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Na Wewe de Ivan Goldschmidt avec Jean-Luc Pening

Publié le 02/03/2011 par Dimitra Bouras, Sarah Pialeprat et Arnaud Crespeigne / Catégorie: Entrevue

À droite, Jean-Luc Pening, scénariste, à gauche, Ivan Goldschmidt, réalisateur. Au centre, Na wewe, leur dernier court métrage âgé d’à peine neuf mois qui, après avoir fait le tour du monde des festivals, part à la conquête d'Hollywood. Les Oscars, ils n’en rêvaient même pas lorsqu’ils se sont embarqués dans cette aventure, au Burundi, proche voisin du Rwanda, petit pays qui a connu les mêmes atrocités, les mêmes massacres ethniques. C’est sur le ton de la comédie pourtant qu’ils ont choisi de dénoncer l’horreur, et en forme de fable qu’ils éreintent les absurdités de la guerre. Lafontaine avait déjà compris, que par ce biais, il était peut-être possible de rendre les hommes meilleurs.

« Je voudrais que ce film puisse servir d'arme de paix. »

À droite, les Hutus, à gauche, les Tutsis… ! Ou bien le contraire.

C. : Commençons par le commencement, c’est-à-dire l'initiateur de cette aventure, Jean-Luc Pening. Comment un ingénieur agronome se lance-t-il dans l'écriture d'un scénario ?
Jean-Luc Pening : C'est une longue histoire.... Pour faire court, en effet, je suis ingénieur agronome et j'ai beaucoup travaillé en Afrique, notamment au Burundi. Dans les années 90, j'avais une plantation là-bas. Un matin, en allant au travail, je me suis retrouvé dans le feu d'une patrouille militaire. Ils ont bloqué ma voiture, et m'ont tiré une balle dans la tête sans aucune raison. J'ai perdu la vue dans cette aventure. Je suis revenu en Belgique, puis j'ai décidé de repartir au Burundi pour y créer une ONG dans la communication (campagne antisida, etc.). En 2007, le centre culturel français de Bujumbura a lancé un concours de scénario de court métrage. Comme je m'étais remis à l'écriture, grâce à un ordinateur à synthèse vocale, je me suis mis à écrire cette histoire sur le conflit entre Hutus et Tutsis. Je voulais parler de l'absurdité de cette problématique : qui est Hutu, qui est Tutsi, comment savoir ? J'ai écrit très vite, en reprenant des personnages que j'avais rencontrés, et le scénario a reçu un prix ! De retour en Belgique, je voulais avoir l'avis d'un professionnel. Je me suis souvenu qu'un vieux copain d'université s'était lancé dans le cinéma, un certain Ivan Goldschmidt. Je le lui ai envoyé, et il m'a dit immédiatement : « Je tourne ! ». Et c'est parti comme ça, je ne connaissais même pas son travail.


Ivan Goldschmidt : Oui, c'est vrai qu'on s'est surtout connu autour de bonnes bières dans de longues, très longues soirées ! On ne s'était plus revu depuis trente ans ! J'avais bien sûr appris ce qui lui était arrivé là-bas, et ça m'avait beaucoup touché, mais il faut avouer qu'on est parfois un peu lâche devant un handicap... J'ai eu plusieurs fois envie de le contacter sans jamais oser le faire. Quand j'ai reçu son scénario, j'ai tout de suite vue une adéquation enthousiasmante : un témoignage indirect de son histoire, et un texte qui avait de très belles qualités.

C. : Le scénario a subi beaucoup de transformations ?
Ivan : Toute la structure était là, cette ligne que l'on trace sur le sol et où l'on demande de placer les Tutsis d'un côté et les Hutus de l'autre, mais surtout il y avait cette orientation ironique, qui m'a tout de suite inspiré.
Le Burundi est un pays qui est un point de passage, les peuples s'y sont beaucoup mélangés. Cette différenciation Hutus Tutsis n'a pas de véritable fondement. Prenons un exemple, certains Hutus, parce qu'ils ont gagné de l'argent et sont montés socialement, sont devenus Tutsis ! Il y a des milliers d'exemples de transformations qui sont certainement le fait de personnes qui ont manipulé l'idéologie à des fins économiques. Cette guerre est surtout un prétexte au vol, au pillage...
Ce qui était important pour moi, c'était de traiter cette histoire d'une façon différente, de trouver un axe propre par le biais de l'humour. Beaucoup de films traitent de cette question délicate, et le fait de faire un court métrage me laissait penser que l'on devait en parler autrement. Cela a provoqué pas mal d'inquiétude pour Jean-Luc, ce que je comprends très bien, mais on s'est mis d'accord. Pour pouvoir monter financièrement le film, je pensais qu'il fallait un peu élargir le propos, donc nous avons retravaillé le scénario ensemble. On y a mis la question belge en écho. On a introduit le personnage du Belge truculent qui donne beaucoup d'ironie à l'affaire.
Quand je lui ai montré le film, moment très émouvant, il était pris par la tension qui est très présente et puis, il m'a dit « Ivan, est-ce que tu penses qu'il y a assez d'humour ? ». Il était donc parfaitement acquis à cette cause !
Jean-Luc : J'ai d'abord dit « C'est très fort ». Il est évident que lorsque j'ai écrit cette histoire, je ne me suis pas dit « Tiens, je vais faire une comédie, un drame, ou que sais-je...» J'avais d'abord un message à faire passer. Je voulais dénoncer l'absurdité des luttes ethniques.

