Enfermée entre quatre murs austères, puis sur les routes pour regagner la ville, la jeune Julie (Chantal Akerman elle-même) affronte son propre égarement, dispersant son désarroi dans des lettres, partout où son regard se pose et persiste. Si sa méthode thérapeutique paraît étrange, elle la conduit malgré tout à prendre des décisions, à provoquer l’ennui et le hasard.
Je, tu, il, elle, Chantal Akerman, 1974
L’origine du mal-être de Julie est une rupture amoureuse, dont la violence la pousse à un degré élevé – voire inquiétant – de solitude et d’isolement. Dépouillée de tout matériel et de tout confort, hormis un lit qu’elle déplace pour ne garder que le matelas, Julie passe des semaines entières étendue, à attendre, consolidant sa propre cellule. Sa seule nourriture est du sucre en poudre, qu’elle avale frénétiquement par pulsions passagères, entre ses moments d’écriture et d’abandon. Elle développe par ailleurs un lien étonnant avec ces quelques objets, les brutalisant ou les soignant, provoquant leurs capacités, jusqu’à les délaisser finalement par lassitude, puis se dévêtir et s’exposer dans l’encadrement de la fenêtre. Elle semble perpétuellement éteinte, dévitalisée.
Lorsque ce long isolement parvient à agiter ses pensées, elle attrape son ciré et s’élance vers la vie urbaine. Un jeune routier lui ouvre la porte de son camion et lui prête sa couche pour qu’elle dorme le temps du trajet. C’est finalement son cœur qu’il ouvre, par de longs monologues, des confidences sur sa vie privée, sentimentale, mais aussi son rapport à la sexualité, qu’elle finit par expérimenter dans une forme de contrepartie au service rendu. Et durant tout ce temps, pas un mot ne sort de sa bouche, malgré les pauses au café, les questions et regards interrogateurs qu’on lui adresse. Elle semble aborder chaque instant avec un désenchantement agrippé comme une fièvre. L’aboutissement de sa quête aura lieu dans l’appartement de son ancienne amante, dans la joie de quelques tartines soigneusement préparées, puis dans l’épanchement de deux corps animés d’un désir puissant.
La voix off de Chantal Akerman sur la totalité du film renforce l’intensité du discours intérieur, le rapport à l’intimité, en plus d’établir une relation de complicité et de confidentialité avec le spectateur. Elle est encore accentuée par les nombreux regards caméra, qui s’éternisent jusqu’au malaise. À l’inverse, le plan séquence du monologue du routier, resserré sur lui avec Julie en amorce, tend à assimiler le point de vue du spectateur à celui de la jeune femme. Ces processus de déplacements et de ruptures génèrent une confusion toujours plus grande, notamment sur le statut de l’héroïne. C’est avec beaucoup de malice que l’actrice et réalisatrice déconstruit les codes narratifs et esthétiques traditionnels. Si le personnage n’apparaît pas au centre de l’image, celle-ci est souvent décadrée, en longue focale, donnant forme à une esthétique très réaliste, proche du documentaire. Le rythme narratif est généralement très lent, épousant l’état de stagnation psychologique de Julie, cette vacuité dans laquelle elle s’enlise, ou qu’elle essaie parfois de conjurer. On ne peut que déceler l’influence de la Nouvelle Vague, ainsi que celle du Nouvel Hollywood naissant, de réalisateurs tels que William Friedkin, Martin Scorsese, Sidney Lumet ou encore John Schlesinger.
Je, tu, il, elle est donc un film très intéressant à redécouvrir de nos jours, pour les différentes réflexions qu’il suggère, notamment sur le rapport de l’individu au monde moderne, les inégalités et rapports de force entre femmes et hommes, ou même la place des sentiments amoureux dans une société compétitive, guidée par l’acquisition de biens et de confort. Un film qui permet également de redécouvrir une réalisatrice à l’éventail artistique très varié, parfois inconfortable, mais toujours intrigant.