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Entretien avec Bouli Lanners à propos de Nobody Has to Know

Publié le 21/03/2022 par Grégory Cavinato et Harald Duplouis / Catégorie: Entrevue

Cinquième long-métrage réalisé par Bouli Lanners, Nobody Has To Know est également son premier film en langue anglaise. Une histoire d’amour belle et tragique entre deux écorchés de la vie dans l’île écossaise de Lewis, qu’on avait rarement vue au cinéma. L’acteur-réalisateur revient sur une expérience et un film qui lui tiennent particulièrement à cœur.

Cinergie : Au départ, vous aviez envie d’écrire un polar en Ecosse et vous nous revenez à la place avec une histoire d’amour. Ce désir d’écrire un film d’amour était-il là depuis longtemps ?

Bouli Lanners : Non. L’idée c’était surtout de trouver une excuse pour aller faire un film en Ecosse. J’avais cette idée de polar qui me permettait de faire une adaptation, mais une fois sur place, je me suis rendu compte que ce polar n’était vraiment pas bon. J’ai eu un grand moment de solitude. C’est vraiment la combinaison de ces décors et de la musique des Soul Savers (Wise Blood), qui m’a donné l’idée de faire une histoire d’amour. Le fait de me retrouver en Ecosse, sur cette île, avec cette musique… j’avais tous les éléments qui me permettaient d’en faire une.

 

C. : Le dossier de presse parle d’un « film de la rupture ». Or, ce n’est pas du tout comme ça que je l’ai ressenti, parce qu’on retrouve votre style et certaines de vos obsessions. Je vois plus ce film comme une continuation, mais avec un côté romantique en plus. 

B. L. : Il faut toujours se méfier de ce qu’il y a dans les dossiers de presse ! (rires) En fait, il y a une rupture par rapport à un cycle auteuriste qui était calibré de la même façon pour mes quatre premiers films. Ici, le fait de tourner une histoire d’amour dans un territoire qui n’est pas facile, en anglais, avec peut-être un potentiel plus « grand public » que les autres, moins dans la petite sphère du cinéma d’auteur, oui, c’est peut-être une rupture, mais ce n’est pas la faille de San Andreas, hein ! C’est une petite rupture. Il y a toujours mes ingrédients, mes histoires, ma façon de raconter, la présence des paysages, toutes ces choses-là. Mais à travers une histoire qui est plus classique et plus accessible, je pense.

 

C. : Au départ, vous ne deviez pas interpréter le rôle principal, vous avez accepté au dernier moment. Mais après avoir vu le film, je vois mal qui d’autre aurait pu interpréter ce personnage ! 

B. L. : Je ne voulais vraiment pas que ce soit moi. J’avais écrit ça pour l’acteur italien de Dogman, Marcello Fonte, qui a un physique très particulier. Mais il ne parlait pas du tout français et pas du tout anglais et il n’était pas libre ! Donc, il fallait que je trouve un comédien qui n’aurait pas un physique de lover. Le but, c’était de raconter une histoire d’amour, mais pas avec des gens qui ont l’habitude de faire les couvertures des magazines. Des gens normaux ! Finalement, ma directrice de casting m’a dit : « On ne trouve pas. Si tu veux un mec avec un physique particulier, il y a toi ! » Donc j’ai accepté de jouer dans le film, mais c’était vraiment peu de temps avant le début du tournage. On a dû réadapter l’écriture à ce que je suis.

 

C. : En sortant du film, ça m’a paru être une évidence. On se dit que ça ne pouvait être que vous ! Avec votre physique, vos tatouages, votre pudeur, etc. 

B. L. : C’est ce qu’on me dit. Mais la scène des tatouages, par exemple, c’est de la réécriture. Effectivement, un mec amnésique qui a des tatouages, ça doit lui raconter quelque chose. Du point de vue de Millie, aussi : sans spoiler l’histoire, on ne sait pas si elle a vu les tatouages de Phil ou pas avant, mais ça amenait de nouvelles pistes intéressantes qui pouvaient alimenter la narration.

 

C. : L’île de Lewis, qu’on n’a jamais vue auparavant au cinéma (à ma connaissance), est visuellement intéressante. C’est beau et très froid à la fois. Elle est comme figée dans le temps, mais c’est un espace qui est une prison pour Phil et Millie. 

