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Naël Khleifi, réalisateur de Alpes

Publié le 13/10/2021 par Dimitra Bouras et Josué Lejeune / Catégorie: Entrevue

Au cœur des Alpes, dans le secret de la nuit glaciale, des femmes et des hommes partent au secours des migrants qui traversent la frontière italo-française. Solidaires, ils s’organisent dans l’illégalité pour échapper aux contrôles de police et à la répression qui sévit sur ces chemins de montagne et portent secours à celles et ceux qui tentent d’entrer en France au péril de leur vie. Naël Khleifi, avec une formation en Image, avait déjà abordé le sujet avec son premier documentaire, En Attente, réalisé en 2011 à Calais et avec son court-métrage en 2004, Au pays des géants, l'histoire d'un réfugié qui arrivait dans le port de Dunkerque. Rencontre avec un réalisateur militant.

Cinergie : Comment vous est venue l'envie de faire ce film ?
Naël Khleifi : L'envie est venue à partir d'un reportage radio sur ce lieu et la situation des migrants qui tentaient de traverser la frontière entre l'Italie et la France. Je connaissais bien ces montagnes-là, parce que j'y étais allé en vacances. Et la question des réfugiés me préoccupait depuis longtemps. J'ai eu envie d'aller voir, et j'y suis allé seul au début. J'ai très vite rencontré beaucoup de monde. En fait, cette société civile n’était pas très grande, surtout au début de 2018. À ce moment-là, il y avait très peu de personnes qui gravitaient dans la région, et qui s'occupaient de ces questions-là. Très vite, j'ai commencé à voir la possibilité de faire un film. C'est vrai que ça faisait quelques années que je me posais la question de comment parler de la question des réfugiés sans entrer dans le film classique où on fait des interviews, où on demande pourquoi vous avez quitté votre pays. Et je trouvais que le lieu, les montagnes et cette réalité active des militants, m'offraient une autre manière d'en parler. 

 

C. :  Ce qui est impressionnant dans votre film, c'est la façon dont vous l'avez mis en scène. Cette impression d'être tout le temps aux aguets, de chercher à se cacher de la police, d'être sur le qui-vive, que ce soit les militants ou les réfugiés ou "transmigrants" comme ils les appellent.

N. K. : C'est vraiment ce qu'on a essayé de faire. Moi, je suis parti tourner là-bas pendant deux ans de manière alternée. J'y allais tous les deux mois, plus ou moins pendant deux ou trois semaines. Et j'ai très peu tourné au début. En fait, j'ai été vite pris par la question, j'ai rencontré des belles personnes qui militaient et qui m'ont emmené dans leur combat. Et j'ai voulu restituer ce combat. J'ai essayé de filmer à la première personne comme un militant, d'une certaine manière. Et non pas de filmer de l'extérieur un réseau ou un groupe, parce que ce n'est pas un réseau, ce sont des gens isolés qui se regroupent autour d'un combat et d'une cause à défendre.
J'ai très peu filmé, j'ai toujours attendu les moments propices, parce que c'est pas simple. Il y a une grande méfiance par rapport à la caméra. En fait, beaucoup de personnes sont soit suivies par la police, soit suspectées ou encore en procès. Par contre, j'étais toujours avec une caméra. J'ai essayé de faire des séquences assez longues, de longues prises, en essayant de trouver un moment ou un lieu où on se retrouve pris dans l'action. J'ai fait très très peu d'interviews. 

 

C.: Qui sont ces militants qui se trouvent là et pourquoi y sont-ils ? On imagine bien que ce ne sont pas tous des habitants du village. 

N. K. : La réalité de Briançon est assez particulière. Des personnes ayant des convictions politiques et idéologiques complètement différentes sont amenées à collaborer. Il y a, dans le Briançonnais, tout un réseau lié à la municipalité, ou en tout cas autorisé, enfin qui l'était. Parce que maintenant la municipalité est passée à droite et les militants ne sont plus du tout les bienvenus. Ces militants apportent de l'aide aux personnes qui viennent de franchir la montagne. Ils les accueillent, les soignent et les aident à repartir ailleurs en France. Il y a des groupes militants d'extrême gauche en France et des groupes militants d'extrême gauche, anarchistes, du côté italien. Il y a, de part et d'autre de la montagne, des groupes militants qui, en fait, collaborent assez peu. Ils sont assez peu en contact les uns avec les autres. Moi, j'avais cette place un peu privilégiée de pouvoir circuler dans tous ces groupes différents et de créer des relations aussi avec chaque personne, même si je n'en ai pas parlé dans mon film.
C'est vrai qu' il y a une espèce de grande émulation autour de la question des réfugiés dans cet espace-là, mais aussi une grande opposition parce qu'il y a des fascistes qui traînent aussi dans les montagnes pour dissuader les migrants et la police tout le temps présente. Je me suis baladé dans tous ces réseaux et j'ai filmé ce que je pouvais mais je n'ai pas parlé de cette diversité-là.

 

C. : Pourquoi cette recherche de passage entre l'Italie et la France ?  

N. K. : En fait, la frontière entre l'Italie et la France est complètement coupée. Les passages possibles sont très contrôlés. Un des rares passages possibles est celui de Briançon. C'est un des passages possibles et sans devoir payer des passeurs, qui coûtent assez chers ! En fait, même s'il y a une grande présence policière, les gens passent, si ce n'est pas la première fois, ce sera la deuxième ou la troisième. Par contre les conditions sont assez extrêmes et c'est réellement dangereux. Il y a des gens qui perdent des orteils, ou qui sont tombés. On a trouvé des cadavres au fur et à mesure des années et c'est aussi pour ça que ces réseaux existent. Pour qu'il n'y ait pas de morts à la frontière. Et c'est aussi pour cela que c'est un peu compliqué pour la justice de les attaquer étant donné que les militants aident réellement et concrètement des personnes. La justice est prise dans une sorte de balancier, d'un côté elle attaque les militants et de l'autre elle ne peut pas réellement les condamner puisqu' ils font quelque chose d'indispensable.

