Cinergie.be

Rencontre avec Noël Magis, Directeur général chez Screen Brussels Fund

Publié le 27/02/2020 par David Hainaut et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

« On a de gros challenges à relever dans les années à venir, mais Bruxelles et la Belgique me semblent prêts. »


Avec plus de 1300 jours de tournage enregistrés en Région bruxelloise en 2019, Screen Brussels a confirmé qu'il constituait un acteur-clé du paysage audiovisuel belge.


Quatre ans après sa création, rencontre avec Noël Magis, le responsable de ce Fonds d'investissement bruxellois dont le nom figure - logiquement - à de plus en plus de génériques. De longs-métrages (Tueurs, Le Fidèle, Kursk, Niet Schieten, Lola vers la mer, Le Jeune Ahmed, Duelles...), de séries (La Trêve, Unité 42, Ennemi Public...) mais aussi de documentaires, de webséries et de nombreuses coproductions internationales.

 

Ce Liégeois diplômé en communication a auparavant œuvré dans l'événementiel, la publicité et la consultance, avant de prendre en charge l'organe, en 2016.

Cinergie : Bruxelles n'a donc jamais compté autant de jours de tournage de son histoire : on vous imagine comblé...
Noël Magis : Oui ! Pour l'instant, la conjonction des moyens mis à disposition par la Région de Bruxelles-Capitale pour encourager et soutenir l'audiovisuel se déroule bien. Mais au-delà du Screen.brussels fund que je représente, qui investit et produit des contenus, il est important d'ajouter nos collègues du Screen.brussels film commission, qui effectuent un travail extraordinaire pour faciliter la venue de tournages (décors, hébergements...), le Screen.brussels business aussi, là pour le financement structurel des société audiovisuelles; et enfin le Screen.brussels cluster, pour l'accompagnement des entreprises. C'est tout ce dispositif-là qui démontre la volonté de Bruxelles-Capitale de faire de la filière audiovisuelle un secteur tant culturel qu'économique...

 

C. : Et, en ce début d'année 2020, que se passe-t-il pour vous, plus particulièrement ?
N.M. : Là, on termine la première session d'analyses des dossiers (NDLR : il y en a 3 par an), le programme est donc chargé (sourire). On bénéficie chaque année d'un budget de 3.143.000 euros (NDLR : pour 6,5 à Wallimage et 3,5 à Screen Flanders, les deux autres fonds régionaux belges) pour des productions qui, comme on le dit dans le jargon, génèrent des «effets structurants». On investit donc dans des films, des séries ou des documentaires qui créent de l'emploi pour les entreprises spécialisées dans l'audiovisuel à Bruxelles-Capitale. Les dossiers sont remis via des formulaires en ligne que les producteurs remplissent pour informer - au mieux - sur leur projet et les dépenses envisagées sur le territoire. On regarde les contrats de coproduction, le nombre de personnes et de sociétés impliquées, le montage financier (…). Cela nous permet d'établir un classement des projets nous semblant les plus intéressants en termes d'investissements. Car il faut considérer qu'on est un Fonds économique dont l'objectif est d'arriver en complément du rôle culturel de nos collègues du Centre du Cinéma côté francophone, et du Vlaamse Audiovisueel Fonds (VAF) côté néerlandophone. Nos dossiers sont évalués non pas sur la qualité d'un scénario, mais sur les montants dépensés qui génèrent de l'emploi pour développer un projet.

 

C. : Un point que vous tenez souvent à rappeler...
N.M. : Pas forcément (sourire), mais il est important de bien préciser le rôle des différents mécanismes existant en Belgique. C'est d'ailleurs cette complémentarité qui rend notre pays avantageux, en marge du niveau fédéral. Celui-ci a déployé avec un incitant fiscal qu'est le Tax shelter un moyen sans lequel l'audiovisuel belge ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui. Les Fonds culturels peuvent intervenir dès le stade de l'écriture, du développement et de la production, alors que nous arrivons en fin de parcours, quand un projet est financé entre 40 et 60%, qu'il a déjà un diffuseur, un distributeur ou un vendeur. Cela dit, malgré ce prisme économique, on veille bien sûr au professionnalisme et au sérieux des auteurs, des autrices, des réalisateurs et des réalisatrices.

