui convenait plus. Pour elle, le mariage avec un « Italien », c'était l'occasion de mettre un pied dans la porte européenne. Nassira ne se rendait pas du tout compte des conditions de travail de son mari en Europe. Lui, il a presque été détruit par son incapacité de la faire venir en Italie. Pour cela, il devait à tout prix avoir un CDI, un contrat de travail sans limite dans le temps. Mais, il n'y arrivait pas. Progressivement, ce lien qui au début est très fort va s'amenuiser. La distance et toute la problématique sociopolitique ont fait que chacun n'attend plus rien de ce mariage. Sa femme attend au village et lui attend un jour d'avoir un CDI. D'après moi, ce ne sera pas pour tout de suite. Notre société a besoin d'immigrés pour de la main-d'œuvre, mais pour eux, c'est très difficile de construire une famille sur notre territoire qui est devenu aussi le leur.

 

C. : La situation du couple n'est toujours pas résolue ?

M.V. : Non, à un moment donné, ils avaient parlé de divorcer. Mais, c'est assez complexe pour une femme au Burkina de divorcer. Ils sont dans l'attente. J'ai des nouvelles régulièrement de l'un et de l'autre. Depuis la fin du film, il y a un an et quelques mois, leur situation est restée identique. Sa femme attend et lui est toujours en train de travailler pour peut-être un jour tomber sur un employeur italien qui va lui offrir un CDI.

 

C. : Mais heureusement, sa femme a rencontré une de ses belles-mères qui lui donnent des conseils très judicieux.

M.V. : Oui. Ce qui était assez surprenant pour nous, c'était de nous rendre compte, durant cette dernière session de tournage au village avec la femme de Sokuro, que ce n'était pas la seule à être dans ce cas. Plusieurs femmes mariées à des "Italiens" surnommés comme ça parce qu'ils ont migré en Italie, attendent de pouvoir les rejoindre.  

Nassira travaille dans les champs, gère son quotidien tant bien que mal. Elle a des amies, des belles-sœurs, des belles-mères, des femmes qui gravitent autour d'elle et qui la soutiennent moralement.  

 

C. : Comment avez-vous fait pendant le tournage ? Compreniez-vous ce qu’ils disaient ?

M.V. : Ils parlaient le bissa et le mooré, les deux dialectes principaux du Burkina. En fait, il y avait une telle confiance que je savais que si on leur demandait une scène pour mieux situer leur relation, quand on traduisait les rushs de retour ici, tout était dedans. Sokuro parle le français, on se comprend. Au village, quand on est parti la dernière fois sans lui, c'était un peu plus difficile parce que les gens parlent principalement le bissa. On a réussi à se débrouiller. On arrivait toujours à trouver une ou deux personnes qui parlaient le français. Nassira est une fille très intelligente. Quand on a fait cette dernière partie de tournage, elle avait vraiment conscience de ce qu'est le travail de réalisation. Quand on devait tourner des scènes raccords, mais pas au même moment, elle prenait en photo ses tenues pour savoir laquelle elle devait remettre pour le tournage. C'était assez étonnant de voir une fille qui n'est jamais sortie de son village, avoir une telle conscience de ce que ça veut dire faire un film. Elle a vraiment bien aimé ce travail-là. Elle nous aidait à expliquer aux gens quelle était la scène, ce qu'on allait faire, tourner.

 

C. : Les protagonistes ont déjà vu le film ?

M.V. : Oui. Je suis reparti au Burkina, je prépare un nouveau projet, une sorte de suite. Je suis parti un mois en repérage et j’ai pu montrer le film à Nassira et au village, exactement quatre ans après son mariage. Pour Nassira, c'était assez surprenant de voir comment sa vie avait changé, comment elle, qui pensait être en Europe, s'est retrouvée de nouveau dans le village des parents de Sokuro. C'était très émouvant. On l'a aussi montré aux enfants du village et ils ont demandé à le revoir cinq ou six fois ! Ils étaient vraiment très fans, surtout des parties qui se passent en Europe. Ils étaient très surpris de voir Sokuro au travail, de voir comment se passe la vie en Europe. Les images qui arrivent de l'Europe au village sont très édulcorées.

 

C. : Nassira a-t-elle aussi mieux compris la situation de son mari ?

M.V. : Oui. Elle nous a dit qu'elle ne pensait pas que son mari travaillait à la chaîne, que sa situation était aussi difficile. En tout cas, ça leur a ouvert les yeux. Quand Sokuro a vu les scènes dans le village, il a réalisé que sa femme a l'air vraiment très triste, toute seule, mais il ne peut rien faire. C'est comme s'ils avaient réussi à passer un peu de l'autre côté du miroir pour voir ce que l'un et l'autre vivent quand ils sont séparés.

