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Michel Kichka, les Secrets de mon père

Publié le 27/09/2022 par Fred Arends et Marwane Randoux / Catégorie: Entrevue

Les Secrets de mon père est la libre adaptation animée de la bande dessinée de Michel Kichka, Deuxième génération, ce que je n'ai pas dit à mon père, récit autobiographique passionnant et émouvant où l'auteur tente de mettre en lumière le passage de son père dans les camps de concentration nazis.

 

Cinergie : Comment avez-vous perçu l'adaptation de votre livre en film d'animation ? 

Michel Kichka : Je n'ai pas suivi le développement du film pendant sa fabrication. La seule intervention que la réalisatrice Véra Belmont m'a demandée était que je donne mon accord sur le scénario que j'écrivais. Elle m'avait fait comprendre qu'une adaptation, ce sont des changements, à savoir qu'il y a des choses du livre que je ne retrouverais pas. Il y a des choses qu'elle allait devoir ajouter afin de lier l'ensemble dans une logique filmique qu'il n'y a pas dans mon livre. Le livre fait des allers-retours dans le temps et s'étale de mes 5 à mes 55 ans et en dessin animé, on ne pouvait pas s'étaler comme ça et faire des flash-back continuels. J'ai compris que je pouvais laisser du leste, faire confiance à Véra Belmont à la filmographie impressionnante. Elle a été une enfant juive cachée pendant la guerre et mon histoire avait un grand écho. Pour Valérie Zenatti qui est autrice, écrivaine, scénariste, traductrice, je savais que je pouvais aussi lui faire confiance. Toutes les remarques que j'ai pu émettre avec mon épouse Olivia, qui apparaît aussi dans le film, ont été prises en compte. Après une année d'écriture, on a pu donner notre accord et ensuite, on a laissé faire. Et j'ai très bien fait, car l'équipe a eu toute la liberté artistique dont elle avait besoin pour faire l'adaptation qu'elle souhaitait. D'un autre côté, mon monde n'est ni le cinéma, ni le dessin animé : je fais de la bande dessinée, du dessin de presse et de l'illustration, ce sont des métiers différents, même s'ils ont une proximité avec l'animation. Et j'ai découvert le film à Cannes en mai. Il était en compétition dans le cadre de Ecrans Juniors. Il y avait deux cents lycéens dans la salle qui constituait le jury et ils l'ont ovationné. J'ai ri avec eux et je sentais le silence dans les moments de grande émotion. J'ai été surpris, ému. Au générique, ils n'ont pas arrêté d'applaudir et eux ce ne sont pas des critiques de cinéma, ils sont vraiment le public pour qui le film a été fait. Ça a été un grand moment d'émotion et de bonheur.

 

C. : Dix ans après la bande dessinée, le film constitue une sorte de relais et de transmission de la parole qui est aussi au cœur du récit.

M.K. Oui absolument et vous avez raison de rappeler la bande dessinée car tous ces jeunes qui ont voté pour le film, ne l'avaient pas lu et après, ils ont appris qu'elle existait. Et le film a été bien reçu indépendamment de ma bande dessinée et c'est ça qui est bien dans cette adaptation, c'est qu'elle n'a pas besoin du livre pour pouvoir exister. Elle existe dans un média qui est celui de la jeunesse d'aujourd'hui, l'animation. Il y a du mouvement, de la voix, de l'émotion, de la dynamique. De ce côté-là, c'est vrai qu'il y a un relais. D'un côté, il y a prolongation de la transmission par un médium nouveau, d'un autre côté, il y a dans le film des extraits d'archives du procès Eichmann par exemple et donc pour ces enfants, il y a une espèce de leçon d'histoire, car il y a eu une libération de la parole et que la vérité doit se dire.
Ce qui est intéressant dans le film, c'est qu'il commence comme une petite histoire de famille qui ressemble à toutes les familles. Il y a mon frère avec qui il y a une connivence, on essaie de comprendre ce qu'il se passe avec notre père, ma sœur aînée qui se dispute avec ma mère,... Et comme dans toutes les familles, il y a des secrets, des choses cachées, non-dites, il y a des tensions, des conflits et tout ça est dans le film. Et puis tout d'un coup, il y a un tournant, une tragédie qui fait passer le film dans un autre registre. Mais même dans ce registre-là, il y a de la couleur, de l'humour, des moments de respiration et la fin est un moment très apaisé. L'adaptation est d'autant plus formidable que la bande dessinée est destinée aux adultes et que le film a été fait pour des enfants. Et on ne parle pas de la même manière à ces deux publics-là. En même temps, les enfants ne sont pas infantiles, ce sont de jeunes adultes.

 

C. : Le film n'est pas du tout édulcoré, il y a les cauchemars... 

M.K.: Les cauchemars sont très beaux. Ils ont d'ailleurs été inventés, car ils ne sont pas les mêmes dans la bande dessinée. L'entrée du camp avec les tatouages est l'idée de Véra. Et je pense que le moment où je cours dans la neige est un moment très fort.

 

C. : Est-ce qu'il y a une vocation à ce que le film soit accompagné, par exemple dans les écoles ? 

M.K.: Absolument. Le distributeur du film a fait un dossier pédagogique de 18 pages, il y a des données historiques sur la Shoah, sur ma famille et puis il y a des suggestions de travaux que l'on peut faire en classe avec les élèves, des questions que l'on peut poser selon le degré d'enseignement. Et j'espère que le film sera au programme des cours d'histoire quand il s'agit de parler autrement de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, d'une façon moins lourde, moins martelée. Et les petites histoires comme celle de ma famille sont parfaites pour introduire aux enfants l'histoire avec un grand H.

 

C. : Pour revenir à la bande dessinée, comment fait-on pour se représenter soi-même ? 

M.K.: J'ai un style graphique assez caricatural. Un réalisme caricatural. Quelque part entre Gaston Lagaffe et Tintin. Dans un premier temps, j'ai revisité nos photos de famille, quand nous étions enfants, pour voir comment j'allais nous dessiner chacun et à un moment donné, j'ai décidé de dessiner tel que je ressentais les gens et pas ce que nous étions réellement. Et l'important n'était pas de me dessiner avec tel nez ou telles taches de rousseur mais de pouvoir me dessiner sans avoir de références. Et quand je me vois dans le livre ou dans le film, je sens que c'est tout à fait moi. Je nous ai tous fait un nez rond et dans le film, ils ont tous le nez pointu et ça n'a aucune importance, l'essentiel est dans la puissance du ressenti.

 

C. : La caricature joue un rôle important, car c'est aussi une transmission de votre père.

M.K.: Oui, et je trouve que ça donne une valeur supplémentaire au film. Mon père aurait voulu être dessinateur. Quand il a été libéré de Buchenwald le 11 avril 1945 et qu'il a été rapatrié en Belgique, il était dans un sanatorium; il avait la tuberculose, la gale, le typhus et il souffrait de malnutrition, il pesait 33 kilos à l'âge de 19 ans. Pendant l'année qu'il a passée au sanatorium, il a fait des caricatures d'Hitler, il n'avait jamais appris, c'était un talent inné et ce talent, il me l'a transmis. Je suis devenu dessinateur et j'ai donc réalisé le métier que mon père souhaitait faire. Il avait commencé des études aux Beaux-Arts à Bruxelles qu'il a dû arrêter pour nourrir sa petite famille et il a vécu pendant des années comme artiste frustré. Il s'est remis à dessiner à la retraite. Finalement, dans la dernière scène du film où je l'accompagne à Auschwitz et qu'il feuillette mon carnet de croquis et qu'il voit la caricature que j'ai faite de lui, avec toutes ses médailles, il me demande en riant : «  C'est comme ça que tu me vois ? » et je dis « Oui » et on rigole tous les deux, pour moi, c'est le moment le plus émouvant du film.

 

C. : Il y a aussi l'importance du silence, ce que l'on cache. Est-ce que comme votre père, vous avez envie de poursuivre ce travail de la parole, de continuer à ce que cela circule ? 

M.K.: C'est vrai que quelque part je continue le travail de transmission de mon père mais je le fais dans un autre esprit. D'abord, je le fais à travers une création, mon père racontait directement ce qu'il avait vécu dans les camps. Il voulait faire ressentir la douleur de son expérience. Il a été arrêté à l'âge de 16 ans, à savoir l'âge des enfants auxquels il s'adresse lorsqu'il témoigne dans les écoles. Et il est devenu esclave à leur âge. Il souhaitait montrer la chance qu'ont ces enfants de vivre dans un pays démocratique. Moi, je suis là pour raconter les effets secondaires de ce traumatisme de mon père sur notre génération. Et que par la création, l'humour, on peut surmonter cela.

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