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S'appauvrir Entretien Yves Dorme

Publié le 30/11/2021 par Fred Arends / Catégorie: Entrevue

À l'heure de la crise sanitaire, S'appauvrir dresse un constat éclairant et inquiétant de la pauvreté et des inégalités en Belgique francophone. Yves Dorme propose une approche nuancée et sans fard d'une réalité toujours plus difficile.

 

Cinergie : Vous avez utilisé la crise du covid pour mettre en exergue les inégalités sociales et la pauvreté.
Yves Dorme : Avant la crise, j'étais en train de tourner mon troisième film, également autour de la pauvreté. C'était plus au niveau de l'économie sociale, du crédit social, etc. Et là, est arrivé le covid. J'ai dû arrêter de tourner et je n'avais pas de quoi faire un film complet. Et les paradigmes de la pauvreté ont complètement changé. J'ai décidé de faire un film, non pas sur la pauvreté en tant que telle, mais sur le questionnement d'une possible vague de pauvreté suite à cette crise. Cette vague allait-elle arriver et surtout, étions-nous prêts à l'endiguer ? À partir de là, j'ai pu redémarrer le tournage, en abandonnant le sujet que j'étais en train de faire pour aller vers ce film-ci.

 

C. : Il y a eu aussi beaucoup de pensée magique comme cette idée d'un changement de monde : que l'on allait tout à coup changer notre façon de vivre, notre façon de consommer. Cela n'est pas vraiment arrivé. Les inégalités ont été renforcées, et votre film met en exergue une pauvreté systémique qui existait bien avant le covid et que celui-ci a accentué.
Y.D. : Oui tout à fait et moi cette idée d'un monde nouveau, je n'y ai jamais vraiment cru, surtout en ce qui concerne les inégalités et la pauvreté, car à travers les films que j'avais déjà faits, le constat était déjà lourd. Avec cette crise, ce qui allait nous arriver risquait d'être très rude. J'ai donc voulu voir la réalité des choses.

 

C. : Vous mettez aussi en avant les indépendants et les travailleurs qui ont perdu des plumes durant la crise, ainsi qu'un système qui, malgré de bonnes volontés, est devenu un dédale kafkaïen et parfois très « technique » pour des personnes qui ont besoin d'aide. 
Y.D. : Ce qui est difficile, c'est qu'au-delà de la thématique de la pauvreté, il y a des gens et ces gens vont subir ou suivre des instructions en quelque sorte. Quand on s'appauvrit, c'est très concret, administrativement et financièrement. Je voulais montrer ce que vit réellement quelqu'un qui s'appauvrit. À quoi cette personne va-t-elle être confrontée ? Je voulais analyser ce qui se passe au niveau structurel. Comment est gérée la pauvreté ? C'est-à-dire comment nous, en tant que société, nous la gérons ? Comment tenons-nous compte des pauvres ? Et au-delà des débats et des paroles, lorsqu'on est confronté à la réalité du terrain, c'est là que cela se concrétise et c'est là aussi que l'on peut voir ce qu'il y a à changer et comment.

 

C. : Et, de fait, vous laissez une grande place aux témoignages de personnes impactées, qui viennent chercher leur colis alimentaire ou ne peuvent pas payer leur note d'énergie. Car derrière un système froid, il y a ces personnes et ces différentes aides.
Y.D. : Le système fait en sorte de maintenir la personne hors de la misère, enfin, soyons clairs, elle devrait le faire. Car actuellement, ce système est devenu paradoxal et il ne fait que maintenir la personne au seuil minimum. On dit avoir des valeurs humanistes et vouloir faire en sorte que chacun puisse vivre dans la dignité et de l'autre côté, on ne donne pas assez aux gens pour pouvoir vivre dans la dignité sauf si après, ils demandent des aides supplémentaires, et encore...

 

C. : Pour ça, faut-il encore connaître les arcanes des aides...
Y.D. : Voilà, c'est pourquoi je dis le « et encore... »

 

C. : Et ce que vous mettez également en évidence est la grande honte liée à la pauvreté et comment les pauvres sont aussi jugés « coupables » et responsables de leur pauvreté. Et aussi l'aspect paradoxal du CPAS, d'être à la fois contrôlant et aidant.
Y.D. : Ce qui est complexe est que la société, dans son ensemble, a un regard très dur sur la pauvreté et elle l'individualise, à savoir « si tu es pauvre, c'est de ta faute ». Et ce qui se passe, c'est qu'actuellement les personnes qui sont juste au-dessus du seuil de pauvreté sont en train tout doucement de glisser. Et du coup, c'est très complexe d'avoir un regard dénigrant sur les autres et finalement se retrouver à leur place et être vu comme ils le sont. On a, en même temps, une vision de la pauvreté assez dure et puis lorsque quelqu'un y est, il voit les choses autrement car il voit le parcours qui l'a mené là.

