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Rencontre avec Mathieu Volpe à propos de Notre territoire

Publié le 12/07/2020 par Dimitra Bouras et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

Mathieu Volpe oscille entre l'Italie, son pays d'enfance et d'adolescence et la Belgique, nouvelle terre d'accueil où il termine ses études à l'IAD. Après Il Segreto del Serpente, son film de fin d'études, le jeune réalisateur retourne, par hasard, à une centaine de kilomètres de ses Pouilles natales et découvre le "Ghetto de Rignano", un bidonville gigantesque qui accueille aujourd'hui des familles de migrants venues chercher l'Eldorado tant escompté. Une chimère. Armé de sa caméra Super 8 et de son appareil argentique, Mathieu Volpe est parti à la rencontre de ces hommes et femmes tiraillés entre l'Afrique et l'Italie, entre deux mondes, deux façons de penser. Un équilibre difficile à trouver.

À découvrir dans le cadre du festival du cinéma En Ville à Bruxelles du 25 juillet au 7 août.

Cinergie : Comment as-tu découvert le Ghetto de Rignano?
Mathieu Volpe :
Un été, j'étais parti pour faire des photos de plateau pour une compagnie de théâtre qui faisait un spectacle sur les migrations. Une asbl avec qui j'étais en contact pour ce travail nous a dit que ce serait intéressant qu'on vienne voir ce bidonville. Cette rencontre a été sidérante. On s'est retrouvé dans la deuxième ville de ma région, Foggia et on nous a amené dans un endroit qu’on appelait le Ghetto, à seulement quelques kilomètres du centre-ville. On ne s'attendait pas à ça : c'était une ville, il y avait des dortoirs, des magasins, des restaurants, tout sous forme de baraques. Il y avait au moins 3000 à 4000 personnes qui vivaient là. Ce qui était surprenant pour moi, c'est que j'avais vécu une vingtaine d'années dans cette région et je n'avais jamais entendu parler de cet endroit. C'est vraiment quelque chose qui reste secret. J'ai grandi jusqu'à mes 19 ans à Bari, dans le sud de l'Italie, dans les Pouilles, à une centaine de kilomètres d'où j'ai filmé.

C. : Ce bidonville existe depuis combien de temps ?
M.V. :
Avant, les saisonniers venaient là-bas et démontaient leur baraque à la fin de l'été. Il y a une dizaine d'années, des gens se sont dit qu'ils n'avaient nulle part d'autre où aller et ils ont décidé d'y rester. C'est vrai qu'ils ont profité du fait qu'il y avait trois ou quatre maisons en ruine. Ils se sont installés là-bas et d'autres gens sont venus pour construire leur maison autour de ce noyau initial. Il y a beaucoup de gens qui restaient là-bas toute l'année donc ils ont construit tout ce qu'il faut pour que le bidonville survive. Ce qui est particulier, c'est par rapport à la morphologie du territoire. C'est à 10 kms de la ville, en pleine campagne. Il est dans une espèce de dépression du terrain. Ce que je ressentais au début, c'est que j'accédais à un monde caché par tous. De plus, l'état des routes était lamentable, et c'était difficile d'accès. Tous les Italiens qui habitaient autour sont partis habiter ailleurs car il y a moins de travail dans les campagnes. Donc, ils sont restés comme dans un ghetto en pleine campagne. Notre territoire de Mathieu VolpeIl y en a certains pour qui tout se joue dans les deux mois de saison des tomates. S'ils arrivent à faire un business suffisamment important, ils peuvent arrêter de travailler les autres mois de l'année et ils attendent la saison d'après. Il y a des Africains qui gèrent les allées et venues au travail donc ils prennent un pourcentage sur tous les autres travailleurs. On m'a parlé de quelqu'un qui avait gagné 50.000 euros sur deux mois parce qu'il avait des restaurants. Il y en a d'autres qui viennent pour les deux mois et qui ne restent pas plus longtemps. Souvent ils viennent du nord de l'Italie. Ce sont des gens qui vont là où il y a du travail : ils vont dans les usines dans le nord puis ils descendent dans les Pouilles pour les deux mois, puis ils enchaînent avec la récolte des oranges. Ils font des migrations économiques dans l'Italie pendant toute l'année. Ou, il y a des familles entières qui se déplacent : la mère, le père, les enfants et tout le monde donne un coup de main dans cette économie. Le père conduit des gens au travail, la mère s'occupe du restaurant avec l'aide de sa fille. C'est une organisation incroyable.