C. : C'est un pari osé d'aborder le conflit ethnique sous l'angle de la comédie....
Jean-Luc : Le rire, c'est l'émotion suprême. Tant qu'on est dans les pleurs, on reste bloqué. Dès que l'on peut en rire, on prend du recul et on peut aborder les vrais problèmes. L'humour est une émotion nettoyante.
Ivan : Soyons clairs, on a failli ne pas pouvoir tourner le film à cause de ce problème-là, et pourtant, quand on y pense c'est quelque chose qui se fait beaucoup. En y regardant de près, La Grande Vadrouille se situe dans un contexte dramatique, celle de l'invasion allemande. Si je n'avais pas pu y introduire cette ironie, j'aurai eu l'impression de faire un film de plus.

C. : Introduire dans cette histoire un Belge très très lourd (incarné par Renaud Rutten), c'était nécessaire pour pouvoir s'emparer d'un tel sujet sans être Africain ?
Ivan : Oui, c'est très juste, mais je vois ça un peu différemment.... Il est important de dire que, historiquement, la Belgique a eu le protectorat du Rwanda et du Burundi. Ce sont les Belges qui ont inventé la carte d'identité qui a divisé les gens en deux catégories : les « beaux et intelligents » Tutsis, et les « besogneux » Hutus. En faisant ça, ce sont eux qui ont mis le ver dans la pomme, et c'est à cause de ça qu'il y a eu des problèmes ethniques !
Bien sûr que lorsque j'ai lu le film, je me suis posé cette question de légitimité. La présence de Jean-Luc, qui est à la base du film, était essentielle pour moi. Il faut voir le respect et l'empathie que les Burundais ont pour Jean-Luc qui s'est retrouvé victime de ce conflit. Je pense que si un Africain avait fait ce film, il n'aurait pas pu être neutre. Pour moi, ce croisement d'histoire entre un Belge et les rebelles prend un sens qui est, à mon avis, tout à fait juste. Bien sûr, introduire ce Belge était important, mais l'idée était d'universaliser le propos, non pas de me disculper du fait que je puisse faire ce film.
Ce qui est sûr, c'est que sans Jean-Luc, jamais je ne l'aurai fait !

C. : Jean-Luc est un peu Burundais en fait !
Jean-Luc : Je ne sais pas... Là, vous me posez un problème identitaire ! (rires)

C. : Vous avez tourné le film au Burundi. Quelles étaient les conditions de tournage ?
Jean-Luc : Bon, la première chose, c'est qu'on a été très très bien accueilli par les autorités. On est arrivé à mettre en place tout un système de sécurité, et il faut dire que le moment où l'on a tourné, le pays était quand même pacifié. Tous les gens sur place sont partis à 200 à l'heure dans le projet.
Ivan : Quand Jean-Luc m'a envoyé le scénario, la situation était encore très tendue. Il faut savoir que la guerre au Burundi a duré 12 ans et a fait plus de 300 000 victimes. Quand on a décidé de tourner, moi, j'étais très inquiet, car la situation était encore très instable... J'hésitais beaucoup, et Jean-Luc me disait « Si, il faut tourner au Burundi ! ». Il a beaucoup d'exigences et... je ne sais pas pourquoi, j'ai tendance à les suivre... !
En arrivant, on a découvert un pays qui avait dépassé la crise, et toutes les portes se sont ouvertes d'une manière hallucinante ! Ils sont en pleine campagne de réconciliation, et ils ont vu l'intérêt du film. Notre grand espoir, c'est que le film puisse être projeté là-bas ! Qu'il puisse servir d' « arme » de paix. On est en tractation en ce moment pour faire doubler le film en kirundi, pour qu'il puisse être diffusé partout et accessible à tous.

C. : Mais on peut imaginer que les blessures sont encore ouvertes, qu'il y a des traumatismes....
Ivan : Contrairement aux Rwandais où l'expression de la douleur est beaucoup plus difficile, où la catharsis se fait autrement (par les palabres, les conversations organisées), les Burundais utilisent eux aussi l'humour, le deuxième degré, par le biais du théâtre, de petits reportages télé parodiques. C'est, pour eux, une façon de survivre.
Jean-Luc : Moi cela fait longtemps que je travaille au Burundi, avec des gens proches de la terre, des paysans, et il est clair que cette problématique les dépasse complètement. Leur problème est de savoir s'ils vont manger demain, et si les enfants vont pouvoir aller à l'école. L'appartenance ethnique, c'est le cadet de leur souci !