B. L. : J’ai une relation très forte avec l’Ecosse, j’y vais chaque année, deux fois par an depuis 30 ans. J’ai parcouru toutes les routes d’Ecosse, j’ai vu toutes les îles. L’île de Lewis, c’est la dernière que j’ai découverte, parce qu’elle est plus loin et que c’est plus cher pour y arriver. On vous dit que ce n’est pas forcément la plus belle et, effectivement, l’Ecosse flamboyante c’est plutôt l’île de Skye, la côte nord-ouest. Lewis, c’est un truc plus sauvage, moins visuel. Il n’y a pas de villes, moins de choses à voir. Elle est surnommée « l’île ivre de vent », il n’y a pas d’arbres du tout. Les arbres ont été coupés à l’époque des Vikings et le vent est tellement présent qu’ils n’ont jamais repoussé. Je l’ai enfin découverte après 20 ans d’Ecosse et ce qui m’a frappé, c’est que : 1) c’est le fief de l'Église presbytérienne qui rythme la vie sociale de manière radicale. Donc, on a un rapport avec le passé très puissant : c’est ce qu’on avait chez nous dans les années 20, mais qu’on n’a plus du tout, puisqu’on a un effondrement complet de la fréquentation dans les églises. Là-bas, les gens vont à la messe et sont radicaux / protestants / créationnistes, avec le dress code du dimanche, avec le shabbat chrétien qui est toujours très présent. 2) C’est aussi le fief de la langue gaélique, une langue celte qui est toujours couramment parlée là-bas : les enfants parlent le gaélique avant de parler l’anglais, ils parlent gaélique à l’école. C’est d’un exotisme absolu pour moi ! C’est une connexion avec l’Europe d’avant qu’on n’a plus du tout, puisque le monde est complètement uniformisé. Là, tout à coup, on a encore des spécificités qu’on ne trouve plus ailleurs. Je suis tombé sous le charme de cette île et de ses habitants et je voulais absolument y tourner parce que le décorum et le dress code permettaient de raconter une histoire qui avait des connexions avec des images du XIXe siècle, tout en racontant une histoire d’amour d’aujourd’hui.

 

C. : Ça m'a donné envie d’y aller, mais pas d’y vivre ! 

B. L. : Moi j’aimerais y vivre, en fait. J’ai failli y acheter une maison. J’aimerais peut-être y vivre la moitié du temps, parce que j’aime bien cette austérité, cette espèce de dénuement absolu, cette radicalité - pas dans la religion, mais dans le paysage -, ça me fait du bien !

 

C. : Avez-vous pensé directement à Michelle Fairley ? Hormis les premières saisons de Game of Thrones et une saison de 24 Heures Chrono, elle est finalement assez méconnue du public francophone. Elle est magnifique dans votre film. 

B. L. : J’ai pensé à elle tout de suite quand on me l’a présentée dans la liste des comédiennes possibles que je pouvais approcher. Après, je ne vous cache pas que ce n’est pas évident de joindre un comédien ou une comédienne anglo-saxonne, parce qu’il y a une procédure vraiment hyper-filtrée, beaucoup plus que chez nous et ça a pris du temps pour qu’elle lise le scénario. Ensuite, elle était libre, puis elle n’était plus libre... Mais une fois qu’elle a lu le scénario et qu’on a pu entrer en contact tous les deux, ça s’est fait tout de suite. C’est clairement mon premier choix, parce qu’elle porte en elle tout ce que je voyais chez Millie : ce truc un peu austère, un peu rigide, mais en même temps, on sent qu’elle a une force, elle dégage un truc très puissant, avec énormément de sensibilité et de sensualité derrière. Elle incarne merveilleusement le personnage.

 

C. : Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Tim Mielants, qui vous a prêté main-forte sur ce film et que vous aviez rencontré sur le tournage de De Patrick

B. L. : À partir du moment où il a été déterminé que je jouerais le personnage principal, je ne me voyais pas jouer et me diriger en anglais – ça devenait un peu schizophrénique et de l’ordre de la performance. En plus, on a tourné en 30 jours, ce qui n’était pas prévu – on devait le tourner en 42, puis ça a été réduit parce qu’on manquait de financement. J’ai dit à mes producteurs : « Les gars, on ne s’en sortira jamais ! Le soleil se lève à 9h, il se couche à 15h15, on n’a que 30 jours, c’est impossible ! » Donc, j’ai téléphoné à Tim pour lui proposer de me chapeauter sur le tournage au moment des prises de vue, parce que ça allait être trop. Il connaît le marché anglo-saxon et c’est un faiseur : comme il fait des séries, on lui file un scénario, les comédiens, le casting, le découpage et il fait avec ! Ici, ça a été la même chose : il est arrivé deux semaines avant le tournage, il avait le casting, les costumes, les décors, etc. et il a pris tout ça en charge, ce qui m’a permis de me décharger complètement et de me concentrer sur mon personnage. Une fois que le tournage a été terminé, j’ai fait tout le reste : le montage, le mixage, le choix des musiques, etc. Ça m’a permis d’être le « showrunner » du film tout en ayant quelqu’un sur le plateau pour gérer l’équipe technique. J’ai presque envie de refaire ça la prochaine fois, parce que c’est vraiment une manière confortable de travailler, mais ça reste mon film quand même.

