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Mon nom est clitoris - Rencontre avec Daphné Leblond et Lisa Billuart Monet

Publié le 20/11/2019 par Bertrand Gevart et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Sélectionné au FIFF pour une Première mondiale (dans la catégorie Place aux docs) le documentaire Mon nom est clitoris réalisé par Daphné Leblond et Lisa Billuart Monet, deux jeunes réalisatrices fraîchement sorties de l’INSAS, donne corps à ce qui était, jusqu’alors, resté dans l’oubli. Pensé sous forme de dialogues entre jeunes femmes autour de la sexualité, Mon nom est clitoris est un documentaire essentiel, une oeuvre nécessaire, sans tabous, et offre la parole pour repenser les inégalités du système patriarcal. De manière libérée, face caméra, douze jeunes femmes nous racontent leurs expériences, leurs déceptions, dans une volonté de changer le regard sur le corps de la femme, à la recherche du plaisir, pour un droit à connaître son corps.

Cinergie : Pourriez-vous nous expliquer la genèse du projet ? Pourquoi avoir choisi le thème du clitoris et plus généralement de la sexualité féminine ?
Lisa Billuart Monet :
C'est venu d'une longue conversation que nous avons eue toutes les deux à ce sujet, c'était la première fois qu'on abordait des choses qui nous avaient vraiment porté préjudice dans nos vies sexuelles. Le fait d'en parler à l'autre nous a donné envie d’aller demander à d'autres filles. On s’est dit que tout le monde aurait des choses à ajouter, des choses qui pourraient se croiser, c'est venu de cette conversation. Nous avions parlé notamment de masturbation et de l'obligation du rite de pénétration, de la virginité...
Daphné Leblond : Ça demande du courage de passer outre tous ses tabous et de commencer à discuter. Ce n’est pas évident, mais c'est un grand soulagement quand on se rend compte que l’on n’en est pas morte et que la personne en face, non seulement n'est pas choquée mais a vécu les mêmes choses. C’est à la fois extrêmement réconfortant et en même temps cela crée une empathie très forte, de la révolte aussi évidemment.
L.B.M. : Dès que l’on parle de sexualité avec une fille ce qui ressort très souvent, c’est : « Est-ce que je suis normale de ressentir ça ». C'était une volonté du film de dire : « Tout ça est normal » et chacune se pose les mêmes questions. Je pense que le film aide à se sentir normale dans sa sexualité.

 

C. : J’imagine que c'est un film qui s'est fait à mesure que vos discussions avançaient entre vous et à la fois dans la rencontre de l'autre féminin, ça s'est étalé sur combien de temps ? 
D.L. : Lors de notre première discussion nous étions en voyage, c’était l'été 2015, ensuite nous avons commencé à lire, à rédiger. Pour moi, c’était rédiger mon coup de gueule, parce que mon émotion principale était la colère. Lisa était un peu plus positive que moi, ce qui a permis de rééquilibrer le film.
À l'été 2016 nous avons commencé à tourner, ça s’est déroulé en deux parties : été 2016 et hiver 2016. Puis nous avons rencontré la production, ça a encore mis du temps et le film s’est terminé en septembre 2018.


C. : Avez-vous, pendant la réalisation de presque 3 ans, rencontré des féministes engagées, des associations que ce soit physiquement ou via leurs productions pour nourrir vos réflexions ?

D.L. : Oui nous en avons rencontrées et nous avons aussi beaucoup lu.
L.B.M. : Le rapport Hite m'a marquée comme première lecture, surtout le chapitre sur la masturbation. Ce rapport répertorie plein de manières de se masturber. Ce sont uniquement des témoignages et des interviews de femmes. J'ai été complètement scotchée par le nombre de manière de se masturber. C'est très explicite, c'est raconté de manière très concrète.
D.L. : C'est un bouquin des années 60, un de nos profs à l'INSAS nous a dit qu’il avait appris avec ça : à l'époque c'était un outil et je me suis dit quelle chance ! Aujourd’hui, on n’en parle plus - en tout cas en France-, c'est un livre américain et c’est vrai que si on avait appris avec ça on aurait déjà été beaucoup plus avancé. 
L.B.M. : Ce qui est un peu terrible c'est que c'est exactement les mêmes questions qu'on se pose aujourd’hui que dans les années 60, ce bouquin est hyper contemporain.


