Nicola Mazzanti. Le numérique, suite sans fin.
1. Archives cinématographiques et numériques
La question agite notre CINEMATEK, mais aussi les cinémathèques du monde entier : le numérique est-il fiable pour sauver les milliers de films que nous conservons depuis que Henri Langlois et Georges Franju, dans les années 30, ont décidé de sauver les vieilles bobines de la jungle de la marchandisation ? Après avoir paré au plus pressé, être passé du nitrate à l'acétate, avoir restauré la dépréciation des films en couleurs, le numérique est arrivé, tel Zorro. Mais permet-il l'inscription d'un film sur un support que l'on maîtrise ? Le fait que le numérique ne cesse d'évoluer ne nous permet pas de l'affirmer. Est-il capable de tenir plus de cent ans comme la pellicule ? Non, d'autant moins que le support est évolutif. Que faire avec ce système qui va devenir dominant dans le futur et dont il va falloir sauver, grâce au télécinéma, des films utilisés avec une DV ou une HD. C'est à ce genre de question qu'entend répondre le F.I.R.S.T (Film Restoration and Conservation Strategies) dont le dernier colloque s'est tenu au mois de juin à la CINEMATEK. Nous avons profité de la venue de Nicola Mazzanti, spécialiste en ce domaine (directeur de l'Immagine ritrovata, laboratoire installé à Bologne), professeur d'université, pour l'interroger sur le travail actuel d'utilisation du numérique des cinémathèques.
Quelques chemins : développer le travail d'inventaire et l'accès au catalogue des films disponibles, garder à tout prix les très fiables versions analogiques tout en cherchant un support capable de conserver le numérique des débuts, collaborer avec le privé pour que les films puissent, par ailleurs, être rediffusés, exploités en salles et en DVD. À cet égard, l'exploitation des Archives Chaplin, par la Cinémathèque de Bologne, est devenue exemplaire (1). Tout en sachant que si le patrimoine gagne à être valorisé par le numérique, le problème des ayants droit continue à se poser et que l'on ne sait trop comment le résoudre.
Questions à Nicola Mazzanti
Cinergie : La technologie digitale est-elle fiable ? On sait que les investissements pour digitaliser des milliers de films analogiques que conservent les cinémathèques sont énormes au point qu'on n'arrive pas à les chiffrer, que le numérique ne cesse de devenir plus performant et le sera plus encore dans dix ans, que la pellicule a tenu plus d'un siècle et qu'on n’est pas certain que le numérique tienne aussi longtemps. À quoi cela sert-il de numériser les films du patrimoine ?
Nicola Mazzanti : Cela ne sert pas à la sauvegarde de l'analogique. On sait comment le conserver en basse température (0), et avec la pellicule moderne, on peut y arriver pendant cinq cents ans, voire mille ans. Cela représente un coût important. En ce qui concerne le numérique qu'on perd, il ne s'agit pas du numérique des images, mais du numérique des emails, celui des photos et des vidéos de famille, pour lequel il n'y a pas de stratégies de conservation avec des supports qui ne cessent de changer. C'est un problème pour tous les systèmes autour de la mémoire numérique, les médias, les ordinateurs.
Aujourd'hui, le numérique est devenu le canal de distribution de la plupart des images en mouvement. L'analogique reste seulement dans les salles de cinéma traditionnelles, mais celles-ci aussi vont changer avec la diffusion du cinéma numérique de Haute Définition. En ce qui concerne les collections de toutes les images du siècle dernier, qu'elles soient publiques, privées, documentaires, cinéma, tous les canaux de distribution (DVD, Blue-Ray, Internet ) sont numériques. C'est la raison pour laquelle on fait du numérique : offrir l'accès à ces images. La salle reste le lieu où l'on voit le cinéma. On voit Leonardo da Vinci au musée et le cinéma en salle. La réalité, c’est que les gens doivent avoir accès aux films sur plusieurs supports, et pas uniquement dans la salle. Le numérique offre cet accès. Est-ce qu'il est fiable ? C'est une bonne question. J'ai tendance à dire qu'il faut faire ce travail pour le conserver. Mais conserver le numérique est bien plus difficile que conserver de l'analogique. Croire que c'est l'inverse est absurde.
C. : Le souci de conserver prudemment les pellicules du système analogique – les restaurer pour en améliorer l'accès - prend du temps et demande de l'argent. Résultat, les Cinémathèques ont besoin de fonds important pour développer ces techniques.
