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La fondation Chantal Akerman avec Nicola Mazzanti de CINEMATEK

Publié le 08/06/2018 par Bertrand Gevart et Fred Arends / Catégorie: Entrevue

Chantal Akerman: un héritage en évolution

Trois ans après sa disparition, Chantal Akerman est toujours bien présente et son œuvre plus que jamais désirée, étudiée, admirée. Inaugurée en 2017, la fondation Chantal Akerman, en collaboration avec Cinematek, a notamment pour mission la conservation, la restauration et la diffusion de l'ensemble du travail de l'artiste belge, notamment via la création d'un site internet entièrement dédié. Rencontre avec Nicola Mazzanti, directeur de Cinematek, pour nous parler de ce projet en cours, indispensable et prometteur.

Cinergie : Qui est à l'initiative de la fondation Chantal Akerman et quels en sont les objectifs ?
Nicola Mazzanti : L'idée d'une fondation est celle de Chantal elle-même, pour s'occuper de son œuvre. Elle avait déjà, depuis toujours, confié ses films à la Cinémathèque. En 2017, la fondation a été créée par les héritiers de Chantal avec le but de préserver, conserver, diffuser ainsi que stimuler la recherche et le travail scientifique sur son œuvre. Bien avant la création de cette fondation, la cinémathèque avait déjà travaillé avec les héritiers pour garantir notamment la disponibilité des films. Après la disparition brutale de Chantal (en octobre 2015), il a fallu garantir cette disponibilité, d'autant qu'à cette époque et suite à son décès, ses films ont été montrés partout dans le monde. La cinémathèque est donc intervenue, en garantie, tout en continuant le travail de restauration qui a avait été entamé avec Chantal. Son souhait était que ses films soient disponibles plus largement dans un contexte où le peu de copies 35mm restantes ne suffisaient plus à diffuser les films convenablement. C'est donc avec elle que nous avions commencé à restaurer les films dont La Chambre (1972), Hotel Monterey (1972), Saute ma ville (1968),... Puis, on a dû malheureusement continuer sans elle. Nous avons commencé par les premiers films qui sont les plus fragiles. Ainsi récemment, nous avons montré Les Rendez-vous d'Anna (1975) qui conclut la filmographie des années 70.
En parallèle, un autre travail a été mené : assurer une clarté par rapport aux droits. Je dois dire que comparé aux réalisateurs que je connais, Chantal avait, avec des ressources limitées, essayé d'établir un contrôle, au moins partiel, sur ses films via sa société de production, Paradise Films, en Belgique, des autres sociétés en France et bien entendu, personnellement. Il fallait donc garantir que ces droits restent accessibles facilement.

C. : Si un festival souhaite programmer un des ses films, il peut donc passer via le site internet dédié ?
N.M. : L'idée du site est de créer une porte qui permette d'accéder à toutes les œuvres. Donc de pouvoir poser des questions. Les questions sont très variées et c'est pourquoi il y a l'idée de séparer les écrits, les films, les installations, ce qui est très difficile car l'oeuvre de Chantal est déjà transmédiatique. Le site doit idéalement devenir la porte par laquelle, de la Corée au Brésil, ceux qui veulent montrer ses films, montrer ses installations ou éditer par exemple, la version portugaise de ses livres, puissent trouver le moyen de le faire. Le site informera de la marche à suivre selon les œuvres. Pour les films, il y a des contrats de distribution dans d'autres pays, il y a des éditions DVD dont le coffret de Carlotta en France qui existe encore,... Aux Etats-Unis, les droits sont encore détenus par Criterion, dans ce cas, le site indiquera que les films restaurés sont disponibles chez eux, certains films plus récents ont peut-être encore un contrat de distribution dans un pays x et le contrat peut se terminer l'année prochaine. Il faut donc savoir qui ou pas aura à nouveau les droits.

C. : Cela fait donc aussi partie de votre travail ?
N.M : C'est le travail de la fondation qui pour l'instant s'appuie en partie sur le travail de la Cinémathèque, simplement car la Cinémathèque a quelqu'un qui peut faire ce travail. Logiquement, les festivals et les cinémathèques des autres pays commencent par nous demander à nous lorsqu'ils cherchent des informations. De plus, ce qu'il reste des films en pellicule de Chantal se trouve de facto chez nous. Et pour certains films, les seules copies sont chez nous. Par exemple, La Chambre, il y a très peu de copies car elle en avait tiré peu et celles-ci sont dans un état difficile.
Une autre chose importante, ce sont les archives. Celles de la société de Chantal, Paradise, et, évidemment, les siennes. Les archives de Paradise films avaient déjà été déposées chez nous par Chantal elle-même. C'est un travail énorme, complexe, délicat. Parce que ce sont les archives d'une vie. Et on sait que les archives d'un artiste mélangent souvent travail et vie personnelle. Et donc, il faut faire extrêmement attention à ce que l'on fait. Pour les archives de société, pas de problèmes, elles sont là, il n'y qu'à ouvrir les placards. Mais pour un réalisateur, un scénariste ou autre, mélangé avec les contrats, il y a les lettres, les photos personnelles. Et ce travail complexe et délicat est selon moi la chose la plus importante. Par exemple, il y a des choses belles simplement de les avoir dans les mains. Le scénario de Jeanne Dielman (1975) ou le scénario des Rendez-vous d'Anna, c'est émouvant de les voir, avec les notes écrites. C'est donc aussi l'idée que le site puisse progressivement montrer des documents, tout en sachant que ça peut créer des situations difficiles. Par exemple, nous venons d'être attaqués légalement car nous avons montré une photo de Chantal. Le photographe a demandé des droits et le résultat est que nous avons dû retirer la photo. Le travail est aussi de savoir, 40 ans plus tard, qui ce jour-là avait fait la photo et tout cela, pour mettre sur un site public qui ne rapporte pas d'argent,... Donc, c'est compliqué. Il faut alors reconstruire partiellement l'histoire de chaque objet des archives de Chantal... Mais on a rien à faire d'ici 80 ans...