C. : Vous n'avez pas simplement tourné au Burundi, mais aussi avec des Burundais.
Jean-Luc : Pour moi, il était clair que l'on ne pouvait pas débarquer comme ça, tourner un film et repartir. Il fallaitqu'il y ait un transfert de connaissance.
Ivan : Il faut savoir qu'au Burundi, il y a eu un long métrage de fiction tourné il y a vingt ans, puis, plus rien depuis ! Ils ont carrément oublié ce qu'était un film de fiction. On est arrivé dans un pays où il n'y avait ni matériel, ni professionnels. La première étape a été de former des gens. On a demandé à l'Unesco de soutenir un projet de formation et ils ont accepté de nous aider. Les professeurs de cinéma qui faisaient partie de mon équipe ont donné des cours. On a donc commencé par faire un casting de techniciens, et on a constitué une équipe d'une vingtaine de personnes, dont un directeur de casting. Il a d'abord trouvé 4 ou 5 acteurs qui font du théâtre, quelques chanteurs, puis des gens... le chauffeur du bus est un vrai chauffeur, les soldats sont des ex-soldats etc. À part 4 ou 5 acteurs, les autres protagonistes venaient des collines. Ils ont tous été concernés de près ou de loin par le drame qui s'y est déroulé.
Jean-Luc : On a vécu 8 jours de tournage extraordinaire, d'une grande richesse. Cela a lancé les débats. Tout le monde est venu raconter son histoire. Il y a eu des échanges d'une profondeur incroyable. Aujourd'hui, on a d'ailleurs des retombées formidables : trois personnes de l'équipe font des formations à l'étranger, deux ont écrit des scénarios, un a fait un documentaire sélectionné au Fespaco... Ça a donné une vraie impulsion !

C. : Quand on sort d'une aventure comme celle-ci, se dit-on que, finalement, on peut rire de tout ?
Ivan : Je ne dirai pas « de tout », mais « avec tout ». Il n'y a pas de moquerie dans le film. C'est l'ironie qui amène le rire, pas le gag. L'humour ici permet au spectateur de voir. Quand j'ai fait le casting, et que j'ai demandé de jouer l'agression, ils ont voulu faire « vrai », montrer ce qu'ils avaient vécu. Il y avait des vieilles dames projetées par terre, qui se relevaient en souriant pour demander si c'était bien. J'ai dû arrêter ça !
Le film est une fable. On a pris un événement quotidien, mais on ne l'a pas filmé de façon réaliste. Dans la réalité, ça va beaucoup plus loin que ça dans la violence. Ce qui est étonnant, c'est que lorsqu'on montre le film aux Burundais, ils disent que c'était comme ça, à cause de la tension dramatique qui est présente dans le film. Ça m'a beaucoup impressionné de voir qu'en manipulant les paramètres dramaturgiques, on arrive à recréer la sensation de vérité alors que l'on est dans un mécanisme totalement fabriqué.
Si j'avais fait un film réaliste, les gens auraient fermé les yeux, et vu son parcours dans les festivals et les commentaires que l'on a, je me dis que j'ai bien fait.

C. : Parlons-en, justement ! Le film est nominé aux Oscars !
Jean-Luc : Si on m'avait dit ça, en 2007, quand je me suis mis devant mon ordinateur ! Mais peut-être que si je m'étais dit « tiens, je vais écrire un film génial qui va aller au Oscars », ça aurait été lamentable et je me serai complètement planté ! Tout s'est enchaîné d'une façon naturelle en fait. J'ai envie de dire que ce scénario était un gâteau, et qu'une montagne de cerises s'y sont ajoutées. Moi, je ne suis pas du tout dans le métier, donc les Oscars c'est un peu abstrait... ça ne va pas forcément m'ouvrir des portes. Ce qui me touche dans cette nomination, c'est d'être venu avec un film sur un petit pays africain que personne ne connaît, et qu'un tel sujet tourné par des Belges puisse représenter quelque chose aux Etats-Unis. Le sujet est universel. La victoire est dans le message que nous avons voulu faire passer, plus que dans une statuette....
Ivan : Oui, mais la statuette, ce serait pas mal quand même...
Jean-Luc : C'est sûr...

C. : Comment allez-vous faire justement si vous la remportez ?
Ivan : On fera la garde partagée. Une semaine sur deux !
Jean-Luc : Oui mais où va t-on la placer ?? À gauche ? Ou à droite ?

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