N.M. : Les cinémathèques ont besoin d'argent, en effet. Mais il ne faut pas oublier qu'elles ont l'obligation de conserver 110 ans de cinéma analogique, et cela pose déjà de sérieux problèmes. Je vous disais qu'on sait théoriquement comment les conserver parce que, dans la pratique, ce n'est pas aussi simple. Pour la conservation, les cinémathèques ont besoin de fonds comme la culture, en général, a besoin de fonds. Nous sommes dans une société de l'image, mais l'argent pour les sauver n'est pas là. Evidemment, cela dépend des pays et des situations, des états, du privé, voire du sponsoring, mais aussi du fait – on n'en parle pas – qu'il n'y a pas que les films dont il faut s'occuper, mais aussi de la vidéo analogique qui constitue une oeuvre importante et constitue un grand problème de conservation. Les cinémathèques et les institutions responsables du patrimoine ont également besoin de ressources humaines. Il faut former les gens. Jusqu'à présent, les choses étaient plus faciles parce qu'on n'avait qu'un système, l'analogique, plus compliqué que certains le croient. Maintenant, avec le numérique, on en a deux. Les deux techniques se mélangent dans une relation qui change chaque jour. On est confronté à un défi. Dans dix ans, il sera extrêmement difficile de trouver des gens ayant une idée - même vague - de l'analogique pour travailler sur des collections énormes de films. On aura donc, un double problème, de formation, mais aussi d'éducation.
C. : Le besoin de la jeune génération pour les images ne cesse de s'accroître. Par ailleurs, on passe de la télé à Internet. Est-ce que vous pensez que le cinéma, outre sa diversité, offre surtout « un point de vue documenté sur le monde » comme le dit Jean Vigo, mais aussi une durée par rapport à l'instantané des nanosecondes dont nous parle Paul Virilio ?
N. M. : Je m'intéresse au cinéma et à sa conservation depuis vingt-cinq ans. L'effet le plus dangereux, à l'heure actuelle, dans la culture, est de croire que toutes les images sont les mêmes. Tout ce qui devient numérique serait la même chose : télévision, cinéma, vidéo art. Il n'y aurait plus de diversité. Je donne des cours à l'université, j'ai noté que depuis dix ou quinze ans, les étudiants ont de moins en moins une idée de ce qu'est le cinéma. Je me souviens qu'ils m'ont expliqué que voir un film en DVD, c'était mieux parce que leurs amis étaient à la maison, qu'ils pouvaient boire et manger. C'était donc évidemment mieux. Lorsqu'ils m'ont dit « évidemment », j'ai compris qu'il y avait une catastrophe qui était en train d'arriver. Cela m'a convaincu qu'il fallait travailler avec le cinéma numérique en ce qui concerne les films d'archives. Tout en ne croyant pas que la projection d'un film numérique soit la même chose que celle d'un film analogique. Le numérique est un canal important pour permettre à plus de gens d'avoir les possibilités de disposer des archives. Il faut souligner que la projection d'un beau film, en salle, a plus d'effet sur les jeunes, c'est beaucoup plus fort que lorsqu'on voit le même film en DVD. Le cinéma n'a pas été conçu pour la télévision, mais pour l'écran.
On peut dire aujourd'hui que la différence entre l'écran et Internet est plus grande encore que celle qui existe entre la page imprimée et l'écran. C'est le grand défi du futur. Aujourd'hui, on est plutôt concentré sur la phase de transition technologique, on se préoccupe de sauver les films qu'on réalise maintenant. On devra aussi se poser sérieusement le problème de garder la spécificité du cinéma sans créer des cathédrales du fétichisme cinématographiques (ce qui existe déjà dans d'autres arts) mais de préserver les caractéristiques de la forme cinéma qui est la salle avec la pellicule et la projection, comme ici, à la CINEMATEK.
C. : On aimerait vous parler de la belle réussite de la Cinémathèque de Bologne avec la restauration et la remastérisation des films de Chaplin pour les salles et les DVD… Suivie par celle sur P.P. Pasolini en y ajoutant des livrets explicatifs. N'est-ce pas une belle idée pédagogique ?
N.M. : Le public aime recevoir plus d'informations et donc contextualiser le film. Quant on parle d'Internet, on a trop souvent l'idée You Tube. Ce qui ne peut marcher que dans un solipsisme total des jeunes, mais pas du tout pour les archives. Est-ce que les informations qui sont sur ces livrets peuvent se mettre sur Internet ?
Je suis tout à fait convaincu qu'il est opportun d'aller de plus en plus vers des éditions critiques imprimées et en multimédia interactif, cela dépend de l'œuvre. La restauration et les éditions « de luxe », critiques, sont extrêmement importantes pour récupérer le passé. Actuellement, l'accent doit surtout être mis sur la disponibilité, l'accès aux images. Et puis, surtout, il y a le reste du monde. Ce que Bologne fait de plus important, en ce moment, c'est de collaborer avec Martin Scorsese sur les projets WCF (World Cinema Fondation); c'est-à-dire sauver les grands films de toutes les cinématographies. Cela signifie surtout récupérer les silos des pellicules abandonnées de toute l'histoire du cinéma africain, chinois, indonésien, etc. À présent, en Europe, on ne voit que 3% d'un cinéma qui n’est ni européen, ni américain.