C. : Pensez-vous que ce livre soit tombé dans l'oubli au profit d'une éducation plus pornographique au sexe ?
D.L. : Sans doute, en tout cas statistiquement parlant, c'est vrai que la pornographie à un gros poids. Elle est regardée par des ados très jeunes, de 9-10 ans. Nous n’avons rien contre la pornographie, nous n’avons pas de jugement moral là-dessus, mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de problème; le fait qu'elle soit gratuite, que tous les cadres légaux aient sauté. Le porno que nous appelons mainstream représente toujours la même chose, les mêmes schémas, il est très hétéro-centré. Il y a une injonction à la performance. Ce serait chouette de faire de la pornographie un support pour apprendre le sexe, ça aurait du sens, mais il faudrait qu'elle soit bien faite, variée, riche. 
L.B.M. : Le porno féministe existe de plus en plus, il y a aussi les audios porn comme Vox. J'ai l’impression que c’est en train de décoller.
D. L. : Il y a des podcasts qui travaillent sur du porno audio, uniquement au son. Et puis il y a l'éducation qu'on a vis-à-vis du porno. Moi j'en avais zéro et il a toujours été hors de question que je regarde ça.


C. : Votre documentaire a une forme très didactique, est ce que c'était une volonté de créer un outil pédagogique, un support pour les professeurs des écoles par exemple ?
L.B.M. : Tout à fait ! On voulait vraiment que le film ait une fonction pédagogique, c'était une clé de départ. Nous avons voulu faire le film qu'on aurait voulu voir quand on avait 16 ans. Poser des questions mais aussi répondre à certaines. C’est pour ça qu'il y a des séquences d'animations où on montre vraiment l'emplacement, la taille du clitoris... Ce qui est très chouette c’est que nous sommes en train d'écrire un dossier pédagogique avec le planning familial qui va être un outil pédagogique dans les écoles. Nous allons extraire des séquences du film et il y aura ce dossier qui accompagnera ces séquences et ce sera un outil pour l'EVRAS (Education à la Vie Relationnelle Affective et Sexuelle)
D.L. : Le film sera distribué au moins dans 100 plannings en Belgique et on espère dans des écoles.


C. : Il y a déjà des projections prévues dans les écoles ?
D.L. : Pas pour l'instant. On organise une projection avec des personnes qui travaillent dans divers plannings familiaux. Nous sommes également en contact avec des universités françaises.


C. : Il y a un théoricien qui a dit que la caméra était quelque chose de très phallique et que le cinéma reproduisait finalement les distinctions de genre, les inégalités sexuelles, pensez-vous que le cinéma soit une technologie de genre ?
D.L. : Ça m'évoque les articles de Léa Meulville qui décrit bien le problème avec le regard, la pulsion scopique, la manière dont les femmes sont filmées, montrées et donc regardées. Ce qui est intéressant, c'est que c'est un problème qui ne s'applique pas du tout que dans le cinéma, ce problème a été identifié par Simone de Beauvoir, Pierre Bourdieu, par Mona Chollet maintenant qui fait un peu le relais de ces penseurs et qui dit bien que le problème survient à l’âge de la puberté, au moment où son corps change.
La femme commence à être regardée sexuellement, à être sexualisée par le regard masculin. Au lieu de commencer d’abord à s'approprier ce corps qui change, il y a en premier le regard masculin sur soi alors le corps devient gênant, honteux. Le problème de voir et d'être vu en tant que femme est un problème qui dépasse largement le cinéma.
Je l'ai vécu il n’y a pas longtemps encore en tant que spectatrice ce fait d'être obligée d'avoir un regard très voyeur et très sexualisant d'une manière que je n’aime pas. Pour moi, c'est ok de sexualiser les gens mais il y a des manières de faire.


