Cinergie.be

Rencontre avec Jean-Pierre Roy, réalisateur de Ceci n'est pas un lion

Publié le 22/11/2019 par David Hainaut et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

L'une de vos collègues m'a dit: "Ce film, jamais je ne pourrai le faire de ma vie en Belgique !"

 

Concédons-le, avec ces premières fraîches soirées automnales, la perspective d'aller voir un documentaire de plus de deux heures sur l'indépendance flamande n'est pas franchement l'idée de sortie la plus attrayante du moment.

 

Et pourtant. De Bruxelles à Eupen, en passant par Charleroi, tous ceux qui l'ont vu le savent : bien qu'il traite de politique belge, un sujet qui finit par rendre indifférent, voire lasser nombre d'entre nous, Ceci n'est pas un lion, un film hors-norme en tout point (voir notre critique), mérite une grande attention.

 

Avant de nouvelles projections qui se tiendront dans la capitale et en Wallonie, il nous semblait logique d'en savoir un peu plus sur son réalisateur Jean-Pierre Roy, un Canadien de 52 ans jusqu'ici inconnu chez nous, et qui se partage depuis peu entre son Québec natal et Bruxelles. Rencontre avec un cinéaste atypique, qui est par ailleurs un indépendantiste québécois autoproclamé.

Cinergie : Tout d'abord, pourriez-vous vous présenter en résumant votre carrière, et en nous expliquant ce qui vous a amené à la réalisation de Ceci n'est pas un lion ?
Jean-Pierre Roy : Oui, bien sûr. Je suis né à Québec en 1967, où j'ai fait des études de communication et de cinéma à l'université, en plus d'une formation privée à l'Institut National de l'Image et du Son à Montréal (l'INIS). Après avoir travaillé pour la radio et la télé canadienne publique, j'ai commencé vers 2002 à préparer des documentaires, souvent financés avec mes propres revenus, en vue de garder une liberté créative. J'ai surtout réalisé des films politiques, comme Questions Nationales en 2009, qui comparait la quête d'indépendance du Québec avec celles d'Écosse et de Catalogne, et La Langue à terre en 2013, sur l'impact de l'anglicisation à Montréal et en France. C'est lors des tournées européennes de ces deux films qu'on m'a parlé de la destinée flamande, et c'est l'arrivée de la N-VA au pouvoir - en mai 2014 - qui a été l'élément déclencheur de Ceci n'est pas un lion, car je voulais mieux comprendre le destin identitaire et national des Flamands, ainsi que leur "pays rêvé", à la base du projet politique de partis comme la N-VA et le Vlaams Belang.

 

C: Parce qu'avant ces passages en Europe, vous ne connaissiez donc rien de la situation belge ?
J-P.R. : Mal, car au Canada, peu de liens se font entre les mouvements nationalistes québécois et flamands. En 2006, j'ai quand même vu votre faux JT Bye Bye Belgium, qui a été ma première incursion dans le problème belge et les tensions entre francophones et néerlandophones. J'ai alors d'abord commencé à m'intéresser aux francophones de Flandre, en rencontrant à la côte belge Edgar Fonck (NDLR: directeur de l'Association pour la promotion de la Francophonie en Flandre). C'est là que j'ai découvert que les Flamands ne considéraient pas les droits culturels et linguistiques des francophones. Ce qui m'a touché en tant que Québécois indépendantiste, mais en respectant les droits anglophones au Québec. Ce manque de tolérance m'a donné l'impression que le projet flamand avait des ratés. Car si les Flamands veulent faire de la Flandre un pays, ils doivent selon moi d'abord commencer par respecter leurs minorités ancestrales. Que les Flamands ne veuillent pas nommer des bourgmestres élus ou rejeter tout ce qui est francophone de leurs terres, cela me semble là être de graves erreurs...Ceci n'est pas un lion

 

C: ...sans connaître personne dans notre pays, on imagine qu'il vous a fallu un important travail en amont, en vue de construire votre documentaire ?
J-P.R.: La préparation du film s'est faite au fur et à mesure, car je voulais garder une fraîcheur dans ma quête. Ainsi, Fonck m'a présenté quelqu'un chez Défi, Charles-Etienne Lagasse, qui m'a référé à Olivier Maigain. Puis Michel Quévit, économiste et sociologue wallon, m'a été renseigné par TV5 Monde à Paris. Ainsi de suite, de rencontre en rencontre, j'ai élargi mon intérêt pour ce vaste sujet, en même temps que je posais ma caméra pour les entrevues. Et chaque fois qu'on me proposait quelqu'un d'intéressant, j'y allais !

