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No Home movie de Chantal Akerman

Publié le 15/10/2015 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Critique

Il y a 40 ans tout juste, Chantal Akerman osait Jeanne Dielman, quelques heures dans la vie ordinaire d’une ménagère bruxelloise : cuisiner, faire le lit, se coiffer, mettre la table, ouvrir et refermer la soupière… un film honni et adulé, une bombe à retardement déroulant de façon imparable un enchaînement de rituels répétitifs, jusqu’à ce qu'advienne l'inexorable.

Aujourd'hui, avec No home movie, la cinéaste met une autre ménagère bruxelloise au cœur de son film, sa propre mère, et nous flanque une fois encore sous le nez la banale monstruosité du quotidien.

No home movie de Chantal AkermanC'est une chose fragile, un arbre. Fouetté par le vent, il faut un peu de temps pour se rendre compte combien il peut souffrir et comprendre qu'il pourrait finir par se briser. Ce premier plan de quatre minutes trente sur un arbre maltraité par la tempête ouvre ce qui sera donc le tout dernier film de Chantal Akerman, No home movie. Difficile de le regarder sans y penser à chaque instant.

Cette première installation dans le temps du cinéma, on peut l'accepter… ou pas. Si on l'accepte, on risque quelque chose, d'être saisi, cueilli, irrité, traversé de sentiments contradictoires qui modifient le regard et peut-être même ce je ne sais quoi d'immatériel que certains appellent l'âme, mais qu'on peut aussi nommer tout simplement notre part d'humanité.

Ce n'est qu'après le troisième plan fixe que le rideau s'ouvre sur son sujet : la mère de la cinéaste dans son appartement à Bruxelles. Comme les trois coups au théâtre, Chantal Akerman fait apparaître son personnage mais sans dramatisation, presque par hasard… une présence fugace, une silhouette qui va entrer et sortir, fredonner, disparaître d'un cadre presque toujours saisie entre deux portes, parfois de dos, ou de très loin. Jamais nous ne la verrons ailleurs qu'ici, entre ces quatre murs. L’ailleurs, lorsqu’il s’installe, revient toujours à ce lieu et ce personnage par le biais de skype, comme s’il était impossible de fuir, de couper les ponts, et par là, d’échapper à ses origines, à son passé.

La première heure de No Home Movie installe tranquillement son procédé. Posée sur ce qui semble être une table ou  un guéridon, une caméra capte les allées et venues de son personnage, les repas, les riens, le non événement, en somme tout ce que les films de famille ne s’attachent jamais à filmer : no home movie donc, ceci n'est pas un film de famille. Comme dans Jeanne Dielman, Akerman enregistre les "actions" bien au-delà de la durée nécessaire à la compréhension d'une information et ouvre ainsi une brèche, une sorte de vertige existentiel. Car ce « rien » qu’elle s’obstine à filmer, n’est-il pas le rien dont l’ont entouré ses parents : rien ne s’est passé, rien ne lui sera dit des camps de concentration, de la déportation. Il ne s'est rien passé.

No home movie de Chantal AkermanAprès une heure très précisément, une coupure franche se produit. La caméra enregistre un long plan de près de sept minutes sur un paysage désertique filmé d’une voiture. Puis lui succède un deuxième plan fixe sur un reflet dans l’eau laissant deviner la cinéaste. Ce reflet, nous l’avons déjà vu précédemment sur l’écran de l’ordinateur durant un appel par skype, reflet de celle qui filme se superposant à l’image du visage de sa mère. Car sans cesse tout au long du documentaire, l’image de la cinéaste est évincée, comme en constante volonté de disparition : soit qu’elle se reflète dans l’eau ou dans l’écran de l’ordinateur, soit qu’elle passe furtivement dans un plan, soit qu’elle apparaisse de dos. Cette présence désincarnée ne trouve existence que dans la voix, une voix questionnante, insistante souvent où subsistent des traces d’insomnies, d’alcool, d’angoisses, de tabac et de peurs.

Puis, tout bascule, et le filme passe de l’exacerbation des durées, à une sorte d’extension du domaine du filmable. Tout s’agite, tout est pris de soubresauts, à l’image de cette mère souffrante et secouée par une toux asphyxiante.

La cinéaste ne laisse plus advenir, elle traque désormais. Une voix crie dans le noir : « C’est Chantal ! » Péremptoire, dérangeante. La sœur de la cinéaste elle aussi est revenue à la maison. Les deux femmes sont à nouveau les enfants de cette mère, des enfants vampires, des gamines qui l’assaillent, la bousculent, l’empêchent de sombrer dans une scène à la limite du supportable. Akerman n’est pas aimable. Elle n’a jamais cherché à plaire et c’est sans doute cette brutalité, cette violence assumée qui a rendu possible la radicalité de son cinéma.

Une dernière échappée dans le désert ne sert qu'un ultime retour dans cet appartement maternel lui même  déserté. La mère de la la cinéaste n'est plus, rien n'est dit. Seule l'immobilité demeure.

Dans sa chambre d’enfant, Chantal tire le rideau. Dernière image d’elle. Vie et cinéma se seront confondus jusqu'au bout.

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