C. : Comment s'est passée la rencontre ?
M.V. : Ce qui était très particulier, c'est que j'arrivais dans un endroit où il était très difficile d'avoir des images. L'année d'avant, quand j'y étais allé, j'avais pris quelques photos mais j’avais bien senti que les gens qui vivent dans des conditions de misère absolue n'ont pas envie que les journalistes viennent, prennent des images et les mettent sur Internet trois heures plus tard. Il y a un rapport à l'image très particulier pour eux puisque certains n'ont même pas dit à leur famille dans quelles conditions ils vivent. De temps en temps, ils vont en ville, prennent des photos et les mettent sur Facebook. C'est pour cela que ça reste caché. Je savais que je ne pouvais pas prendre de photos tout de suite en arrivant là-bas. Donc, ce que j'ai fait c'est que, un après-midi, j'ai pris mon sac à dos, ma caméra super 8 et mon argentique. J'avais vite compris qui était le chef du village et j'ai dit que je voulais rester dans le village un mois et demi pour faire un travail photo ou vidéo, je ne savais pas encore quelle forme ça allait prendre mais sans agresser les gens. Au début, ils étaient réticents et voulaient m'appeler un taxi pour que je rentre illico à la ville. J'ai eu de la chance de tomber sur un Italien qui avait une petite baraque là-bas et il s'entendait bien avec les gens donc il y allait de temps en temps. Cet après-midi-là, il était là, il avait construit sa baraque et il avait de vieux panneaux solaires dans un stock juste à côté donc il m'a proposé de rester là-bas et de jeter un coup d'œil pour éviter les vols. Je me suis retrouvé dans cette baraque pendant un mois et demi et les rencontres se sont faites naturellement. C'était la fin du ramadan, les tomates n'étaient pas encore prêtes et tout le monde attendait. Dans l'attente, je discutais avec des gens, certains venaient frapper à ma porte et on discutait pendant des heures. Même si je n'en étais pas encore conscient, le travail avait déjà commencé parce que toutes ces personnes-là qui m'ont accompagné pendant un mois sont celles qui sont dans le film. Je pense qu'il y avait un rapport de confiance qui était important et qui s'est établi pendant un mois. J'ai filmé très peu. En tout, j'ai filmé pendant 10 jours, juste avant de partir.

C. : Pourquoi avoir choisi le super8 ?
M.V. : En fait, je savais qu'après l'IAD, j'avais envie de me mettre en danger et de vivre quelque chose tout seul qui allait me changer. Les supports que je maîtrise sont l'argentique et le super 8 et j'ai eu une bourse du Gsara de 2.000 euros et c'est avec ça que j'ai fait ce tournage. Je voulais vraiment arriver seul, avec un support que je maîtrise même sans son. Cela m'a aidé parce qu'au début ils étaient méfiants quand je leur disais que je voulais filmer et faire des photos mais quand je sortais mon matériel, ils étaient rassurés. Ils n'allaient pas être sur Youtube le lendemain. Le rapport à l'image était plus simple. Avec le super 8, on sait qu'on est en train de filmer. C'est quelque chose qu'on ne peut pas faire en cachette parce qu'il y a du bruit, l'appareil est assez volumineux. Ils n'avaient pas l'impression que je faisais quelque chose de caché, c'était clair. Je leur demandais ouvertement si je pouvais les filmer et le tournage était clair. À côté, il y avait ma rencontre avec eux que j'ai racontée sous forme de voix off.