 

C. : Il y a dans vos films ce mélange de mélancolie et d’humour très particulier. 

B. L. : Ça, ça fait partie des choses que je ne maitrise pas du tout. Heureusement ! Je fais les films le plus sincèrement possible et il s’en dégage ce que vous ressentez. Mais ce n’est pas couché sur le papier, il n’y a pas de volonté intellectuelle au départ.

 

C. : Mais même dans votre carrière d’acteur, d’une manière générale, vous avez su éviter les emplois du comique de service, du meilleur ami rondouillard. 

B. L. : Je l’ai fait beaucoup. J’ai dû maigrir pour avoir de plus beaux rôles ! C’est aussi con que ça. Au début, on ne choisit pas. On vous propose un film, vous n’avez pas de thunes, donc vous dites oui ! Un Astérix ? Je suis indépendant, je dois faire tourner la baraque, donc je le fais ! En même temps, c’est assez agréable de faire des gros plateaux comme ça, je ne regrette pas du tout. Sauf Astérix aux Jeux Olympiques qui a vraiment été une expérience humaine horrible - artistiquement, n’en parlons même pas ! -, mais les autres gros trucs comme Rien à déclarer, c’était très agréable à tourner. Mon deuxième Astérix, Astérix et Obélix : Au Service de Sa Majesté était tout à fait honnête. C’était avec Laurent Tirard, avec qui j’ai ensuite fait Le Petit Nicolas. J’aime bien faire des trucs plus « grand public ». Maintenant, c’est vrai que je peux choisir. Les plus beaux rôles qu’on me propose, c’est là, depuis deux ou trois ans. J’ai fait la série de Thomas Lilti, Hippocrate, dont la troisième saison se prépare. Je viens de faire le nouveau film de Dominik Moll, La Nuit du 12, dont j’ai eu des premiers retours et qui, parait-il, est très puissant. Je vais bientôt tourner avec Rémi Bezançon, en mai si tout va bien. Puis à la rentrée, je vais tourner dans le film de Laetitia Dosch, l’histoire vraie du procès d’un chien en Suisse. Ça parle du rapport de l’animal à la société et je trouve ça philosophiquement, intellectuellement et politiquement très intéressant. Ce sont des super rôles qu’on ne me proposait pas avant. Mais il a fallu que je maigrisse pour ça ! (rires) C’est vrai, si tu restes un petit gros tout rond, ben, t’auras des rôles de petit gros tout rond !

 

C. : On vous sait très politiquement engagé…

B. L. : Pas assez ! 

 

C. : Est-ce que cet engagement, ces colères, ces revendications sont quelque chose que vous envisagez de porter un jour à l’écran avec un film ouvertement politique ? 

B. L. : Pour mon prochain projet, on m’a proposé l’adaptation d’un roman de Serge Joncour, Nature Humaine, qui a reçu le Prix Femina, il y a deux ans. Ce n’est pas un film politiquement frontal, pas comme un Costa-Gavras où c’est clairement le discours politique qui est le moteur de la narration. C’est une chronique dans une ferme du Lot entre 1976 et 1999, où le personnage principal croise des activistes, des militants. Tout ça est fondé sur des faits qui ont eu lieu durant ces années-là, ça raconte comment l’agriculture s’est totalement effondrée, est devenue productiviste et complètement déshumanisée. Le personnage, comme moi, est issu d’un milieu agricole et il a vécu tout ce que j’ai vécu : Tchernobyl, le naufrage de l’Erika, l’élection de Mitterrand, ce basculement sociétal hallucinant où on est passé d’une population 80% agricole à 2% en une génération. Ça colle avec mes convictions écologistes, politiques et philosophiques. Donc, c’est la première fois qu’il y aura une dimension un peu plus politique dans un de mes films. Auparavant, il y avait eu Petit Paysan, qui était un projet un peu atypique, mais mon rôle était très court. J’étais très content d’être acteur dans ce film, parce qu’Hubert Charuel est fils de paysans. On a tourné dans la ferme de son père. C’est quelqu’un qui connaît le sujet et qui en parle. Il n’y a rien de pire que les gens qui parlent de la campagne, mais qui ne sont pas de la campagne. C’est très louable de leur part, mais ça ne marche pas. Hubert, lui, a vécu ça dans sa chair et son film est très juste.

