Kwiz (2005), court métrage de Renaud Callebaut explorait le son via le téléphone portable de deux dames âgées se livrant à un test sur la connaissance de chacune. Dans un dialogue vif et inspiré, à l'humour corrosif, on se demandait laquelle des deux allait perdre la face ?
Renaud Callebaut et Safya Latrèche, La Fille d'en face
La Fille d'en face (2010), un court métrage aussi inspiré et passionnant que Kwiz, nous propose une fable sur un corps féminin vivant. Pas une icône dénudée, star ou starlette, telle Lady Gaga du monde contemporain, non, pas juste une image, mais une image juste de la féminité. La vie de face, de dos en plans rapprochés du visage, des mains, des pieds d'un corps qu'on lave puis qu'on habille pour lui offrir de la grâce. Un dépouillement, côté Bresson, d'un film quasi muet en ce qui concerne la parole. On ne vous conte pas la fin, sauf ce clin d'œil à la société de contrôle, la nôtre devenue, qui filme, dans le métro, à partir d'une minuscule caméra de vidéo-surveillance.
On s'est posé plein de questions en voyant et revoyant le film de Renaud Callebaut. Qu'est-ce que les images de la nudité féminine qui rendent les femmes d'autant plus désirables que cette nudité (touche pas, regarde) joue sur le simulacre et les fantasmes de l'imaginaire ? L'être dans l'apparaître érotique stimule-t-il le désir ? Vieux débat depuis l'Antiquité. La peinture s'en est inspirée, mais a fini par filer le pastis à la photographie, puis au cinéma. La passion (titre d'un film de God-art) de la nudité continue à troubler le monde, et risque de ne pas se terminer de sitôt. Le songe éveillé de la corporeïté nue, comme l'enfant qui vient de naître, n'est-elle que l'inconscient – au secours, docteur Freud – voire le ratio ou le logos de la trinité homme/femme/enfant ? Laissons ce sujet à la scolastique du Moyen Age, bien que le spectacle de la transparence visuelle des corps, de notre monde contemporain, signifie quelque chose. Mais quoi, au juste ?
Sachant que le réalisateur allait demander à un tueur de nous liquider ad vitam aeternam (avec un viseur électronique, of course) après de tels propos - trop dits et pas assez suggérés - nous lui avons proposé, ainsi qu'à son interprète, de nous en parler au Musée Charlier, à Bruxelles. Un endroit plein de peintures de femmes nues comme l'enfant ou légèrement voilées (sujet fécond de l'orientalisme) que nous recommandons à tous, pas seulement aux érotomanes distingués.
1. Questions-réponses entre Renaud et Safya. L'actrice découvre le film sur le Mac du réalisateur. Huit minutes trente après.
Renaud Callebaut à Safya Latrèche: : Qu'en penses-tu ?
Safya Latrèche: Je suis soulagée, mais il y a des plans que tu as tournés et qui ne figurent pas dans le film. C'est très beau cette esthétique de la peau dont tu m'avais parlé. C'était un peu abstrait d'imaginer le résultat, mais je ne me sens pas trahie dans ce que je viens de découvrir.
R.C. : Au départ, Safya hésitait à faire le film. Sa première question était « me verra-t-on entièrement nue ou pas ? » Les deux tiers du film se passant dans une salle de bains, je savais donc que la question serait posée. Au départ, je lui ai répondu oui.
Mais très vite, je me suis rendu compte que les plans larges n'avaient aucun intérêt, que ce n'était pas le sujet du film. J'ai donc utilisé des plans serrés, surtout sur le visage. Il n'y avait donc aucune nécessité pour qu'elle soit nue. Le sacré et le profane, c'est tout de même le vrai sujet du film, bien qu'elle ait accepté, qu'il y ait des plans où elle est intégralement nue. C'était très courageux de sa part de se faire violence, parce que je lui demandais beaucoup plus que de jouer seulement un rôle, mais d'être elle-même.
Cinergie : Comment as-tu découvert et choisi Safya ?
R. C. : Tout simplement en faisant un casting sur Cinergie.be (rires) !
C'est un court métrage avec un budget dérisoire, il est donc difficile de passer par une agence de casting. Par rapport au sujet, je me suis, petit à petit, rendu compte que j'avais besoin d'une actrice d'origine maghrébine... Je savais que Safya avait tourné dans un court métrage de Pierre Duculot. J'ai remarqué son visage, sa douceur et sa force. C'est fondamental dans le film.
Cinergie à Safya : Tu viens du théâtre. Comment es-tu entrée dans le monde du cinéma. En avais-tu envie depuis le début, ou est-ce le hasard ?
S. L. : J'ai une formation théâtrale, et je ne m'étais jamais intéressée au monde du cinéma... J'ai commencé grâce à un ami qui était sur le tournage d'un court de Pierre Duculot. Il cherchait une actrice pour l'un de ses films. Depuis, j'ai participé à des films d'étudiants de l'INSAS et de l'IAD. Le court métrage me plaît. C'est autre chose que le théâtre, mais je m'y sens bien.
Cinergie : Avec Kwiz, on avait un dialogue permanent qui était joué comme dans une pièce de théâtre. Avec La fille en face c'est l'inverse, le silence est roi, on ne parle pas.