C. : Comment s'est passée l'écriture du film ? C'était une écriture a posteriori ?
M.V. :
Pour moi, l'idée, c'était qu'il devait y avoir plus de photos et petit à petit, comme mes rencontres avec eux devenaient plus intimes, je me suis dit qu'il y aura plus de super 8 qui permet un moment de partage entre deux personnes qui se connaissent bien et il y a une confiance entre celui qui filme et celui qui se fait filmer. Je me disais qu’au début, ce ne serait que des instantanés et, petit à petit, ces moments allaient devenir de l'image en mouvement. Concernant l'écriture, j'avais déjà une base qui était la chronologie de mes rencontres, j'avais pris des notes au ghetto. Mais, ce qui était très important, c'est que j'avais la possibilité de travailler avec une monteuse du Gsara, Pauline Piris. Ce fut une vraie rencontre, on n'avait pas beaucoup d'images : 30 minutes de super 8 et une centaine de photos. J'ai beaucoup travaillé avec elle sur l'écriture, pour voir comment la voix s'accordait bien avec les images. Le défaut des premiers films, c'est qu'on veut tout dire, qu'on ne fait pas assez confiance aux images, il y a souvent des redondances entre les images, le son et la voix. Ce qui était intéressant avec elle, c'est qu'elle avait un regard très lucide sur le fait que l'image raconte déjà et qu'il ne faut pas rajouter du son. Je pense que c'est grâce à elle si le film est construit comme ça, avec une voix off qui parait très fluide mais qui est très écrite, avec le mélange des images et des sons.

Notre territoire de Mathieu Volpe

C. : Le Gsara a été séduit par le sujet du film ?
M.V. :
Au-delà du sujet d'actualité, je pense que c'était plus la démarche de quelqu'un qui sort de l'école, qui part tout seul avec une caméra Super 8 et un appareil photo et qui veut faire cette expérience avec des migrants. Comme le Gsara est un atelier, il y a cette volonté de toucher la matière, d'expérimenter sans vraiment savoir ce à quoi le film va ressembler plus tard mais avec une démarche forte et une envie de cinéma.

C. : Tu es sur un autre projet actuellement ?
M.V. :
Oui, j'ai l'impression que tous mes travaux se font dans la continuité du précédent. Mon travail de fin d'études m'avait, par exemple, permis de rencontrer le metteur en scène avec qui j'étais parti en repérage dans le sud de l'Italie et le bidonville. Et c'est là que j'ai rencontré une famille qui vient seulement pendant l'été pour travailler comme saisonnier. Je prépare un long-métrage avec une de ces familles dont le fils aîné est parti se marier au Burkina l'année passée, mariage que j'ai filmé avec Brouillon d'un rêve, un financement français. On construit le film en voulant parler non pas de la problématique des migrants qui viennent d'arriver mais de ceux qui sont déjà là depuis une vingtaine d'années et qui se demandent s'ils vont rester en Italie où l'avenir n'est pas très radieux pour eux avec la politique actuelle. Mais, reconstruire leur vie au Burkina paraît aussi très compliqué car ils sont considérés comme des étrangers. C'est un film qui parle d'une jeunesse qui a du mal à se construire dans le présent géographique où ils se trouvent et qui rêvent d'un ailleurs où il n'y a pas beaucoup d'espoir non plus car tout est très compliqué. Les parents sont arrivés il y a 20 ans et les enfants sont nés au Burkina mais ils habitent en Italie depuis 15-20 ans. Ils habitent dans une bulle, ils restent entre eux, ils ont des emplois précaires parce que, souvent à l'école, ça ne s'est pas bien passé et ils ont peu d'opportunités de travail. Ils sont vraiment dans un entre-deux, dans une situation financière assez inconfortable par rapport au Burkina et par rapport à l'Italie. On suit, par exemple, le frère qui veut retourner au Burkina parce qu'il ne s'est pas du tout intégré en Italie alors que la sœur voudrait être une Européenne parmi tant d'autres et qui est confrontée à une famille musulmane qui a une vision de la femme très particulière. Elle a donc peu d'espace de liberté même s'il ne s'agit pas d'une famille d'extrémistes. Son avenir est plutôt à la maison alors qu'elle a envie de liberté. C'est cette jeune fille qu'on voit dans le court-métrage qui m'a donné envie d'aborder cette thématique dans le film suivant.