 

C. : Je voulais évoquer avec vous quelques-unes de vos collaborations avec des artistes auxquels vous êtes resté fidèle au cours de votre carrière. Benoît Mariage, par exemple. Son court-métrage Le Signaleur, pour moi, reste un petit bijou. 

B.L. : Le Signaleur, c’est un chef d’œuvre ! C’est hallucinant. Le film est parfait : le format, les axes, les personnages, la narration… C’est dur de partir d’un court-métrage parfait et de faire des longs après. Benoît Mariage, c’est lui qui m’a donné ma première chance, de vrais rôles dans de vrais films. Dans Le Signaleur, je ne faisais qu’un petit truc, mais après, il y a eu Les Convoyeurs attendent : c’était la première fois que j’avais un vrai rôle. Le film est allé à Cannes et je sens bien que, pour la première fois dans ma carrière, tout à coup, on a dit : « Ah, il est capable de jouer ». Parce que je n’ai pas de formation, moi !

 

C. : Albert Dupontel, qui est un peu votre homologue français, qu’on sent très proche de vos convictions…

B. L. : Ouais, mais il est plus fou que moi encore, Albert ! Plus radical. Avec Albert, c’est une vieille amitié, on se connait depuis très longtemps. On s’est rencontrés sur le tournage de Petites Misères où nous étions tous les deux comédiens. Ensuite, on a joué chacun dans les films de l’autre et on a joué ensemble dans des films qui n’étaient pas les nôtres. C’est quelqu’un avec qui je suis beaucoup en contact. Sa femme, Catherine Bozorgan, a coproduit Les Premiers, les Derniers, dans lequel il jouait. Je vais faire un petit truc dans son prochain film. J’ai toujours au moins un petit truc à jouer dans les films d’Albert, parce que c’est une histoire d’amitié. Tous les films d’Albert sont politiques. Ce sont des comédies, mais elles sont toujours politiques et elles sont très justes. Il tape à chaque fois juste, Albert !

 

C. : Le duo Benoît Delépine / Gustave Kervern… 

B. L. : Benoît et Gustave, ce sont mes autres copains avec qui je partage des convictions politiques très fortes. Tout ça fait un peu partie de la même famille : Albert a joué dans leurs films, moi j’ai récemment joué avec Gustave dans Cette musique ne joue pour personne, de Samuel Benchetrit… On dit que le cinéma est une famille. Certes, mais elle est vraiment incestueuse, parce qu’on est tous un peu les uns avec les autres. La différence, c’est que chez eux, il y a cet humour éthylique qu’Albert n’a pas. Albert ne boit pas. La différence entre Albert Dupontel et Benoît et Gustave, c’est le degré d’alcool ingurgité !

 

C. : Samuel Benchétrit, qui vous a dirigé plusieurs fois, notamment dans Chien, un film vraiment glauque et malsain ! 

B. L. : Quand ma nièce l’a vu, elle est sortie de la salle et elle m’a dit : « Je ne pouvais plus te voir ! » Par contre, c’était très drôle à jouer. Et surtout, sur ce film, j’ai remplacé Jean-Claude Van Damme ! Van Damme était censé jouer mon personnage, puis Samuel s’est rendu compte qu’il était antisémite, homophobe, et que ça n’allait jamais fonctionner. Donc, Samuel m’a appelé : « Est-ce que tu pourrais venir remplacer Jean-Claude Van Damme ? » J’ai dit : « Tu es sûr ? On n’est pas vraiment dans le même canon ! »… 

 

C. : Les Snuls ? J’ai revu certains de leurs sketchs récemment. C’est toujours très drôle 30 ans plus tard. 

B. L. : C’était mon écolage ! Mais on ferait aujourd’hui ce qu’on faisait à l’époque des Snuls, on irait en taule, hein ! Tu aurais un hashtag sur la gueule toutes les deux minutes ! On se moquait de tout le monde ! D’ailleurs, un documentaire sur toute cette aventure devait être réalisé, mais je pense que ça a fait flipper tout le monde qu’on aille remuer tout ce qu’ils racontaient à l’époque. Aujourd’hui, on est dans un monde néo-puritain, les gens n’osent plus rien dire. Même faire un documentaire sur les Snuls, ça fait flipper, c’est quand même dingue ! On en est là aujourd’hui ?!

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