C. : Comment se font les choix dans les archives ? Tout ne peut être montré au public ? Quelles sont les méthodes pour les structurer ?
N.M. : Déjà, il y a les méthodologies de gestion d'archives, d'inventaires, d'organisation, et dans ce cas-ci, nous parlons d'archives qui étaient en grande partie désorganisées, car très peu de cinéastes, à part l'une ou l'autre exception, garde les documents ordonnés... Et donc, parfois, avec les personnes de la fondation composées de très proches de Chantal, nous les appelons pour venir voir une photo et identifier quelqu'un. C'est ainsi que lentement nous avançons. Nous avons déjà fait beaucoup ces trois dernières années, et nous continuerons à le faire. On espère que l'on pourra donner également accès grâce au site à des recherches, des doctorats.
Le site ne veut et ne peut pas être le point d'accès aux films, ni à l'ensemble des archives ; pour des raisons de recherche, nous ne pouvons pas avoir tout en ligne, et surtout pas aujourd'hui, avec les considérations de sécurité,... Mais l'idée est de montrer périodiquement des choses comme on l'a fait avec des photos de Jeanne Dielman. Cela donne un aperçu de ce qu'il y a et peut-être, des idées, des filons pour des chercheurs. Car il y a des choses vraiment incroyables. Récemment, une découverte a été particulièrement émouvante : pour Golden Eighties (1986), un vinyle a été produit avec toutes les chansons. Et quand tu le vois, tu penses à un music-hall, à Abba. Penser qu'il y a eu un vinyle, qui est si populaire, pour un film comme Golden Eighties, c'est génial. Nous avons trouvé un exemplaire sur le site d'un antiquaire discographique. Nous avons acheté le dernier. Même si bien sûr nous avons ces musiques en numérique, l'objet en soi est tout simplement génial. Et inattendu ! Personne ne se souvenait de cette édition. Les archivistes trouvent aussi du plaisir dans ce genre de découverte.

C.: Le site est-il aussi une manière de transmettre une œuvre majeure et toujours très influente ? Avez-vous déjà beaucoup de demandes ? Car la disparition de Chantal Akerman a eu très peu d'échos, en Belgique en tous cas et cela pose forcément des questions...
N.M. : Bon, je réponds sans mentionner la Belgique, il vaut mieux que je ne le fasse pas.. Le 5 octobre (2015, date du décès de Chantal Akerman) a été l'un des jours les plus terribles de ma vie. Je n'oublierai jamais. Je suis venu à la Cinémathèque, je suis arrivé un peu plus tôt que d'habitude. Le téléphone sonne, je décroche et un journaliste du New-York Times me demande brutalement si je peux confirmer le décès de Chantal. Et moi j'ai littéralement pleuré au téléphone en demandant ce que c'était que cette histoire. J'étais dévasté même si je n'étais pas personnellement ami avec elle. Je l'ai rencontrée plusieurs fois mais surtout, quand je suis devenu responsable de la Cinémathèque, la première chose que je me suis dite est que j'allais m'occuper du cinéma de Chantal Akerman car pour moi, et pour une légion de cinéphiles, d'historiens du cinéma, c'était évident : La Belgique, c'est Chantal Akerman. Bon aussi Jaco Van Dormael, les frères Dardenne, Storck... mais Chantal est LA cinéaste qui a profondément changé l'histoire du cinéma (en 1975 avec Jeanne Dielman, ndlr). Et il n'y en a pas beaucoup dans le monde qui, un jour, font bifurquer radicalement le cinéma ! Les jours suivant, il y a eu des avalanches de réactions. J'ai reçu des mails de partout. Puis, j'ai rencontré des gens du cinéma belge qui m'ont dit qu'ils avaient été surpris. Moi je n'ai pas été surpris une seconde de la vague, surtout des pays anglo-saxons... Donc il ne faut pas relancer l'oeuvre de Chantal. Ce n'est pas nécessaire. Il y a des livres qui sont publiés continuellement. L'année passée, plus d'un tiers des demandes de films concernait les films de Chantal. L'attention pour l'oeuvre de Chantal reste très forte et pas seulement pour Jeanne Dielman même s’il reste le film du changement radical. Il y a des demandes pour les films mais aussi pour les œuvres littéraires sur lesquelles il faudra aussi travailler, la plupart n'étant pas disponibles en traduction. Nous essayons déjà d'avoir dans notre bibliothèque tout ce qui a été publié...et c'est déjà énorme.
Par contre, comme déjà dit, ce qui est nécessaire et utile est de donner une porte claire à travers laquelle tout le monde peut poser une question sur cette œuvre majeure du cinéma, à l'impact universel. Même si à l'époque, surtout en Belgique, Jeanne Dielman n'a pas été compris. Après sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, le film s'est surtout fait connaître dans les universités américaines, notamment via la critique féministe, et aussi grâce à une distribution parallèle. C'est à ce moment qu'un cinéaste comme Gus Van Sant le découvre et en fait le film le plus important de sa vie. Le site permettra, je l'espère, d'aller plus loin dans les films, dans l'univers de cet artiste belge qui, j'en suis convaincu, est l'une des plus importantes du 20e siècle.

www.chantal-akerman.foundation

 

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