C. : Ce n'est pas ton histoire.
M.V. :
Non mais je peux comprendre ce sentiment de ne pas être chez soi dans le pays où on vit. En Italie, à cause de mon accent quand je parle italien, les gens pensent que je suis étranger. Cela n'a évidemment rien à voir avec une situation d'immigration entre deux continents différents mais il y a quelque chose que je peux comprendre et je peux m'y projeter d'une certaine manière.

C. : Les Italiens qui sont arrivés en Belgique à l'époque ont vécu cela aussi.
M.V. :
Oui, mais il y a quelque chose qui change avec les réseaux sociaux. Pour moi, c'était très facile de garder contact avec mes amis en Italie grâce aux moyens de communication actuels. Pour eux, c'est plus compliqué car ils sont tout le temps connectés aux réseaux sociaux, cela leur permet de développer un imaginaire mais qui est ailleurs. Ils ne sont pas vraiment stimulés à s'ancrer en Italie parce que l'appel du Burkina est plus fort. Il n'y a pas de futur en Italie. Leur futur, c'est aller travailler à l'usine, envoyer l'argent à leur femme pour peut-être avoir assez d'argent dans dix ans pour construire une maison à la périphérie d'Ouagadougou mais ils seront toujours considérés comme les rois Midas de leur famille alors qu'ils ne sont pas si riches que ça. C'est juste le mythe de l'Europe où l'argent coule à flot.

Notre territoire de Mathieu VolpeC. : C'est toute l'histoire de l'Immigration. Les Italiens venus en Belgique ont aussi envoyé de l'argent à l'époque pour construire une maison au village.
M.V. :
Je pense qu'ils veulent montrer que le départ en valait la peine. Ils veulent montrer que si on est parti si loin, à une époque où les contacts n'étaient pas si faciles que ça, c'est parce qu'en Europe on peut devenir riche. L'image de soi et la dignité de soi sont très importantes aujourd'hui et je pense que cela va s'accentuer parce que la disparité entre les riches et les pauvres est de plus en plus importante. Ils veulent montrer qu'ils avaient le droit de partir et que c'était juste de quitter l'Afrique. C'est quelque chose que j'ai noté dans le bidonville où, pour se prendre en photo, ils sortent du bidonville, mettent des costumes et envoient des photos à la mère qui attend de bonnes nouvelles. Il y a une volonté de montrer ce qu'on n'est pas et cela alimente le mythe en Afrique où des jeunes sont prêts à traverser la mer pour ce rêve qui s'effondre assez vite.

À la sortie de l'IAD, j'ai beaucoup aidé à réécrire des projets de documentaires. J'ai aidé Jean-Marc Turine pour un projet qui se réalisait aux Comores. On m'a proposé d'aller sur le tournage comme assistant et on a retrouvé une thématique similaire puisqu'il s'agit de quatre îles dont une est française. Et les habitants des autres îles veulent aller vers cette île française qui représente un Eldorado. Ce sera le thème de mon prochain projet. J'ai beau aller aux quatre coins du monde, je tourne autour des mêmes sujets parce que je pense que les disparités entre les riches et les pauvres vont se creuser de plus en plus. Quand on est cinéaste aujourd'hui, on est confronté à cette idée qu'un Eldorado est possible ailleurs et que ce voyage englobe différentes problématiques et c'est quelque chose qui me touche. Ces personnes veulent vivre dignement. C'est possible pour les familles qui sont restées au pays parce que quelqu'un leur envoie de l'argent mais ceux qui l'envoient n'en bénéficient jamais.

C. : Tu continues à filmer en Super 8 ?
M.V. :
Pour moi, le Super 8 permet réellement la rencontre. Dans le prochain film, je suis très peu présent. C'est l'histoire des gens que je filme qui est importante et le Super 8 n'a pas sa place. Par contre, pour le projet aux Comores, la rencontre avec les gens sera importante donc je repasserai au Super 8. Comme on doit être économe, ce n'est finalement pas plus cher qu'un tournage en numérique parce qu'on a beaucoup moins de matière. Quand on filme comme ça, on est très attentif à ce que l'on fait. C'est un outil qui me permet d'être tout le temps dans le présent. Pour le long-métrage, ce serait très risqué.

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