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Rencontre avec Anouk Fortunier pour Mijn vader is een saucisse

Publié le 02/07/2021 par Constance Pasquier et Kevin Giraud / Catégorie: Entrevue

Avec Mon père est une saucisse, la réalisatrice Anouk Fortunier signe un premier long-métrage à la fois drôle et tendre sur notre société cloisonnée et la difficulté de sortir de son propre cadre. Réussissant elle-même à faire bouger les lignes du genre assez cadenassé de la comédie familiale, elle insuffle énergie et fraîcheur à ce film pétillant tout en restant dans la relation père-fille qu'elle portait déjà à l'écran dans son film Drôle d'oiseau, récompensé en 2015 par le VAF. Rencontre avec cette Schaerbeekoise pleine de talent et de joie de vivre, passionnée de cinéma et d'animation.

Cinergie : Est-ce que tu peux nous parler de ton parcours ?

Anouk Fortunier : Après un an en Espagne, j'ai commencé à étudier le journalisme à la Arteveldehoogeschool, à Gand. Mais je me suis vite rendu compte qu'étudier la politique, l'économie, bref ce qu'il faut maîtriser en tant que journaliste ne m'intéressait pas vraiment. Par contre, nous avions également des cours de documentaires, avec une super professeure qui nous a fait découvrir des films de Werner Herzog, et cela m'a beaucoup plus attiré. J'ai donc fait le choix d'arrêter le journalisme et d'aller suivre des cours de cinéma au RITCS. Après trois ans en section documentaire, j'étais prête à faire un film et je réfléchissais à travailler autour de la figure de mon père, bipolaire. Mais finalement j’ai décidé d'abandonner l'idée car cela me mettait trop à nu. Le sujet m'habitait toujours et après réflexion, j’ai préféré en faire une fiction. J'ai changé d'école pour Sint-Lukas, et j'ai réalisé ce premier film sur mon père, un court-métrage personnel mais moins proche de moi, avec la bonne distance.

 

C. : Ce film c'est Drôle d'oiseau. Comment as-tu travaillé pour ce premier film ?

A. F. : C'était assez stressant au début, car c'était ma première expérience de fiction et de gestion d'un plateau avec plusieurs personnes, un scripte, ... Bref beaucoup d'appréhensions au début, mais c'était surtout un film fait avec une bande de copains. Avec énormément d'amour et zéro budget (les deux vont souvent de pair d'ailleurs!), on a réussi à faire ce film malgré notre manque d'expérience, aussi peut-être parce que c'est une histoire que je devais raconter, un projet personnel où j'ai mis toute mon énergie, et qui a été récompensé par un chouette parcours en festival.

 

C. : En passant à la fiction pour représenter ton histoire, tu as dû choisir toi-même tes comédien.ne.s ?

A. F. : Oui tout à fait. Dans Drôle d'oiseau, j'ai d'abord essayé de trouver quelqu'un ne ressemblant pas trop à mon père pour éviter que cela se rapproche trop de mon histoire, mais au final Tibo Vandenborre m'a complètement ébloui lors du casting. Je me suis rendu compte que cet acteur, c'était presque mon père, il avait les mêmes gestes, la même façon d'être, une certaine nervosité en lui. On a eu de très beaux échanges, où on a bien défini le spectre de son jeu. L'idée n'était pas de réaliser un portrait négatif sur la bipolarité mais plutôt le regard d'une petite fille qui adore son papa, et il se fait qu’il est bipolaire. En évitant si possible le côté trop émotionnel et les violons, pour en faire une histoire plutôt légère, humaine.

 

C. : Cette envie de prendre comme point de vue le regard de la petite fille, c'est aussi ce qui t'a amené sur le projet de Mon père est une saucisse ?