 

C: Et toujours, ce qu'on peut remarquer dans le documentaire, avec ce regard qu'on sent volontairement naïf...
J-P.R. : Consciemment "naïf" oui, car je savais bien que l'adhésion à l'indépendance flamande était relativement faible au sein de la population. On sait qu'entre 5 et 10% voteraient réellement pour ça, si référendum il y avait. Mais sachant aussi que le leitmotiv de la N-VA se trouve dans leur Article 1, soit "faire de la Flandre un pays", j'ai essayé de comprendre leur stratégie à partir de ce point. Et ce qui m'a guidé, c'est la position du souverainiste québécois intrigué par cette démarche flamande. En restant ouvert à toutes sortes de réponses.

 

C. : Mais pour les obtenir, il vous a forcément fallu un certain temps...
J-P.R.: Oui. Ma première entrevue a eu lieu en mars 2015, et la dernière en novembre 2018, avant que je ne lance le film en février 2019. J'ai aussi pris le temps de faire des allers-retours entre la Belgique et le Canada, pour voir chaque fois ce que je réalisais et prendre le recul nécessaire. Mais ayant fait ce film en solo, donc sans producteur, distributeur et diffuseur, je n'avais aucune pression extérieure pour le fabriquer rapidement. Je voulais juste qu'il soit prêt avant les élections fédérales de mai 2019, histoire de participer au débat public et avoir quelques manchettes dans les journaux, pour éventuellement susciter un engouement et une prise de conscience sur cette marche vers le "pays rêvé". Certes, j'ai jonglé avec une matière boulimique de 50 intervenants et je l'ai payé cher au montage (sourire), car je tenais à y intégrer chaque personne questionnée, tant pour leur rendre justice que leur faire honneur. Brasser tout cela reste le travail le plus colossal que j'ai dû faire dans ma vie, surtout que j'ai choisi une construction sans narration. Ce qui s'avère très complexe pour que chaque scène puisse se tenir main dans la main au final. Seuls quelques rajouts de titres m'ont été nécessaires pour éclairer le spectateur.Ceci n'est pas un lion

 

C. : Outre l'avantage de jouir de cette liberté dont vous parliez, vous avez tourné le film seul, ce qui donne l'impression que chacun se livre autrement que partout ailleurs !
J-P.R.: Le fait de tourner sans équipe technique a en effet provoqué cette impression-là. C'est en visionnant les rushes que je me suis rendu compte que les gens se laissaient aller, se détendaient et que cela permettait au film d'avoir des révélations intéressantes, ou le fait que Bart De Wever, Filip Dewinter ou Tom Van Grieken s'expriment librement en français. Les premières personnes qui ont vu le film me l'ont directement fait remarquer. C'est la raison pour laquelle beaucoup d'hommes politiques flamands, comme Willy Claes, y font des aveux complètement inédits, paraît-il.

 

C. : Vous avez conscience que votre nationalité étrangère a là pleinement joué en votre faveur ?
J-P.R.: Être Québécois m'a ouvert toutes les portes, c'est vrai. Les gens étaient moins inquiets, se disant que le film serait diffusé loin de la Belgique. Notez qu'au début, je songeais plus au public canadien. Mais vu que je me présentais comme Québécois indépendantiste, ce qui est d'ailleurs vrai, pas mal de Flamands se sont dit "Ah, il est de notre côté!", ce qui a là aussi permis certaines connivences. Une de vos collègues, spécialisée en politique belge francophone m'a dit : "Le film que vous avez fait là, jamais je ne pourrai le faire de ma vie !" Car voilà, le fait d'être étranger rend me sans doute moins menaçant pour le mouvement flamand...

 

C. : Au bout de la vision de votre film, on croit comprendre que la séparation du pays n'est pas réalisable. Or, récemment, vous déclariez que l'indépendance flamande ne serait pour ses instigateurs que de la "bouillie pour chats". Au final, quel est votre sentiment ?Ceci n'est pas un lion
J-P.R. : J'ai l'impression que la N-VA joue à un jeu dangereux, en laissant planer des doutes sur ce pays potentiel rêvé, sans finalement passer à l'acte. Si je prends l'exemple du parti indépendantiste québécois,il a sombré après deux référendums manqués auprès de la population. À force de reporter à plus tard cette autonomie ou ce confédéralisme souhaités, on risque de se perdre. C'est cette lenteur de processus qui me surprend le plus dans la démarche de la N-VA. Dans le film, ils disent souvent : "Nous sommes des évolutionnaires, pas des révolutionnaires". C'est donc étape par étape. Or, quand un peuple veut réellement faire son pays, il y a urgence. Les Catalans sont dans la rue voire en prison pour ça ! Les Écossais ont fait un référendum, les Québécois deux. Il doit normalement y avoir un bouillonnement intérieur chez les citoyens. Chez vous, on attend. On avance de réforme en réforme, on fait durer le plaisir, et on risque même de lasser les plus fervents supporters de cette Flandre indépendante. C'est pourquoi la N-VA a perdu quelques points et l'on voit à présent le retour du plus extrême Vlaams Belang.

 

C. : Votre film a été montré chez nous une première fois en février. Depuis, il circule un peu d'une ville à l'autre. De quoi vous suffire ?
J-P.R.: Pour moi, c'est extraordinaire, sachant que je l'ai fait seul. C'est un succès d'estime davantage que commercial – je n'ai pas encore remboursé mes frais de productions engagés depuis 3 ans et demi (sourire) – mais d'un point de vue de réalisateur de documentaires indépendants, c'est une réussite. Je n'ai franchement que de bons retours et de bonnes critiques, ce qui m'enthousiasme. Et j'ai aussi la chance de parler avec les gens après les projections, de recevoir leurs témoignages. Beaucoup me disent que tout le monde devrait voir ce film pour mieux saisir ce que préparent les indépendantistes flamands. Karl-Heinz Lambertz, le président du parlement germanophone, visiblement impressionné par la richesse du film, l'a montré à son parlement, à Eupen. Christophe Deborsu m'a dit avoir appris des choses, Antoinette Spaak et d'autres, aussi. Tout ça est valorisant, même si la distribution reste compliquée, n'ayant pas de machine promotionnelle permettant de frapper à certaines portes. Les télévisions, que je vise aussi, sont encore frileuses, ce qui me questionne un peu, car à chaque représentation, on me répète toujours qu'il apporte un éclairage neuf. Est-ce que le film dérange certains ? Ferait-il peur au grand frère flamand ? Je l'ignore, mais je ne perds pas espoir qu'une télé l'achète. Les spectateurs me font confiance, en tout cas. Si je sentais le film comme "passable", je tournerais la page, mais là c'est difficile, car on m'encourage à le défendre. C'est d'ailleurs mon carburant pour aller encore plus loin.

 

C.: ...mais c'est un combat qui ne se mène pas toute une vie. Quid de la suite, pour vous ?
J-P.R.: D'abord, continuer à m'occuper de la distribution du film jusqu'en 2020, car d'autres projections s'ajoutent au compte-goutte (NDLR: après cet entretien, Roy a déjà eu de nouvelles sollicitations), y compris dans les maisons communales ou les universités. Mais je dois bien sûr gagner ma vie à côté. Je fais des films de commande pour des entreprises canadiennes, et j'espère en faire autant ici. En parallèle, mon prochain film traitera de la cohésion européenne, car comme Canadien, l'euroscepticisme me touche. Ce sont nos-grands pères américains qui ont libéré l'Europe du nazisme, avec une mobilisation et des sacrifices humains pour sortir ce continent de l'horreur. Et aujourd'hui, on voit des gens et des pays comme la Hongrie ou la Pologne, qui critiquent la construction européenne. Sans oublier le Brexit. J'aimerais fabriquer un film revalorisant ce projet continental, et démanteler les arguments de ces eurosceptiques, en faisant une entrevue par capitale européenne, et impliquant des pro et des anti-Europe. Ce sera sûrement un autre documentaire fleuve, je ne serais donc pas contre de m'allier à un producteur dans ce cas. Tiens ? Je viens là de m'apercevoir que venais de révéler pour la première fois le sujet mon prochain film (sourire)...

Tout à propos de: