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Rencontre avec Jean-Pierre Winberg, président du 10e Ramdam Festival de Tournai, du 18 au 28 janvier 2020

Publié le 16/01/2020 par Constance Pasquier et David Hainaut / Catégorie: Entrevue

« La salle reste le plus beau paradis du monde »

 

Avec une fréquentation passée de 4 000 à 30 000 spectateurs en neuf éditions à peine, le Ramdam Festival de Tournai a rapidement su trouver sa place dans le calendrier des festivals belges, pourtant déjà bien dense.

Organisé dans un complexe (le cinéma Imagix), l'événement pour rappel dédié aux films "qui dérangent" reçoit cette année entre autres Costa-Gavras et les Frères Dardenne, au cœur d'une (solide) programmation de 67 films issus des cinq continents.

Rencontre avec son créateur Jean-Pierre Winberg, un cinéphile chevronné et passionné, bien connu en Wallonie Picarde pour avoir été l'un des pionniers de Notélé, la chaîne de télévision locale, qu'il a dirigé de 1977 à 2014.

Cinergie : Costa-Gavras et les Dardenne parmi les principaux invités à Tournai, après les passages d'Adrian Brody, Gérard Depardieu ou de Jean-Pierre Mocky : c'est votre force de conviction qui permettrait cela?

Jean-Pierre Winberg: Peut-être (sourire), mais au-delà de ça, c'est cette année lié aux rapports amicaux qu'on entretient avec les Frères Dardenne. Leur venue - et donc leur aval - a facilité les choses pour convaincre Costa-Gavras de se joindre à nous. C'est le plus beau cadeau d'anniversaire dont je pouvais rêver pour cette dixième édition ! Dans un monde du cinéma qui aime cultiver l'imprévu : là, on est en train de jongler avec les invités - certains étant pris par les Oscars - et les changements de dernière minute. Mais on commence à avoir l'habitude et on s'adapte. Sans quoi on ne ferait pas ce métier-là !

 

Adults in the room au Ramdam 2020C. : En à peine une décennie, on peut dire que vous avez réussi votre pari, dans une région qui était jusqu'ici vierge de festival. Et pas seulement car vous êtes bien situés au calendrier...

J-P.W. : Oui, si c'était à refaire, on maintiendrait cette date! Janvier coïncide avec le… cocooning, car dans le prolongement des fêtes, les festivaliers aiment venir au cinéma, et se réunir. C'est plus compliqué pour l'accueil d'étudiants encore en examen ou pour faire venir certains castings, car comme nous faisons de bons choix de programmations (sourire), on se retrouve parfois coincés dans l'accueil de certains invités, comme avec Corpus Christi, qui vient d'être sélectionné aux Oscars. Mais voilà, des inconvénients existent à n'importe quel moment de l'année. Jamais je n'aurais imaginé une telle audience. Bien que chaque fois que je m'occupe de quelque chose, je considère que l'échec n'est pas envisageable ! On met donc tout en œuvre pour bien faire les choses, sans se laisser abattre par la première difficulté venue...

 

C.: D'un point de vue historique, pourquoi Tournai aura-t-elle patienté jusqu'en 2011 pour voir naître cet événement ? 

J-P.W. : (Il réfléchit) Si vous voulez, à Tournai, il y a toujours eu une politique de cinéma intéressante, en marge du travail de la Maison de la Culture depuis les années 70. Mais les cycles Art et Essai fonctionnent tellement bien ici que personne n'a prêté assez attention à l'arrivée des importants événements cinématographiques dans les années 80, comme à Mons ou à Namur. À l'époque, comme directeur de la télé régionale ici, j'étais un peu miné (sourire) ! Et puis, il y a onze ans, le propriétaire d'Imagix, Peter Carpentier, m'a questionné sur la création d'un festival : nous nous sommes alors réunis avec quelques partenaires, dont la Ville de Tournai. Mais encore fallait-il trouver une thématique qui n'existait pas encore, vu le nombre important de festivals chez nous. On a d'abord pensé aux "films à scandale", mais j'étais dubitatif sur cette dénomination vis-à-vis du public et d'une époque où finalement, plus grand chose n'est scandaleux. Au final, on s'est orienté vers "les films qui dérangent" et la suite nous a confirmé que c'était le bon créneau, car il est inédit et nous permet de ratisser large dans la programmation, de la politique au social, en passant par l'économique, la vie privée, l'environnement. On a en fait l'embarras du choix...

 

filles de joie au Ramdam 2020C.: Et en l'occurrence, quels sont les films-clés de cette édition ?

J-P.W. : On a la chance de commencer avec Filles de Joie (de Frédéric Fonteyne & Anne Paulicevich, avec Sara Forestier), tourné dans la région et dont c'est la première mondiale. En outre, on a Bombshell (avec Charlize Theron & Nicole Kidman), qui parle de harcèlement au travail, Richard Jewell, le dernier Clint Eastwood autour de l'attentat des Jeux Olympiques de 1996, Jojo Rabit (avec Scarlett Johansson), un film original sur un garçon qui idolâtre Hitler. Muidhond, où la réalisatrice belge Patrice Toye nous fait pénétrer comme jamais dans le cerveau de quelqu'un ayant des pulsions pédophiles; Made in Bengladesh, sur la situation de femmes travaillant dans des conditions épouvantables dans un atelier de couture. L'actrice viendra d'Asie, tout comme l'actrice taïwanaise du film Heavy Craving. Il y a aussi Un Fils (avec Sami Bouajila), primé au Méditerranéen et qui évoque la réalité d'un couple en Tunisie, Dark Waters (avec Mark Ruffalo et Anne Hathaway), sur la saga d'un procès contre les multinationales de chimie; Life of my Life de et avec Casey Affleck, un film quasi-survivaliste. Deux, autre coup de cœur qui traite de l'homosexualité chez deux vieilles dames. American Skin, ovationné à Deauville, qui parle des rapports entre policiers blancs et les noirs. Je pourrais encore vous en citer beaucoup, comme Watch List, très rude sur la situation aux Philippines, Corpus Christi, l'OVNI polonais des Oscars, de Woman, magnifique documentaire co-réalisé par Yann Arthus Bertrand, du Jeune Ahmed, prix du scénario à Cannes et concourant dans le Ramdam Belge de l'année, d'Adults in the Room avec Costa-Gavras qui viendra rencontrer le public, en plus d'une leçon de cinéma, etc... (NDLR: le détails de ce vaste programme à est découvrir ici : https://fr.calameo.com/read/0017239565c2e2fd18229?fbclid=IwAR01g5d4JXcQZcuabTAspFeDvgDIse9P_15TOpnml0YuoPGa0ISDT0BeRZU)

 

C.: Parmi cette pléthore de films, quelles seraient les thématiques qui se démarqueraient, d'après vous?

J-P.W. : Les dysfonctionnements politiques, le racisme, la migration, la prostitution, les combats de femme, les inégalités nord-sud, la sphère privée et puis, de plus en plus de films sur l'environnement. Ce qu'il y a d'intéressant et de réconfortant, c'est de voir que sur l'ensemble de notre programmation de 67 films, en incluant les courts-métrages, il y a énormément de femmes. 28 sont réalisés par elles et plus de la moitié ont une femme comme personnage central : on est presqu'à la parité, et cela se fait naturellement et sans quotas. Puis, hormis la presse qui décerne un prix au meilleur documentaire, toutes nos récompenses sont décernées par le public, comme cela se passe au Festival de Toronto. Et si vous observez le palmarès depuis dix ans, vous constaterez que le public voit juste. J'ajoute aussi que l'actrice belge Lubna Azabal reste notre marraine depuis nos débuts, qu'on organise beaucoup d'expositions, via les associations qui se greffent au festival pendant son déroulement, un concert de musiques de films avec l'Orchestre de la Chapelle musicale de Tournai ce vendredi soir, un concours de critiques, etc...

 

Jojo Rabit au Ramdam 2020C.: Le public du Ramdam, qui est-il ?

J-P.W. : Essentiellement celui de Wallonie Picarde, d'Ath, de Mouscron, de Tournai évidemment, du Nord de la France. Pas assez de Bruxelles hélas, sauf quand le Festival ne s'arrête comme en 2015, au moment des attentats de Charlie-Hebdo (NDLR: la suppression forcée de Timbuktu d'Abderrahmane Sissako avait alors suscité l'intérêt des médias du monde entier), ce que j'ai parfois du mal à comprendre, vu tout ce que nous proposons. Hugues Dayez ne s'est jamais déplacé, ni nous a même jamais cité ! (sourire). Preuve que si nous sommes contents et fiers, rien n'est jamais acquis et il faut continuer. Pour moi, l'essentiel reste la programmation. C'est d'abord elle qui fait le succès d'un festival. Comme l'accès à des artistes de manière conviviale ou l'organisation de débats après les films, à quoi nous tenons. Et puis, il y a la salle : on bénéficie ici d'installations techniques de pointe. Je me souviens d'avoir vu un réalisateur les larmes au yeux en voyant son film projeté ici. On sait tous qu'un film avec les ondes de 300 personnes ne vaudra jamais la vision d'un film chez soi, même si oui, les deux se complètent. Comme dit si bien Claude Lelouch, la salle reste le plus beau paradis du monde...

 

C.: Dernière chose : on connaît bien votre visage ici, pour avoir longtemps été le directeur de la chaîne locale, Notélé. Au-delà de ça, quel a été votre parcours ?

J-P.W. : Si je suis un enfant du cinéma, j'ai d'abord été un enseignant heureux pendant dix ans. Mais je me suis toujours intéressé à l'audiovisuel avec mes élèves et en marge de ce boulot de prof, j'ai longtemps animé un ciné-club, jusqu'à 300 films par an ! Puis, je suis devenu journaliste et caméraman au moment de la création de Notélé à la fin des années septante, à une époque où la télévision est très importante. J'ai co-dirigé la chaîne et plus du festival à ses débuts, mais désormais, seul celui-ci m'occupe bénévolement, les trois quarts de l'année. J'espère continuer à le faire évoluer, en affinant toujours plus la programmation, en améliorant nos rapports avec les distributeurs et les maisons de productions, et même si ce n'était pas notre objectif premier au départ, en accueillant chaque année un invité du calibre de Costa-Gavras... 

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