 

C. : Mais, que je sache, on n'a pas le droit d'aider des sans-papiers en France !

N. K. : En France, on n'a pas le droit de les aider au passage. Mais par contre, une fois qu'ils sont sur le sol français, rien n'empêche de venir en aide à quelqu'un. C'est sur cette ambiguïté que tout se joue. La frontière c'est une ligne, on peut être à dix mètres de la ligne et ne pas aider au passage. Si la personne franchit cet espace, on ne l'aide pas à passer, on le reçoit. 

 

C. : On voit très peu les migrants dans le film, si ce n'est à la dernière séquence, qui est assez forte, lorsque vous les laissez parler sur leurs conditions et leurs revendications de justice. Est-ce parce qu'ils risquent d'être poursuivis ? 

N. K. : Non, c'est parce que j'ai vraiment construit le film autour des militants. On a tenté de retarder la rencontre avec les migrants dans le film, on a essayé de les rencontrer après les maraudes. On est d'abord uniquement avec les aidants, je ne sais pas comment on peut les appeler, les militants, les maraudeurs et on fait le voyage avec eux pour finalement rencontrer les migrants. Ce film est un mouvement qui part de ces gestes de solidarité et qui va à la rencontre des migrants et de leur humanité. 

 

C. : Des précisions sur l'équipe du film?

N. K. :  La rencontre qui a été vraiment très très importante pour moi, c'est celle de Pauline Fonsny, la monteuse, avec qui on a réussi à trouver un vrai dialogue. Elle m'a emmené dans des choses que je n'aurais, je pense, pas fait sans elle.

 

C. : Le montage s'est fait en cours de route ?  

N. K. : Non, non, le montage c'est fait à la fin du tournage. Le tournage s'est passé en beaucoup de prises différentes. Je partais parfois seul, parfois avec un ami, parfois avec une équipe. Par contre, j'ai rassemblé toute la matière et on a commencé à monter une fois que tous les tournages étaient finis.

 

C : Vous avez choisi Pauline Fonsny parce qu'elle est aussi sensible à cette question ? 

N. K. : C'est Alice Lemaire, ma productrice, qui m'a présenté Pauline. Et c'est vrai que les discussions que j'ai eues avec Pauline, au début, étaient très peu autour du cinéma, mais plus autour de l'engagement politique. On s'est retrouvé à ce niveau-là. La question formelle est venue dans une seconde étape. J'ai invité Pauline à venir travailler dès le début de la réflexion, sur les questions structurelles qui se sont très vite posées. Et c'est là où je dis qu'en fait, cette structure-là, on l'a trouvée ensemble.
Pauline m'a poussé à aller vers une radicalité à laquelle j'étais un petit peu réticent. Moi, j'étais préoccupé par le passage d'une scène à l'autre, j'avais envie d'adoucir ces passages. Finalement, je pense qu'en allant vers un cut plus assumé on est arrivé à proposer quelque chose de plus cohérent.

 

C : C'est ta formation de chef op' qui a donné la beauté des images dans la montagne ?

N. K. : Au début, je suis parti sans vraiment savoir où on allait. J'ai commencé à filmer d'abord avec un ami, Thomas de Hemptinne. Lui, n'avait jamais fait de documentaire. Dans ce sens, c'était très intéressant de travailler ensemble. C'est quelqu'un de très précis dans ses images. Ensuite, j'ai invité un ami très proche avec qui j'avais fait en partie mon premier film, Diego Romero Suarez qui est le chef opérateur de Roberto Minervini. C'est un ami très proche, mais c'est surtout un génie de l'image. On était bien d'accord sur ce qu'on voulait mais il m'a apporté une très forte précision. Et puis, j'ai terminé le tournage avec Sébastien Alouf, qui est plus artistique. Il fait de la photographie et de la peinture et il a aussi amené une autre dimension. Et j'ai aussi cadré. Je crois qu'on a réussi à faire quelque chose d'assez uniforme malgré tout en sachant que c'est vraiment des sensibilités très différentes. Et je pense que ça donne quelque chose de beau.
La scène de l'interview de Issa quand il arrive au refuge, c'est Diego qui l'a filmée et c'était magique à monter. C'était parfait... Tout était dans le rythme, dans la temporalité de ce qu'il filmait !

Je pense que c'est important de travailler avec un cadreur, quand on réalise, on ne peut pas avoir les yeux partout. Un cadreur va pouvoir se concentrer sur un sujet qu'on a ciblé ensemble. Et quand on réalise, on doit pouvoir continuer à regarder ce qui se passe autour. Il y a un réel apport de travailler avec un cadreur et un ingénieur son !

 

C. : Vous montriez les images précédentes à chaque nouveau cadreur qui vous accompagnait ?

N. K. : Quand j'ai travaillé avec Sébastien, je lui ai montré des scènes qu'on avait tournées, je lui ai montré des images qui étaient référentes. Mais sinon, non, c'était beaucoup dans l'échange. J'avais des demandes plus ou moins précises, sur la manière de poser la caméra, la manière de filmer et quand couper. Là-dessus j'étais assez exigeant. Mais j'ai travaillé avec des personnes qui avaient aussi cette volonté de pousser loin la question de l'image.

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