 

C. : Pourquoi avoir choisi ce titre Une jeunesse italienne ?

M.V. : Quand on pense à une jeunesse italienne, dans notre imaginaire de Blanc, on ne s'attend pas à ce que ces personnes puissent être noires. C'est important de dire que cette génération coincée entre deux mondes, ce sont aussi des Italiens. Les politiques sociales, la société dans laquelle ils vivent ne contribuent en rien à ce qu'ils se sentent Italiens. Quand je passe deux semaines chez Sokuro, pour aller visiter la famille, il n'y a aucun Blanc à part moi ou peut-être une ou deux personnes auxquelles ils parlent. Ce sont des mondes complètement à part. Les Italiens blancs ne les considèrent pas comme des Italiens.

 

C. : C'est assez étonnant d'entendre les deux frères parler italien entre eux. On se rend compte que la langue la plus naturelle, en tout cas pour le plus jeune, c'est l'italien, plutôt que leur langue maternelle.

M.V. : Il y a un écart entre Sokuro et son petit frère. Sokuro est arrivé en Europe à dix ans. C'est ce qui a fait qu'il n'a pas très bien réussi à trouver ses racines en Europe. Il a eu un parcours scolaire en Italie très compliqué. Tandis que le petit frère est né en Italie. Il a aussi des amis blancs. Pour lui, c'est plus facile de parler italien. En tout cas, il a déjà franchi un pas que Sokuro n'a pas pu faire.

 

C. : On se rend compte aussi que les problèmes d'immigration se répètent, ce sont les mêmes que pour les Italiens qui étaient partis travailler à l'étranger.

M.V. : C'est exactement les mêmes fonctionnements. C'est la même position que pour les Italiens migrants dans les années 50-60. On arrive dans un endroit qui n'est pas le nôtre, et on est complètement rejeté, ne faisant pas partie du même groupe. Mais dans le cas présent, il y a aussi le facteur couleur de peau qui se rajoute. S'ils s'approchent de quelqu'un dans la rue pour demander une information, si la personne est blanche, elle va forcément penser qu'on lui demande de l'argent.

 

C. : Le film a été montré dans des festivals en Italie.

M.V. : Il a fait deux festivals, celui de Popoli, le festival du documentaire de Florence, en novembre, et celui de Fescaaal à Milan en mars, un festival de films qui ont un lien avec l'Amérique latine, l'Afrique et l'Asie. Peut-être que la force du film, c'est de montrer une réalité de personnes noires vivant en Italie. Montrer que leur quotidien est un quotidien fait de joie, d’angoisses, de recherche de boulot, de repas de famille, etc. Qu’en fait, on n'est pas si différents que ça !

Les immigrés d'Afrique subsaharienne se retrouvent entre eux, exclus de la société italienne, non pas parce qu’ils le recherchent, mais parce qu’on ne leur laisse pas de place si ce n’est dans les usines et les champs agricoles. Ils se rendent bien compte que leur seule utilité vis-à-vis de la société, c'est leur force de travail.

 

C. : Comment avez-vous financé le film ?

M.V. : Ça a été un long processus aussi parce que c'était mon premier film. Au début, les financements avaient du mal à arriver jusqu'au moment où j'ai eu le déclic par rapport à l'écriture. Le tournage du mariage de Sokuro, qui a lancé le film, a été possible grâce à l’aide de Brouillon d'un rêve de la Scam, en France. On a eu ensuite une société de coproduction italienne qui a surtout donné du matériel. C'était très pratique parce que c'était dans la même ville où habitent Sokuro et sa famille. À chaque session de tournage, on allait chez eux pour prendre ce matériel avant de partir au Burkina.

Vu qu'on se retrouve toujours à défendre ce genre de projet devant des commissions constituées principalement de membres blancs, au début, les premières réactions que j'avais par rapport au dossier, c'était : "Mais pourquoi encore un film sur l'immigration ? Pourquoi encore ce sujet-là ? On en a tellement vu."

Je me suis rendu compte que je devais trouver un axe qui pouvait parler à tout le monde.

Ce n'était pas un film sur l'immigration, mais c'était un film sur une histoire d'amour à distance. Au travers de cette histoire d'amour, on allait montrer la complexité de ces rapports nord-sud.

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