A. F. : Tout à fait. Quand Drôle d'oiseau a commencé à tourner en festivals, il a été vu en Flandre par le scénariste de Mon père est une saucisse, Jean-Claude van Rijckeghem. Il y a vu une histoire de père-fille, la fille s'appelait Zoé comme dans son scénario, bref il y avait des similitudes. Il a contacté son co-producteur chez A Private View qui avait vu mon film aussi, et ils m'ont appelé tous les deux pour me proposer la lecture du scénario de Mon père est une saucisse.

 

C. : C'était le coup de cœur direct ?

A. F. : Pas totalement. Je retrouvais des éléments dans le scénario que j'aimais beaucoup. Ce côté névrosé de la famille un peu loufoque me plaisait beaucoup. Mais il y avait aussi des côtés que je trouvais un peu trop flauw, c'est-à-dire un peu trop humour insipide ou en tout cas fade. Ce que je me suis imposée comme challenge, c'était de réussir à raconter cette histoire avec un mec qui doit enfiler un costume de saucisse, sans pour autant qu'on rigole grassement et que ça verse dans le potache. Je voulais garder de l'émotion et surtout réussir à façonner des personnages humains, réels et pas trop caricaturaux.

 

C . : Comment s'est passée la collaboration avec le scénariste ?

A. F. : Très intéressante. On avait des regards assez différents sur le film, notamment au niveau de l'humour pour lesquels nous avons eu de grandes discussions. De mon côté, j'essayais toujours de rester dans la subtilité, mais je pense que parfois il aurait bien voulu qu'on aille plus vers le slapstick. Mon travail était donc en quelque sorte de maintenir l'équilibre dans le film et les personnages pour éviter qu'on tombe trop dans cette direction. Il y avait parfois des conflits de génération aussi, ou des opinions divergentes mais au final, ça a été très instructif. J'ai appris énormément de choses avec Jean-Claude, notamment au niveau de la structure et théorie du scénario, là où moi je parlais beaucoup plus avec mes tripes et j'étais avec mes personnages. Maintenant, j'ai hâte de faire mon prochain projet sur lequel je suis seule à l'écriture.

 

C. : Un meilleur souvenir de tournage que tu voudrais partager avec nous ?

A. F. : Il y en a plein, mais j'ai surtout le souvenir d'un déclic, après cinq ou six jours de tournage avec les jambes flageolantes et le cœur qui battait la chamade. À un moment, j'ai vraiment réalisé qu'en fait, quoi qu'il arrive le film allait se faire, et qu'il fallait que je laisse tomber mes doutes pour endosser mon rôle de capitaine d'une équipe de gens talentueux et motivés. À partir de là, c'était génial parce que la confiance s’est ressentie entre les différents intervenants, les interprètes, les producteurs. On était tous dans le même bateau, on avait tous envie de donner le meilleur de nous-mêmes, et c'était une très belle énergie.

 

C. : En tant que réalisatrice, quelles seraient tes influences ?

A. F. : La première fois que j'ai vu Le 8ème jour, petite, ça a vraiment changé ma vie. Ça peut paraître super cliché, mais c'est vraiment le cas. Jaco Van Dormael m'a énormément touchée étant jeune adolescente. J'aime beaucoup cette maîtrise du réalisme magique et ces côtés surréalistes, c'est quelque chose que le cinéma plus que tout autre art permet de faire - même si l'animation et le théâtre le font aussi - ça me passionne. De même, le cinéma est très fort dans sa capacité à nous faire ressentir et à nous faire découvrir le point de vue de l'autre. C'est très important car cette empathie est nécessaire pour pouvoir sortir de sa case et voir le monde avec les yeux de l'autre. C'est ce que j'essaie d'insuffler dans mon travail.

 

C. : En parlant d'animation, tu utilises cette technique dans ton film pour certaines séquences, c'est un type de cinéma qui t'intéresse également ?