 

C. : Combien de projets traitez-vous en moyenne par session ?
N.M. : Entre 18 et 22, je dirais. Notre taux de sélection avoisine les 40-45%. Mais un projet laissé de côté ne signifie pas qu'il n'est pas bon ! On a juste le luxe de choisir les projets qui nous semblent le mieux pour l'emploi, les professionnels engagés et le volume de travail généré, qui peut aller jusque dans la post-production en animation. Et vu le bilinguisme de la région, qui est notre force, on traite aussi bien des projets majoritaires néerlandophones que francophones. On reste bien sûr fiers d'intervenir dans des projets majoritairement belges, qu'il s'agisse de films, de séries, de documentaires ou de films d'animation.

 

C. : De quoi confirmer la demande toujours plus grande de projets locaux ?
N.M. : Complètement ! On le voit dans les dossiers soumis, on a un mix intéressant entre coproductions internationales et productions majoritaires belges, où les séries sont en explosion en termes de production. Idem pour les documentaires, qu'ils viennent du nord ou du sud du pays. Plus largement, je dirais qu'on intervient en général à +-50% dans la catégorie-reine, le long-métrage, +-20% dans les séries, +-20% dans les documentaires et +-10% dans des formats hybrides, comme des collections de courts-métrages et des webséries. Celles-ci, en général produites par des équipes jeunes et légères, sont intéressantes pour nous, car on peut y investir 15 à 20 000 euros. C'est un effet-levier plus important que si on met 250 000 euros dans une production de 15 millions. Nous visons les deux ! En étant une petite équipe, avec de petits moyens et donc sans avoir hélas l'occasion de traiter des micro-dossiers.

 

C. : « Une petite équipe et de petits moyens » certes. Mais vous restez néanmoins un acteur incontournable, non ?
N.M. : (Sourire) Peut-être qu'on est parfois trop modestes pour le dire ici, mais il faut aussi garder les pieds sur terre. Dans le montant global d'une production, notre intervention est marginale, car elle oscille entre 1 et 10% du total du projet. Un producteur doit tout de même rassembler toute une série de mécanismes et de financements : c'est là un boulot autrement plus difficile...

 

C. : Vos projets ne sont pas forcément tous financés par le Centre du Cinéma et le VAF, son équivalent flamand ?
N.M. : Pas toujours. On peut se retrouver dans des séries internationales financées par la BBC comme Les Misérables, ou d'autres projets issus d'Allemagne, de France ou d'Italie. Là, on est sur une autre série étrangère, The Window, elle aussi fabriquée en partie à Bruxelles. Les fonds culturels belges ne sont donc pas systématiquement impliqués, mais c'est intéressant pour nous de trouver la bonne balance entre tout cela. Puis, une partie de notre métier est d'attirer et de favoriser la venue de tournages en Belgique et à Bruxelles, plutôt qu'ils n'aillent ailleurs ! Et là encore, il faut souligner l'attrait du Tax shelter et des Fonds régionaux pour les productions belges, favorables pour faire vivre nos comédiens, réalisateurs et techniciens (…). C'est un secteur important, qui représente tout de même 15.000 emplois à Bruxelles, en incluant les films d'entreprise, la publicité, etc...

 

C. : Sans parler les fameuses « retombées indirectes »...
N.M. : ...qu'on ne comptabilise même pas dans les analyses ! Car évidemment oui, quand des équipes internationales tournent plusieurs mois à Bruxelles, elles consomment du local, utilisent hôtels et restaurants, louent des services et du matériel. Et un troisième effet est de voir Bruxelles à l'image, comme décor reconnaissable, voire faisant partie intégrante du scénario, un autre élément important. Une série comme Unité 42, où la capitale est très identifiée, c'est un atout. Si nous avions déjà existé au moment de financer Le Tout Nouveau Testament de Jaco Van Dormael, qui avait comme sous-titre «Dieu existe, il habite à Bruxelles», on aurait certainement investi dedans (rire).

 