 

C. : Vous avez rencontré plusieurs personnalités dont Karine Lalieux, Ministre de l'Intégration sociale et Christine Mahy, grande figure militante de la lutte contre la pauvreté. Certaines pistes de solution évoquées par la Ministre sont justes mais auraient dû être appliquées depuis longtemps. Quel a été l'enjeu de ces rencontres ?
Y.D. : Je voulais voir ce qui était en train de se passer dans la transversalité, de la personne qui va chercher son colis alimentaire jusqu'à la Ministre. Ça me semblait important, car il y a des choses qui sont faites, il ne faut pas le nier. C'était aussi important de montrer dans quelle situation paradoxale ils se retrouvent car c'est bien d'avoir des intentions, mais il faut avoir les moyens de ces intentions. Et on voit bien qu'aujourd'hui au sein du gouvernement fédéral, cette question de la responsabilité individuelle par rapport à la pauvreté ou au chômage revient sans cesse. Donc moi, au-delà des bonnes intentions, je suis comme tout le monde, j'attends des actes.

Ce qui m'intéresse n'est pas de demander à la ministre si elle a les moyens de... ce qui m'intrigue c'est pourquoi, en tant que société, nous ne sommes pas dans la rue pour que les gens puissent vivre dignement ? Pourquoi, lorsqu'on a les « Pandora Papers », personne ne réagit ? Je ne vois pas pourquoi je condamnerais un ministre si la population elle-même ne réagit pas même s'il ne s'agit pas de déresponsabiliser les femmes et les hommes politiques. Ce que j'espère et ce que j'attends, c'est une réaction et une pression de la population car sans ça, je ne pense pas qu'il va se passer quelque chose.

 

C. : Au-delà du constat terrible qu'expose le film, c'est la question de l'engagement. Comment motive-t-on les gens pour aller vers le changement ? Cela semble fondamental.
Y.D. : Pour moi, tout l'enjeu est là. J'ai constaté en faisant le film que beaucoup de gens ne sont pas conscients de ce qui se passe lorsqu'on s'appauvrit. Et la pauvreté s'étend de plus en plus et cela ne concerne pas seulement la Belgique car quand on voit le fossé riches/pauvres, cela se passe évidemment mondialement. Et c'est sûr qu'il y a un sentiment d'impuissance ! Par ce film, j'essaie de créer des dynamiques qui aillent plus loin que « réfléchir sur ». Mais voilà, cela reste un film. On voit que toute une partie de la société a intérêt à se mettre ensemble alors qu'on fait tout pour fracturer au maximum : les pauvres dans un coin, les indépendants dans un autre, les travailleurs par là. Et je pense qu'une des clés du changement est que des personnes d'univers différents commencent à s'assembler, pour que le contre-pouvoir de la population puisse fonctionner car il faut toujours rester vigilant. Effectivement, si un ministre déclare qu'il faut augmenter les bas revenus, je dis très bien, mais il faut voir de combien, voir si, avec le prix de l'énergie et de l'alimentation, tout ne vas pas être absorbé. Il faut donc un contrôle de la population par rapport à ces politiques. Et c'est aussi le rôle de Christine Mahy et du réseau wallon de lutte contre la pauvreté, essayer de relever là où il y a des problèmes et des incohérences et essayer de faire en sorte que les choses évoluent dans le bon sens. Et je crois que la vraie difficulté est de pouvoir créer une dynamique où des choses concrètes puissent apparaître. Et nous sommes en Belgique où il y encore des choses qui sont faites pour lutter contre la pauvreté notamment les aides octroyées par les CPAS. Et, heureusement. Il ne faut donc pas oublier de le dire, mais il faut faire attention à ce qui se passe, y compris au sein-même des CPAS. Car il peut y avoir ce glissement vers de plus en plus de contrôle. Il y a aussi le contexte communal et électoraliste car la pauvreté peut aussi donner des voix. Bon, c'est un film de 50 minutes mais il y encore encore vraiment moyen d'élargir le sujet. J'espère au moins que mon film participera d'un mouvement commun vers un possible changement.

 

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