Commissaire invitée de l'exposition « Travelling » consacrée à l'œuvre plastique de Chantal Akerman à Bozar, Laurence Rassel a été conviée à cette tâche par la fondation Chantal Akerman et Bozar avec ce défi: comment montrer le travail de cette cinéaste dans les salles d'exposition?
Laurence Rassel, commissaire de l'exposition TRAVELLING – Chantal Akerman
Cinergie: L'exposition pose clairement la question entre cinéma et arts plastiques et l'œuvre de Chantal Akerman travaille la question des frontières et celle des lignes et des marges. Comment avez-vous pensé ces aspects-là ?
Laurence Rassel : Il y a la question du comment montrer le travail d'une cinéaste qui a également fait des installations. C'est pourquoi, il était important pour nous de montrer l'œuvre qui va de 1967, ses courts-métrages qu'elle présente à l'examen d'entrée de l'INSAS, à 2015, année de la dernière installation et du dernier travail de Chantal Akerman. Une manière de pouvoir montrer le travail d'une cinéaste dans une salle d'exposition était de s'appuyer sur la pratique et cette pratique que l'on pouvait voir dans les archives, de pouvoir se rendre compte comment une œuvre était faite. On pouvait aussi accompagner la pensée de cette artiste. Par rapport à ces limites entre cinéma et installations, nous avons travaillé le déplacement du spectateur, de pouvoir s'asseoir face à un film, de pouvoir traverser des espaces, et de circuler à l'intérieur des installations. Ainsi D'Est, au bord de la fiction (1995) est la première installation de Chantal Akerman qu'elle a travaillée avec Claire Atherton. Et là, le cinéma s'installe, c'est-à-dire qu'au lieu d'avoir la linéarité d'une salle de cinéma, on traverse l'œuvre, on se déplace, presque que comme dans une foule. Cette façon de se déplacer, de s'asseoir, de se relever était une manière d'interroger notre regard et notre corps par rapport à l'image.
Par rapport à la question des frontières, Chantal Akerman commence à filmer en lien avec le monde extérieur et en lien avec son expérience proche, avec ses amis, sa famille et son histoire traumatisante – ses grands-parents maternels ont été assassinés à Auschwitz – sa mère étant une survivante. Dans l'exposition, nous avons essayé de retracer cette intimité et ce regard vers le monde, il y a ce mouvement qui passe de l'intérieur à l'extérieur, du tragique au comique, de la comédie au burlesque, où il y a aussi des moments de danse. Les limites dans l'œuvre de Chantal sont des endroits de déplacements et des possibilités de les dépasser, de ressentir, de voir et d'en faire du cinéma ou des installations qui sont encore du cinéma.
C. : L'exposition retranscrit très bien le rapport au temps et à l'espace qu'a le cinéma de Chantal Akerman. Le spectateur est réellement immergé dans les œuvres, on pense notamment à l'installation Now (2015). Comment avez-vous construit cette scénographie-là ? Quelle est la première œuvre qui a surgi pour commencer ce travail ?
L. R. : Il y a un aller-retour entre le cinéma et les installations, la documentation et les écrits. C'est un mouvement circulaire semblable à une valse comme les mouvements dans le film Les Rendez-vous d'Anna, où l'on se déplace de gare en gare. Il y a aussi cet aller-retour très troublant du passé à notre présent. Aussi bien dans les histoires que Chantal traverse comme dans D'Est, au bord de la fiction qui va de la Pologne à la Russie en passant par l'Ukraine ou le sud des États-Unis (Sud, 1999, NDLR)) ou la frontière entre le Mexique et les États-Unis (A Voice in the Desert, 2002, NDLR). Elle a dit « On est devant le temps. Il s'agit de prendre le temps, le temps de regarder, de voir et de revoir ». Le fait de ralentir le temps comme dans Jeanne Dielman (1976) permet de rendre étrange ce qui est familier. Pour Now[1] il était important pour nous de l'avoir à la fin de l'exposition, car c'est à la fois désespérant – puisqu'on sait que c'est la fin[2] - c'est désespérant, car il y a ces bruits de guerre, de violence et à la fois il y a cette étrange familiarité avec ces aquariums, ces néons roses et bleus, les chants d'oiseaux. Il y a un mélange de tendresse et de violence. Il y a à la fois un enfermement, et à la fois une fuite possible. « Ça ne va pas, mais ça va aller », «Ça ne va pas, mais il y a moyen de faire quelque chose. » Le danger est là, mais il y a quelque chose de possible pour y faire face.
C. : Comme dans Maniac Summers (2009), où l'idée d'un Eden est liée à un chaos, une catastrophe...
L.R.: Oui, dans Maniac Summers, il y a la caméra qui se tourne vers un parc que Chantal Akerman voit comme l'Eden, mais en même temps, la menace est là. C'est une installation assez terrible. Il y a à la fois cette sensation d'enfermement physique, de catastrophe imminente et à la fois de beauté.
Ce qui est aussi intéressant dans Now et dans les autres installations, c'est comment le son est spatialisé et cela rejoint notre travail : comment travailler le son, d'une salle à l'autre? Chantal Akerman n'était pas hors du monde, son œuvre ne l'est pas, Bozar et Cinematek ne le sont pas. Donc, le monde et les bruits arrivent.
C. : Il y a cette installation incroyable Woman Sitting After Killing (2001) qui est une sorte de sample, de remix de Jeanne Dielman.
L. R.: Cette installation vient d'une invitation faite à Chantal, car souvent ses installations proviennent d'invitations. Le titre signifie « Une femme après un meurtre ». C'est la dernière scène de Jeanne Dielman, les 7 dernières minutes du film, le dernier plan. On a l'impression, à travers les 7 écrans, qu'il y a un léger mouvement, imperceptible, de ce moment après. C'est la minute de silence après l'irréparable. Chaque moniteur a son son. Par rapport au film, le son est réfracté, chaque minute entre les moniteurs est séparée l'une de l'autre. Et c'est très impressionnant pour ceux et celles qui ont vu Jeanne Dielman, qui se souviennent de ce moment-là. Car se retrouver face à ce temps-là, c'est totalement étonnant. Et bien sûr c'est Delphine Seyrig, mais ça pourrait être toutes les femmes.
[1]Installation en 5 écrans qui est la dernière œuvre de Chantal Akerman.
[2]Chantal Akerman se suicide en 2015.