C. : On peine peut-être à s'en rendre compte d'ici, mais ces facilités de financements si vantées chez nous, (Tax shelter, fonds culturels et régionaux), elles n'existeraient pas dans les autres pays ?
N.M. : Pas nécessairement ! Du moins, pas avec une aussi bonne articulation entre eux. Nous sommes un petit territoire, très exposé aux coproductions et en concurrence avec nos voisins (Allemagne, France, Luxembourg, Pays-Bas) et les pays de l'est, qui peuvent offrir des prestations moins élevées qu'ici. C'est donc important que la Belgique agisse comme une entité fédérée pour doper notre compétitivité. Puis, on le sait, notre réputation est aussi bonne grâce aux écoles et le travailleur belge a bonne réputation ! De l'étranger, on nous dit souvent que le Belge dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit. Ici, on y va, on le fait (sourire) ! On peut se targuer de cette souplesse, cette débrouillardise et cette agilité. En plus d'aspects comme notre bilinguisme, notre capitale multiculturelle, l'accès à des studios en périphérie (Leeuw-Saint-Pierre, Vilvoorde), à des tas de décors improbables ailleurs... Et si la France reste notre premier partenaire étranger, on a ici des traités avec de plus en plus d'autres pays, du Canada à la Scandinavie, en passant par Israël, l'Irlande, l'Italie, etc... C'est important de mutualiser sur un ensemble de pays différents.

 

C. : Entre les trois Fonds régionaux, existe-t-il parfois de la concurrence ?
N.M. : Il y en a, mais elle est positive. L'existence de trois Fonds permet d'abord aux producteurs de choisir ou de combiner. Nous nous retrouvons fréquemment ensemble sur des projets, comme les séries (La Trêve, Ennemi Public ou Unseen, autre série en tournage). Et c'est pareil côté flamand avec le VAF, où l'on intervient sur des projets de VRT, VTM ou Vier. Trois saisons d'une série pour ados (Hoodie) viennent par exemple de se tourner entièrement à Bruxelles...

 

C. : Vous avez dit il y a quelques temps que les métiers du cinéma risquaient de manquer de jeunes recrues dans certaines branches, pour les années à venir. Vous maintenez ?
N.M. : Oui ! Tant en Belgique qu'à Bruxelles (et même en Europe), certains métiers nécessitent de plus en plus de main d'œuvre, spécialisée surtout. En animation par exemple, il y a un manque d'animateurs et infographistes spécialisés, ainsi que des experts en effets spéciaux. On a aussi une forte demande d'administrateurs de production, un métier qui s'apprend surtout sur le tas. Et puis en doublage : la Belgique (et Bruxelles) ont depuis toujours une excellente réputation dans ce domaine, mais parfois, on peut manquer de voix...

 

C. : Dernière chose. Vos bureaux se situent ici à deux pas de l'Avenue Louise. Mais vous savez déjà que vous migrerez bientôt, donc...
N.M. : En effet ! (sourire). On va se diriger dans la zone Reyers, à deux pas de la RTBF et de la VRT, là où se trouvera le futur Mediapark, puisque l'idée là-bas, est de construire et nouveaux bâtiments et studios. Screen Brussels se trouvera dans un espace appelé le Frame, dont l'ouverture est annoncée pour 2023, dans une construction dédiée à l'audiovisuel, avec notamment les studios de BX1, et nous. Cette plateforme intégrera les innovations technologiques, l'IHECS Academy, des salles de formations, des hôtels d'entreprise, des salles de projection et de conférences, de l'horeca, etc... Ce pôle sera important dans les années à venir, toujours en marge de la volonté de la région bruxelloise à se positionner sur ce secteur-là. Tout cela permettra surtout une meilleur synergie avec les acteurs du secteur. L'écosystème se renforcera, vu la proximité avec les écoles, les universités, les principaux médias, RTL et Nostalgie n'étant pas loin non plus. Bref, des fertilisations croisées qui seront génératrices d'innovation et de contenus originaux !

 

C. : Ces avancées pourraient presque être qualifiées de paradoxales, dans un pays qui n'a pas encore de gouvernement, non ?
N.M. : Pendant que justement, nous, on arrive à maturité (sourire). Heureusement qu'il existe des institutions régionales et communautaires pour fonctionner, même en l'absence de gouvernement fédéral. Mais voilà, on se trouve aujourd'hui dans une conjoncture où il faut réunir les forces pour créer des alliances stratégiques. Encore une fois, on est un petit pays, fort exposé au marché international: les budgets ne sont pas extensibles, mieux vaut pour la Belgique de ne pas faire cavalier seul. Le marché mondial est tant une menace qu'une opportunité. En plus, vu les nouvelles plateformes et les modes de consommation actuels, il y a une demande croissante de contenus originaux. On a de gros challenges à relever pour les années à venir, mais Bruxelles et la Belgique me semblent prêts. Et si les algorithmes virtuels sont aujourd'hui importants, les relations interpersonnelles, elles, restent plus fondamentales que jamais. J'aurais donc envie dajouter : vive le cinéma et l'audiovisuel !

Tout à propos de: