Nina Alexandraki est née à Athènes. À 18 ans, la jeune femme quitte son pays natal pour la ville de Montpellier où elle étudie la philosophie. Animée par le désir de faire du cinéma, elle réussit le concours de l’INSAS en réalisation. Journal d’une solitude sexuelle est son film de fin d’études pour lequel elle a reçu le prix de la compétition Jeunes Talents belges lors de la dernière édition du festival du documentaire Millenium, remis par le jury de Cinergie. La jeune réalisatrice mêle son bagage théorique à sa pratique du cinéma. Pour ce film, elle est partie de son journal intime qu’elle a revisité. Elle aborde la question de la sexualité féminine, à travers la sienne, elle parle aussi de celle des autres. Elle questionne, elle ressent, elle teste. Elle dit tout haut ce que certains pensent tout bas, elle pousse des portes et interroge nos modes de fonctionnement en matière de sexe.
Rencontre avec Nina Alexandraki - Journal d’une solitude sexuelle
Cinergie : Pourquoi avoir étudié la philosophie? Qu'est-ce que vous y recherchiez?
Nina Alexandraki : À 18 ans, je savais que je voulais faire des études artistiques, mais je ne savais pas encore quel chemin prendre. Je ne me sentais pas prête à me lancer dans la pratique et j’ai voulu explorer des domaines différents. J’ai beaucoup aimé mes cours de philosophie au lycée, ils m’ont ouvert des portes que je ne voulais pas fermer à l’époque. Cela me suit encore aujourd’hui, car je lis beaucoup et je suis nourrie de textes, de littérature et de théorie.
C. : Vous maîtrisez le français, mais vous avez écrit et dit votre film en grec. Pourquoi ?
N. A. : Je voulais utiliser ma langue maternelle, une langue intime, car le film aborde des questions intimes et je voulais retourner là où ces expériences ont eu lieu, dans cette ville où j’ai grandi et où j’ai découvert le monde. C’était très instinctif de parler grec. C’est aussi une langue qu’on entend peu au cinéma et j’avais envie de l’utiliser.
C. : Quel est le bilan que vous pouvez faire de vos études ?
N. A. : J’ai eu une formation très solide à l’INSAS. Néanmoins, la liberté de prendre la caméra sans penser à la technique m’a manqué. On était souvent dans des cadres, dans des contraintes d’exercices, on devait répondre à des délais et on n’était pas souvent encouragés à être dans l'expérimentation. J’ai fait un peu de fiction au début, mais je me suis rendu compte que ça m’enfermait et j’avais envie de pouvoir avoir la caméra et pouvoir me tromper, recommencer et ne pas devoir écrire un scénario et l’exécuter.
C. : Vous avez réalisé d’autres films pendant vos études ?
N. A. : Pendant le bachelier, j’ai surtout réalisé de la fiction et c’étaient des questions qui étaient proches de celles abordées dans mon film de fin d’études, mais je n’arrivais pas à cerner la question donc c’était assez abstrait. Je passais par des métaphores ou des symboles pour parler de la sexualité féminine.
Ensuite, j’ai eu envie d’être plus libre, de travailler de manière plus autonome et de pouvoir expérimenter. Pendant le confinement, je suis rentrée à Athènes et j’ai travaillé avec un ami sur un film qui est aujourd’hui en postproduction. Cette expérience en autoproduction m’a libérée et je me suis dit que tout était possible. J’ai alors pris une petite caméra et je suis allée vers quelque chose qui est plus de l’ordre du journal intime, quelque chose de plus léger.
C. : Parlez-nous du titre du film «Journal d’une solitude sexuelle».
N. A. : Le point de départ de ce film, ce sont mes journaux intimes que je tiens depuis l’enfance. C’était une matière très brute, foisonnante que j’ai revisitée. En relisant, j’avais pris de la distance avec ce qui était raconté, j’avais un regard nouveau sur cette matière. Je me suis rappelé que j’avais pris quelques images pendant une période où j’enchaînais les relations sexuelles avec les hommes, j’avais eu envie d’explorer la sexualité et le corps. Mais, je n’arrivais pas à trouver ma place pour que mon plaisir et mon désir soient concrétisés. J’étais retombée sur ces images que j’avais prises avec mon téléphone, c’était toujours après le sexe, des vêtements par terre, des intérieurs, des chambres vides. Je me suis rendu compte que ces images parlaient d’un sentiment de vide, d’absence, de frustration et qu’il y avait presque un acte de transgression. J’ai eu envie de prolonger ce geste et j’ai décidé de faire ce film sous cette forme. Je suis repartie à Athènes avec un caméscope pour reconstituer des scènes de cette période-là. Je me suis mise dans le personnage et j’ai déambulé dans des intérieurs en ayant en tête que je revivais ces moments-là.
C. : On sent le recul effectué et on sent que votre regard a changé à travers l’écriture. Est-ce que cette écriture s’est faite avant le tournage ?
N. A. : J’ai d’abord choisi, trié des passages de mon journal, des moments qui faisaient sens. J’ai présenté ça avec une évolution. Au montage, on a beaucoup réécrit parce que le rythme des plans ne coïncidait pas avec le rythme des phrases. Il fallait réinventer la parole et la rendre musicale, lui donner un rythme par rapport aux images. Je travaillais vraiment en parallèle. Je trouvais une chambre, je m’imprégnais du lieu et parmi la matière que j’avais déjà, j’essayais de trouver ce qui marchait bien avec cette ambiance. J’essayais de voir dans quel état de mon introspection j’étais quand j’étais dans cette chambre. Je choisissais des passages et je me filmais à écrire. Pendant le montage, ces séquences ont posé problème, mais on n’est pas restés trop stricts et on a inventé des choses qui ne collent pas toujours avec le texte écrit à la main.
C. : Le film aborde la question de la frustration de la sexualité féminine qui n’arrive pas à prendre sa place. C’est un constat personnel qui est assez généralisé. À partir d’une situation intime, vous dénoncez quelque chose de plus large.
N. A. : En relisant mes journaux intimes, je me suis rendu compte de quelque chose dont je ne me rendais pas compte à l’époque, c’est que cette frustration n’était pas seulement personnelle, mais qu’elle concernait beaucoup de femmes. Grâce à des discussions avec mes amies, à des expériences de vie, à des lectures, j’ai pu comprendre qu’il y avait quelque chose de l’ordre de la société et qu’en fait, la sexualité est prisonnière d’un script sexuel imposé. Comme si on devait toujours jouer un jeu, comme si c’était une comédie bien orchestrée : les préliminaires avant la pénétration d’un vagin par un pénis, un orgasme partagé.
On est héritiers d’une tradition binaire qui sépare le corps et l’esprit et qui refuse de prendre le corps au sérieux avec ses désirs, ses besoins et sa finitude.
Je pense que la sexualité avec notre héritage judéo-chrétien est encore quelque chose de très mystérieux avec plein de refoulements, de craintes, de choses que l’on explore aujourd’hui de manière plus dynamique et audacieuse. Cela condense beaucoup de choses qui restent taboues. La sexualité féminine est un domaine qui n’est pas exploré.
C.: Au lit, il se passe la même chose que dans notre société.
N. A. : Oui, on a l’impression que la sexualité, c’est le moment où on se livre, où on sort du quotidien, où on éprouve du plaisir. Mais c'est aussi un moment où on était très vulnérable, on est face à notre nudité physique et métaphorique. Cela n’échappe pas du tout aux normes de la société. Les rapports de passivité féminine sont reproduits et on en parle plus difficilement que pour les tâches ménagères. On en parle de plus en plus, mais on a toujours du mal à formuler.
C. : Quel était le dispositif, étiez-vous accompagnée d’une équipe ?
N. A. : Pour le tournage, j’ai fait le film toute seule et j’ai alterné des moments où j’étais dans des chambres, j’y allais deux fois pour m’imprégner du lieu et comprendre dans quel état j’étais. Puis, je me suis beaucoup promenée à Athènes avec la caméra. Comme j’étais dans ce personnage, une version de moi-même quelques années plus tôt, je me demandais ce que j’aurais fait dans ces endroits. J’ai beaucoup filmé la nature, les parcs, j’ai filmé des gens de loin. J’essayais d’incarner et concrétiser cet état psychique dans la ville aussi. Puis, il y avait ma chambre. Après les expériences, c’était le retour chez moi, le moment où je mettais les choses à plat, réfléchir, avant de repartir.
C. : Avez-vous eu l’occasion de présenter votre film et d’échanger avec les spectateurs ?
N. A. : Oui, je l’ai présenté dans quelques festivals. Les retours sont différents. Certains pensent que le film est clivant, que ce sont des choses qui ne se disent pas, que c’est trop intime et ces personnes sont mal à l’aise. Je ne peux pas prévoir les réactions, certaines femmes n’aiment pas, certains hommes adorent. Le film parle de l’intime et il s’agit d’un rapport de soi-même à soi-même et on ne peut pas prévoir. J’ai eu l’occasion aussi d’avoir de très belles discussions avec beaucoup de monde.
C. : Ce n’est pas trop difficile de le présenter?
N. A. : C’est difficile et je ne m’en rendais pas compte en le faisant. J’étais dans une démarche spontanée et peu consciente du geste. J’ai compris à quel point le film était intime et abordait des choses que l’on ne dit pas. Après les projections, c’était difficile parce que parfois les gens pouvaient venir me parler et confondaient le personnage et moi et ce n’était pas confortable. Mais, j’avais eu très envie de le faire et de toute façon, on ne contrôle pas la réception d’un film.
Ce qui était important pour moi, c’est de décrire une évolution, une introspection, c’était important de passer par plusieurs étapes, de doute, de faiblesse, de mensonge à soi-même, de simulation, de choses pas avouées et on ne sait pas ce qui nous arrive. Je voulais intégrer ces moments, car ils permettent de défaire des mécanismes psychologiques. Comme ce sont des choses que l’on éprouve, je pense qu’il faut en parler, mais je voulais terminer par quelque chose qui libère et qui ouvre sans m’enfermer dans une introspection.
C. : Vous êtes sur d’autres projets ?
N. A. : Je suis encore en réflexion et n’ai pas de projet concret. J’aimerais retourner en Grèce sur la côte de l’Attique, mais aussi sur les îles, et filmer la mer, le paysage, quelque chose qui est très intime pour moi. Je sens que c’est quelque chose qui est en train de se détruire, quelque chose que l’on est en train de perdre à cause du tourisme de masse, de la privation de tout, de la gentrification. J’aimerais retrouver ces paysages dans lesquels j’ai grandi. J’aimerais être dans ce même rapport très performatif, très physique avec la caméra. Travailler avec un caméscope et explorer les sensations que donne le rapport avec la mer et le paysage. J’ai envie d’intégrer le tourisme de masse et de poser un regard, de comprendre comment on habite le territoire, comment on le change, comment on l’occupe, comment on le menace. Mais la direction n’est pas encore très claire.