A. F. : J'avais déjà fait un petit projet pour Canvas il y a quelques années, sur un personnage qui avait des psychoses, et c'était ma première expérience de stop motion. Mon but, c'était de représenter ce qu’il voyait, et d'essayer de mettre cela en images avec de l'animation. Après ce documentaire, ça a continué à me trotter dans la tête, j'aime beaucoup le cinéma d'animation et particulièrement le stop motion. En en parlant avec Jean-Claude autour du scénario de Mon père est une saucisse, et du fait que la petite fille est très introvertie avec un monde intérieur riche mais qui a du mal à communiquer ses émotions, on s'est posés la question : "Comment peut-on montrer cet univers, comment peut-on raconter ce qu'elle n'ose pas exprimer ?" De là, nous avons travaillé avec l'animatrice et illustratrice Pascale Petersen, pour réfléchir à cette mise en place, et à se mettre dans la peau d'un enfant pour dessiner comme Zoé. On a voulu aussi garder le côté bricolage. Je voulais absolument éviter que ce soit trop lisse ou trop 3D, le dessin devait être vivant, le papier déchiré, il était très important d'avoir un côté sensoriel dans cette animation. On y est arrivés avec Pascale, et avec trois de ses petits-enfants qui ont également mis la main à la pâte pour ajouter un réalisme et de l'authenticité à ces dessins d'enfants.

 

C. : Le fait de découvrir cette histoire d'adultes du point de vue de l'enfant ajoute une dimension supplémentaire au film, l'adoucit. Cet aspect était déjà présent dans le scénario ou bien c'est toi qui l'a amené dans le récit ?

A. F. : C'est quelque chose que j'aime beaucoup faire, et même dans ma personne je suis un peu comme ça. Parfois, j'ai l'impression de mieux comprendre les enfants que les adultes. Du coup, pour moi c'est un mouvement qui vient assez facilement, et ça m'attire énormément. Dans ce scénario où le père prend beaucoup de place, c'était parfois difficile de garder ce point de vue mais on y parvient je pense avec les animations et avec ces séquences où l'on est centré sur Zoé, où c'est elle qui est le personnage le plus clairvoyant de tous. Les adultes ou les enfants plus adultes sont déjà conditionnés à un certain mode de vie, tandis qu'elle est encore impulsive avec un regard plus pur.

 

C. : Pour Mon père est une saucisse, tu as piloté le casting également ?

A. F. : Tout à fait. On a vu pas mal de jeunes filles pour le rôle de Zoé, mais quand Savannah Vandendriessche est entrée dans la pièce, j'ai tout de suite senti ce grand monde intérieur qu'elle avait. Ça s'est confirmé pendant l'audition, elle rêvassait, elle n'était pas vraiment là, et c'était exactement ce que je cherchais dans le personnage de Zoé. Ensuite, avec Johan Heldenberg qui faisait également partie des premiers acteurs choisis, on a commencé à assembler des familles avec différentes configurations, différents castings pour essayer de trouver l'énergie et le ton juste. Entre Johan et Savannah, il y a eu directement une très belle complicité.

 

C. : Au-delà des protagonistes principaux, l'ensemble des personnages fonctionne très bien, notamment la mère de Zoé. Dans l'ensemble, ils sont assez éloignés du manichéisme qu'on retrouve parfois dans certains films de ce genre?

A. F. : C'était fondamental pour moi, et ça a parfois été compliqué avec le scénariste, mais je voulais montrer que même si la mère avait choisi d'être carriériste, elle n’est pas pour autant une espèce de garce qui ne pense qu'au travail et à l'argent. Je voulais surtout éviter la caricature. Pour le père également, qui ne pouvait pas simplement être un égocentrique convaincu de son succès, mais était également tiraillé entre ses envies, ses choix et ses responsabilités envers son couple, ou envers sa famille.

 

C . : Cela donne un récit à la fois assez positif mais aussi pragmatique, qu'est-ce qu'il était important pour toi de montrer dans ce film ?

A. F. : Ce dont j'avais envie et ce que j'aime, c'est insérer un peu de magie dans les endroits où l'on y croit plus. Comme mon père le disait, c'est « essayer de trouver le beau dans le dégueulasse ». Plus difficile est la situation, plus on a besoin d'espoir. Essayons de trouver les instants magiques dans des moments pareils.

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