C. : Pourquoi avoir choisi des faces caméra et des plans fixes comme dispositif filmique ?
L.B.M. : Nous avons d'abord choisi le cadre de la chambre parce que ça nous paraissait cohérent avec le sujet et c'était un endroit où les filles se sentaient en sécurité. C’était aussi un endroit qui les représentent pour donner des choses à voir à l'image, ça fait partie de ta personnalité la manière dont tu aménages ta chambre. Pour le cadre fixe, nous avions à chaque fois deux caméras, nous avions envie d'être avec elles, dans l’écoute et de ne pas être en train de cadrer mais plutôt d'être dans une conversation. D'ailleurs c'est pour ça que nous apparaissons dans les plans larges, c'est pour rendre visible ce lien, cette conversation avec elles.
D. L. : Dans ce choix de mise en scène, il y avait aussi une volonté de faire des petits décalages, c'est à dire on va se mettre sur le lit, mais on va filmer tout sauf du sexe, même si le lit l’évoque. Nous avons choisi de ne pas mettre de nudité, on s'est dit que l’on allait filmer des corps mais des corps qui s'expriment et presque par esprit de contradiction, on va aller chercher tout sauf des corps sensuels.


C. : Comment avez-vous rencontré et sélectionné les filles ? Aviez-vous un questionnaire déjà prêt que vous suiviez ?
L.B.M. : Au départ, nous avons demandé à des personnes proches car nous voulions filmer face caméra. Nous avions vu pas mal de films, notamment sur des trentenaires où les visages étaient floutés. mais si on veut dénoncer quelque chose, il faut que l'on puisse voir les personnes et leur visage. Du coup, j'ai demandé à ma colocataire, qui est dans le film. Comme ça se passait très bien, nous avons finalement été en contact avec des amies d'amies puis des gens que l’on ne connaissait pas du tout et puis nous nous sommes vite arrêté car nous avions assez de matière intéressante.
Nous avions fait un travail de recherche avant de commencer les interviews, nous adressions une liste de questions chronologiques : des débuts des sensations dans l'enfance, à la masturbation, au sexe à deux puis à la virginité, ce qu’on retrouve aussi dans le film. Nous avons essayé d'être dans une conversation, de rebondir sur ce qu’elles répondaient. Nous nous sommes intéressé à ce qu'elles avaient envie de dire. Elles ont accepté d'être filmées parce qu’elles avaient un besoin de dire certaines choses.
D.L. : Le film a évolué au cours du temps, et c'est vrai que naïvement, comme beaucoup de gens, j'avais l'impression d'avoir beaucoup d'idées au départ, mais pour moi être intelligent sexuellement, c’est partir du principe que tout est possible, qu’il n'y a pas d’acquis. Il faut commencer par écouter la personne en face mais encore aujourd’hui, ça m'arrive de me rendre compte qu'il y avait quelque chose que je n’avais pas déconstruit, qu’une personne fonctionne complètement à l'inverse de moi. Et lorsque c’est arrivé dans le film, ça m'a remis à ma place. C'était important de réussir à se remettre en question, à se resituer dans un ensemble de femmes qui n'ont pas nécessairement les mêmes soucis, les mêmes enjeux et qui ont parfois des problèmes opposés aux nôtres. 


