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Nobody Has To Know (L'Ombre d'un doute) de Bouli Lanners

Publié le 21/03/2022 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

La possibilité d’une île

Philippe Haubin, dit « Phil » (Bouli Lanners), un quinquagénaire belge, s’est exilé dans une petite communauté presbytérienne sur l’île de Lewis, au nord de l’Ecosse, où il travaille comme ouvrier avec son ami Brian (Andrew Still) dans la propriété du vieil Angus (Julian Glover). Ils réparent des clôtures et s’occupent des moutons à longueur de journées. Une existence austère, morne et solitaire, dans un cadre assailli par le vent et le froid. Un soir, Phil est victime d’un AVC qui le frappe d’une amnésie provisoire. À sa sortie de l’hôpital, il est raccompagné chez lui par Millie (Michelle Fairley), la tante de Brian, une femme de la communauté, un peu alcoolique, qui a la réputation d’être peu aimable, mais qui décide de s’occuper de lui. Alors que Phil a du mal à retrouver la mémoire (il ne se rappelle pas pourquoi il vit sur l’île), Millie lui révèle qu’ils s’aimaient en secret : ils formaient un couple, mais personne ne le savait ni ne doit le savoir. Intrigué par cette romance dont il n’a aucun souvenir, Phil se laisse séduire. Dans les semaines qui suivent, la flamme se ravive et chacun à sa façon, au contact de l’autre, tout en restant discrets, Phil et Millie retrouvent un peu de joie de vivre. Mais un mensonge risque de tout faire voler en éclats…

Nobody Has To Know (L'Ombre d'un doute) de Bouli Lanners

Pour son cinquième film derrière la caméra et sa première histoire d’amour, Bouli Lanners s’en va voir ailleurs, mais conserve ce qui fait le sel de son cinéma : les grands espaces vides, une économie de dialogue, des personnages « ordinaires » et cabossés, qui trainent un vague à l’âme tenace, ainsi qu’un subtil mélange entre austérité des sentiments, pudeur et humour. On retrouve ici la dimension religieuse déjà présente en filigrane dans ses films précédents : l’île de Lewis, avec son église, ses mœurs strictes et sa population très religieuse, ressemble ainsi à un purgatoire pour Phil (qui est athée), un entre-deux où des âmes en peine viennent se réfugier dans l’attente d’une rédemption. Mais cette île reculée, troisième « personnage » principal du film, peu connue des touristes et peu vue au cinéma, avec ses landes à perte de vue, ses lochs d’eau douce et ses maisons espacées par des kilomètres, est surtout une prison dorée propice à une étouffante solitude, un espace qui fige Phil et Millie plus qu’il ne les libère : une prison pour lui, qui s’y est installé pour fuir les mystérieux secrets de son passé en Belgique, mais aussi pour elle, qui suit les traditions religieuses et vestimentaires très strictes du Shabbat chrétien et se fane peu à peu.

De Phil et de Millie, nous n’apprendrons, en fin de compte, pas grand-chose. Tous deux ont des secrets susceptibles de rompre l’équilibre déjà fragile de leur relation, qui seront révélés petit à petit, mais là n’est pas l’intérêt du film, qui serait plutôt à trouver dans des moments d’amour fugaces, des gestes délicats, des regards, des non-dits, une tendresse inattendue. Une très jolie scène nous montre le couple au lit, en train de deviner ce que signifient les tatouages de Phil, dont il a oublié la signification. Une autre montre ce dernier plongeant avec une joie enfantine dans la mer glaciale. Une autre encore exalte la beauté d’un geste anodin : deux mains qui se frôlent, puis se touchent, les doigts qui s’entrelacent… Bouli Lanners et Michelle Fairley ne forment pas un couple glamour comme on a l’habitude d’en voir à l’écran. Leurs scènes d’intimité, leur romantisme, n’en sont que plus puissantes et émouvantes.

Accordant, comme toujours, une grande importance à ses décors et à l’accompagnement musical, le cinéaste réussit magistralement sa première incursion dans le film d’amour sans rien perdre de sa personnalité attachante ni de sa singularité.

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