Le cinéma, ce n'est pas seulement l'Allemagne des années 20, la France des années 30, les Etats-Unis et l'Italie pour quelques années d'après-guerre, et puis plus rien. Je me souviens, il y a quelques années, que lorsque nous avons travaillé avec le Festival de Venise pour restaurer 10 films chinois de la période de transition - entre 1935 et 1949 - cela a été, pour moi, une découverte incroyable. Le plus grand film jamais fait au monde est un film chinois : Printemps dans une petite ville (Xiao Cheng Zhi Chun) de Fei Mu, réalisé en 1948. Sur le cinéma chinois, s'agissant d'un panorama, montrer un film n'avait pas beaucoup de sens. Déjà en choisir 10 consistait à en éliminer une cinquantaine qui valait la peine d'être vue. Et on vous parle d'une situation, en Chine, où les films sont tous conservés par la cinémathèque d'état. Les films sont donc relativement corrects. C'étaient des films sauvés, mais que très peu de gens avaient vus et il était important de les montrer dans un contexte comme le Festival de Venise.
C. : On se souvient bien de ces 10 films qui ont révolutionné l'idée que nous avions jusqu'alors du cinéma chinois.
N.M. : Tout à fait. Pour moi aussi cela a été une découverte. Je me souviens que lorsque je suis allé en Chine dans le dépôt (pour vérifier les films), j'étais le neuvième visiteur dans l'histoire des archives depuis 1949. Cela signifie quelque chose, et pourtant, il n'y avait pas de pertes dramatiques comme pour certains films japonais. Le problème est de trouver les canaux pour rendre ces films disponibles au public intéressé. C'est encore plus difficile que de les restaurer.
C. : Que pensez-vous du numérique tel que l'utilisent, dans leurs récentes réalisations, des cinéastes comme Abbas Kiarostami, Jia Zhang-Ke ou Wang Bing pour terminer dans le devenir d'un cinéma de la diversité ?
N.M. : Le numérique, comme la vidéo analogique, est un outil que les réalisateurs peuvent utiliser avec des résultats très forts.
En plus, il y a plein de films qu’on ne peut produire qu'avec des technologies « légères », comme dans le cas de Wang Bing et Jia Zhang-ke. On peut utiliser le numérique (ou la vidéo numérique, parce que c'est de ça qu'on parle dans la plupart des cas) en produisant des images qui gardent une plasticité et un impact visuel très importants (encore une fois, voir les auteurs que vous citez). Evidemment, on peut aussi utiliser le numérique avec des résultats qui sont visuellement pauvres, mais c’est aussi le cas avec le cinéma analogique, donc, je ne vois pas de différences. Sauf, évidemment, que la facilité relative de tourner avec les technologies légères peut conduire les auteurs à produire des films qui n’ont pas l’impact visuel de la pellicule, je pense. Mais ça, encore une fois, ce n'est pas nouveau.
C. : Qu'en est-il du projet FIRST, en 2009 ?
N.M. : C'était, lorsqu'il a commencé, l'un des premiers projets qui s'est intéressé au cinéma numérique pour les cinémathèques et le cinéma en général (de 2002 à 2004). Avec le nouveau projet, on a essayé de standardiser certains formats par rapport à la conservation et en fournir l'accès. On s'est donc occupé du côté technique, parce qu'il faut bien dire que le marché des cinémathèques est extrêmement petit par rapport à l'industrie des médias et en général, du numérique. Lorsqu'on parle de recherche de formats, il faut penser à ce que toutes les cinémathèques puissent les adopter. On ne peut pas rester dans des standards différents. Personnellement, je pense qu'il faut s'arrêter là. Qu'on ne puisse plus disposer que d'une version d'un film de Fellini - en réunissant diverses versions - alors que les Français ou les Anglais en ont vu d'autres, cela me paraît une illusion (il existe, dans chaque pays, des spécificités dues aux distributeurs), sauf dans le cas de la restauration, où c'est complètement différent (on ne peut dépenser un demi-million d'euros pour restaurer deux versions d'un même film). Je crois qu'on n’arrivera jamais à l'unification totale. Ce sont les différences qui nous permettent de comprendre la société et l'histoire de différents pays dans divers moments de l'histoire du cinéma. Je suis de plus en plus convaincu que l'accès aux copies, aux versions d'époque est importante et pas uniquement l'accès à la version restaurée.
(1) Voir l'entretien de Nicola Mazzanti avec Hubert Niogret : Au-delà du projet Chaplin in Positif n°404, année 2003.