C. : Pouvez-vous nous parler du nom du documentaire ? Selon vous tous les thèmes abordés sont liés au clitoris ?
D.L. : En montage, nous nous sommes dit que c’était un fil rouge. Je pense que c'est Lydie notre monteuse qui nous l’a dit parce qu’effectivement il intervient à beaucoup d'endroits pour des raisons physiques. Pour nous, c'était très important de ramener sa sexualité à ce qu'elle a d'anatomique car du côté des femmes on psychologise et évidemment on pathologise tout, toutes les femmes sont malades, frigides, et ont des blocages, on leur dit de lâcher prise mais ça ne veut rien dire tout ça. On voulait revenir à des choses concrètes et physiologiques. Le film dit que les mots sont très importants, qu’ils sont liés au corps, aux sensations, qu'ils ont un impact réel dans le vécu des gens. 
L.B.M. : Nommer le clitoris, c'est le faire exister et le rendre visible. C'est aussi un objet de revendication. Au départ, on ne sait pas à quoi il ressemble et à la fin du film on va le tagguer dans l’espace public. 


C. : Finir par une action revendicatrice, c'est une idée que vous avez eu dès le départ ? C’est aussi le seul moment du film où l’on sort de la chambre.
L.B.M. : J'ai eu l'idée dans le train, on cherchait une séquence de fin. On voulait une communion, qu'elles soient toutes ensemble et on voulait que ce soit aussi politique, qu'il y ait une revendication.
D.L. : Ce qui est drôle, c’est que ce mouvement de tagguer, de prendre l'espace public a sûrement existé depuis très longtemps mais le 8 mars dernier, il y a eu la campagne « This is not a allien, not a Bretzel » et c'est vraiment le même mouvement, nous nous sommes finalement inscrites dans cette histoire mais sans le savoir.
L.B.M. : Il y a 5 ans, quand nous avons eu l'idée du projet, nous avions l'impression d'avoir eu une idée nouvelle. On n'avait jamais trop vu de clitoris, il n’y avait pas d'émissions de radio par dizaines sur le sujet alors que maintenant, c'est le cas. En fait, ce n’est pas un sujet original du tout (rire).
D.L. : Tant mieux d'ailleurs, si c'était original nous n’aurions probablement pas été financées ! L'histoire féministe est là, elle est là depuis longtemps. Ce que disent souvent les femmes qui vivent des violences c’est qu’elles ont toujours parlé. Il y a toujours eu des femmes qui dénonçaient mais qui n’ont jamais été écoutées ni entendues, c'est ça la différence ! Mais aujourd’hui, c'est en train de bouger un peu. Il y a plus de visibilité sur ces questions et des filles plus jeunes s'intéressent aux féministes, c'est devenu plus cool.


C. : Auriez-vous des recommandations féministes pour des jeunes filles en construction qui, suite à la vision du film, pourraient avoir envie d’aller plus loin ?
D.L. : Nous avons travaillé sur une bibliographie et une filmographie qui est dans le dossier pédagogique. Nous avons centralisé des informations qui seront publiées sur le site internet et la page Facebook.
L.B.M. : Il y plein de chaines Instagram comme Tas joui, Clitrevolution, Gang du clito, etc.
D.L. : En podcast, il y a Les couilles sur la table, Un podcast à soi. Même si ce n’est pas sur la sexualité il y plein de choses intéressantes.
Il y a un podcast que je trouve incroyable c’est Me, My sex and I, sur la sexualité des femmes noires. Il y a aussi Putain de podcast sur les travailleuses du sexe. C’est vraiment laisser la parole pendant plus d’une heure à quelqu’un qui raconte la prostitution.
L.B.M. : Nous travaillions sur un autre projet à la suite de Mon nom est Clitoris. Nous aimerions bien faire un projet web avec des petites capsules. Dans notre film, il y a plein de minorités sexuelles qui ne sont pas du tout représentées comme les transsexuels, les asexuels et mêmes les travailleuses du sexe. Nous aimerions faire des capsules et des podcasts avec ces personnes pour qu’elles aient un espace où s’exprimer. Un personnage du film est devenu trans, une autre s’est mariée, donc il y a déjà plein de choses qui ont changé. Dans ce projet web, on ferait aussi les interviews des mêmes personnes, 4 ans plus tard.

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