S. L. : Je trouvais cela très déstabilisant, parce que jouer n'est pas seulement être là physiquement, mais c'est aussi parler pour exprimer des choses. Je me suis posée quantité de questions. Que faire ? En fait, c'était très simple, c'est la même chose que parler simplement, on ne parle pas.
R. C. : Je voulais qu'il n'y ait pas de dialogue, mais aussi qu'il n'y ait pas de jeu. Autrement dit, pour éviter la psychologie, proposer un jeu « blanc », le plus neutre possible, afin d'éviter de rentrer, ne fut-ce que dans l'amorce, dans un débat de société. Ça, ça ne m'intéressait pas du tout.
2. Silence on tourne !
Cinergie : Le silence, le cadre au 50mm, m'a fait penser à Bresson.
R. C. : C'est drôle que tu me dises ça. Lors de la préparation du film, je lisais Notes sur le cinématographe de Robert Bresson. Cette rhétorique sur l'ascétisme m'intéressait, mais aussi ce refus du naturalisme. Le film n'est pas du tout un documentaire, raison pour laquelle la caméra n'est pas portée, elle est toujours sur un trépied. Il n'y a pas de mouvement de caméra, mais uniquement des sorties de champ. Avec La fille en face, on est dans l'ordre du rituel. La caméra portée ne convient pas, ni le mouvement, dans une certaine impatience du cadre. Revenir à Bresson, c'était aussi privilégier le son.
Mais cela appelle à une envie de réflexion sur le hors champ, sur ce qu'on dévoile, ce que l'on montre, ou ce que l'on ne montre pas, en évitant la froideur, mais dans une ritualisation de la mise en scène.
Cinergie : La caméra portée du cinéma n'est-elle pas un simulacre du direct, l'évangile de la télévision ?
R. C. : Je n'en suis pas sûr. Les films de Paul Greengrass ou de Brillante Mendoza utilisent à la perfection la caméra portée. Je n'en voulais pas parce que je ne voulais pas mettre le décor en évidence comme dans Serbis ou Lola de Mendoza. Tu vois ces films, et tu découvres les lieux de Manille (le vieux cinéma de Serbis) qui te restent dans la tête autant que les personnages. Un court métrage te permet d'explorer plein de choses, c'est l'un de ses intérêts, on essaie pas encore de te formater.
C. : Avant la fin (dont nous ne parlerons pas), tu nous montres discrètement le nouveau monde de la surveillance. La société de contrôle qui, aujourd'hui, progresse, n'est-elle pas aussi étrange que celle qui préconise le rituel (sacré ou profane) ?
R. C. : Je ne voulais pas vraiment porter de regard sur l'un ou sur l'autre, mais opposer un lieu clos, pas du tout envisagé comme étant étouffant ou aliénant. Opposer un lieu de cérémonial, à un lieu comme le métro où les caméras de surveillance existent depuis peu et pas seulement à Londres, mais désormais partout. L'idée de la surveillance est celle de la transparence qui refuse l'opacité. Cela m'intéressait de mettre en parallèle un lieu privé, d'intimité où l'on ne se disperse pas, avec un lieu public, insignifiant, rempli de bruits agressifs ou mieux encore, un lieu désordonné. Cela m'intéressait de montrer ces deux aspects de manière assez brutale, par le montage, c'est-à-dire sans transition.
Quand Safya fait référence à des plans que je n'ai pas gardés, c'était des plans de jonction de l'un à l'autre. Au tournage, on a pris la liberté de tourner des plans qui en disaient beaucoup plus que ceux qu'on a utilisés. On les a enlevés, en définitive, au montage. En même temps, il ne s'agit pas d'une opposition, puisqu'on garde le silence dans le métro même s'il y a du brouhaha, des bruits de rue. Ceci dit, c'est la même manière de filmer. Avec des plans fixes. On garde l'idée du passage d'un lieu clos, quasi monastique face à son contraire, profane.
3. L'enchaînement des idées
C. : Safya, peux-tu nous expliquer comment Renaud travaille sur un tournage ?
S. L. : Renaud a plein d'idées tout le temps, c'est un enchaînement d'idées. Je me souviens des plans que tu as rajoutés. On terminait une journée de tournage, il me disait : « Bon je vais encore réfléchir ». Le lendemain, il ajoutait : « Il y a de nouvelles scènes à faire, je vais t'expliquer. Et si on tournait comme ça, ce serait bien ? ». Pour moi, c'était intéressant, parce qu'il était à l'écoute. Si cela ne me paraissait pas logique, on en discutait. Si je lui disais parfois « ce n'est pas naturel de faire ça », il réfléchissait et pouvait se dire « ok » ou « fais-le, si tu as raison et que je me suis trompé, on ne s'en servira pas ». C'était un véritable échange.
R. C. à S. L. : Je te demandais souvent de ralentir tes gestes. Tu viens de découvrir le film est-ce que tu trouves que c'est trop hiératique ?
S. L. : Non. Pourtant, je me suis souvent fait la réflexion. Notamment pour la scène où je me maquille. Cela passe, mais au moment du tournage, j'étais persuadée du contraire.
Sachez que le film a été tourné en caméra numérique (appareil photo Canon) et ensuite mastérisé sur pellicule pour les salles de cinéma