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Sameh Alaa.  I am afraid to forget your face

Publié le 15/03/2021 par Constance Pasquier et Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

« Tout ce qui m’a été interdit à l’école est devenu un fantasme »

Lauréat de la Palme d’Or du court-métrage en 2020 pour son très beau film  I am afraid to forget your face, Sameh Alaa, réalisateur égyptien installé à Bruxelles, évoque pour Cinergie son parcours, son intérêt pour le cinéma belge, la proximité avec les acteurs, la forme courte et les limites. D’ici quelques jours, il se rendra à Paris à la Résidence de la Cinéfondation pour se consacrer à l’écriture de son premier long-métrage. Entretien.

Cinergie : Tu as étudié le cinéma à l’EICAR, une école de cinéma à Paris, sans connaître un seul mot de français. Comment as-tu fait ?

Sameh Alaa : À l’EICAR, il y a un programme international où tu peux étudier en anglais. Il y avait aussi un département français, mais l’école se concentre principalement sur les étudiants internationaux, donc je n’ai pas vraiment rencontré de problèmes à étudier là-bas. Même entre collègues, nous discutions en anglais. Et nous avions quand même des cours de français à côté.

C. : À la fin de ton cursus, tu as réalisé Le Steak de tante Margaux. Comment s’est déroulée cette expérience de travail avec des acteurs français ?

S.A. : Avant de venir à Paris, j’ai étudié en République tchèque et là aussi, j’ai dû faire un court-métrage. Ça a été mon expérience la plus difficile parce que je ne savais pas quoi faire, surtout que l’un des acteurs ne parlait pas du tout anglais. Mais une fois sur le tournage, ça a été plus facile. Il s’agit de prises de vue. Ce n’est pas si important de communiquer avec des mots car la caméra est là. Tout ce que tu veux transmettre aux acteurs, tu peux le traduire. Je n’ai jamais rencontré de problème avec ça. De plus, il n’y a pas beaucoup de dialogues dans mes films. C’est très simple de comprendre quelle phrase les acteurs disent à quel moment et leur signification. Je trouve cette expérience très intéressante parce que quand tu regardes des acteurs réciter leurs textes dans une langue que tu ne connais pas, tu te concentres sur leurs visages et leurs actions. Tu n’es pas distrait par la façon dont ils parlent, le plus important, ce sont les réactions

C. : Oui, mais comment savoir si c’est vrai ? Qu’ils ne prétendent pas, qu’ils n’en font pas trop ?

S.A. : Ce qui compte, ce sont les intuitions et les sensations. Moi, j’ai besoin de croire en l’acteur avant tout. Peut-être après, les spectateurs vont le trouver convaincant aussi…

C. : Une façon d’y croire aussi, c’est de se concentrer sur le visage, sur les émotions, sur les yeux. Quand as-tu compris que c’était important ?

S.A. : Je ne me souviens pas, mais je crois que tout vient en s’exerçant. Tu commences à avoir des préférences et tu sens que ça te correspond plus. À chaque tournage, je développe de nouvelles choses, mais se concentrer sur les visages est très important pour moi. J’aime beaucoup rester proche des personnages, me concentrer sur leurs réactions et leurs yeux.

 Sameh Alaa, réalisateur © Constance Pasquier/Cinergie

 

C. : Cinergie est un site dédié au cinéma belge. Depuis combien d’années vis-tu en Belgique ? Connais-tu bien ce cinéma ?

S.A. : Je suis en Belgique depuis presque quatre ans. Quand je suis arrivé, j’étais un grand fan de Chantal Akerman et des frères Dardenne. J’ai commencé à faire des recherches et j’ai découvert de nouveaux réalisateurs, comme Félix Van Groeningen et d’autres, des jeunes aussi. Je suis fasciné par exemple par le court-métrage Sun Dog  [de Dorian Jespers]. La Belgique a un cinéma très fort, avec beaucoup de variétés, surtout en courts-métrages. Mais je suis toujours dans une période de découverte, je regarde beaucoup de films et bon nombre d’entre eux me fascinent. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de nouvelles voix, très fortes, et c’est très excitant de voir comment les choses vont se développer.

C. : Ici, en Belgique, les cinéastes ont souvent des difficultés pour faire des films. Mais ils en font, ils se débrouillent, souvent par le biais de l’autoproduction. Te sens-tu en phase avec ça ?

S.A. : Quand un réalisateur fait un nouveau film, il rencontre de nombreux défis, même si son pays l’aide avec des financements. Ce qui est bien aujourd’hui, c’est qu’on peut faire des co-productions. J’ai commencé à travailler en Egypte et ce système me convient. Avec mon film précédent,  Fifteen, j’ai trouvé très intéressant de réunir de l’argent de plusieurs endroits, pour boucler le budget. Tous les films sont des défis, même si tu as le scénario parfait, c’est toujours un challenge de trouver les bons collaborateurs. La situation en Belgique est très bien pour moi, en tout cas, comparé à celle d’où je viens !

C. : On a parlé de l’expérience du film d’école. Comment s’est passée celle du premier film dit professionnel, à savoir Fifteen justement, réalisé sans le support de l’école ? Comment as-tu vécu cette étape ?

S.A. : C’était une étape très importante. Dès qu’on naît, on nous met à l’école. On a des devoirs à faire. C’est la même chose avec la réalisation. On va dans une école de cinéma et on suit un projet d’études. Mais une fois qu’on a fini l’école, on est comme seul dans le désert. Plus personne n’attend de film de toi. C’est un grand défi, surtout si ton film d’école n’a pas vraiment été un succès. Mon film aurait pu être le dernier. Il n’y avait personne qui pouvait investir, qui pouvait m’aider avec le financement, à part mes amis et ma famille. Sans eux, je n’aurais pas pu faire Fifteen. Et si ce film n’avait pas vraiment marché, je ne sais pas si j’aurais pu en faire un autre.

 

Fifteen de Sameh Alaa

C. : De quand date le film ?

S.A. : Fin 2016. C’était très excitant parce que les gens avec qui j’ai travaillé sont ceux avec qui je suis tombé amoureux du cinéma. Ce sont mes amis. Nous donnions notre meilleur. On n’avait pas beaucoup de ressources. On courrait avec la caméra ici et là. On a tout tourné en un jour et demi. On sautait d’un endroit à l’autre. C’était une expérience pleine d’énergie et d’optimisme. J’ai adoré ça, surtout parce que c’était mon premier film. Et j’ai fait tout ce qui m’a été interdit à l’école !

C. : Tu peux choisir l’école mais tu ne peux pas choisir les professeurs et le contenu des cours. Au fil de ton cursus, tu vas apprendre ce qu’il faut faire et ce qu’il faut éviter. Grâce à l’école, tu as identifié ta propre voie ?

S.A. : Tout-à-fait. Je crois beaucoup aux limites. Si tu as des limites spécifiques, tu apprends à devenir créatif. J’ai appris beaucoup à l’école, sur l’histoire du cinéma, sur la production. Nous, nous étions jeunes et je voulais faire un film avec des jeunes personnages, mais c’était trop dur pour l’école d’assumer la production d’un film sur des mineurs, avec des motos, pendant la nuit. Tout ce qui m’était interdit est devenu un fantasme. Être dans un système, même s’il ne te convient pas à 100% va t’aider à trouver ta propre voie. Tu vas savoir exactement ce que tu ne veux pas.

C. : Comment résumerais-tu tes deux films ?

S.A. : Fifteen est l’histoire d’un garçon de quinze ans qui fait face à un grand changement dans sa vie parce que ses parents le quittent. Pour I am afraid to forget your face, tout est dit dans le titre. Le personnage principal a peur d’oublier le visage de l’autre. Si je peux le résumer, le personnage part à l’aventure pour ne pas oublier.

 

I am afraid to forget your face de Sameh Alaa

C. : Les deux films parlent de disparition.

S.A. : À un certain âge, tu commences à repenser à beaucoup de choses de ton adolescence. C’était pour moi très important tous ces changements émotionnels qui se passent à ce moment-là. J’avais besoin de les capturer en images. Je ressens que ce genre d’histoires est toujours raconté de façon bruyante et j’ai envie de me concentrer sur le changement émotionnel sans avoir à en dire trop, sur les secrets des personnages et la douleur qu’ils cachent. Je trouve le cinéma beau parce qu’il permet de capturer ça, surtout avec des émotions pures recueillies grâce aux acteurs.

C. : Tout le monde ne sait pas qu’il y a des courts-métrages à Cannes. Quelle a été ta perception du festival et de la place consacrée au court-métrage ? De manière générale, comment perçois-tu les festivals des courts ?

S.A. : Quand j’ai commencé à faire des films moi-même, j’étais assez jeune et je ne pensais pas les distribuer. Les festivals, c’est un endroit très important. Quand tu fais du court, il n’y a pas d’endroit où projeter ton film à part le montrer aux amis à la maison. Je me souviens de la première fois où je suis allé à un festival. La salle était pleine, il n’y avait que des films égyptiens. C’était il y a bien longtemps, en 2005 ou 2006. J’ai découvert un format très étrange, j’étais étonné qu’on puisse faire des films de 10 ou 15 minutes, chez soi. Je me souviens être rentré chez moi en ne pensant qu’à faire un court-métrage. C’est ça l’importance des festivals, surtout pour les courts-métrages. Ça a toujours été important pour moi de montrer mes films, de les partager avec les autres, avec un bon écran, un bon système sonore pour vivre l’expérience totale. Aller à un festival, c’est montrer son film mais aussi apprécier les films des autres. Tu vois des trucs que tu ne verras jamais nulle part. Et tu sais que tu ne pourras pas les voir ailleurs plus tard, pas comme un film américain au cinéma où ce n’est pas grave de rater la fin parce que tu peux la rattraper après. J’aime bien cette limite qui oblige à vraiment se concentrer sur les films, pour vivre l’expérience en collectivité.

J’ai tourné I am afraid to forget your face le 10 février. Je l’ai fini au début du mois de mars. La première option était évidemment le Festival de Cannes. J’ai postulé moi-même. C’était très incertain, surtout que début mars, la crise de la Covid commençait et qu’on ne savait pas si le festival allait avoir lieu ou pas. En juin, le festival a été annoncé et la grande nouvelle, c’était qu’il allait durer 3 jours. J’étais très heureux parce que je voulais vraiment voir le film sur grand écran.

Le court-métrage a quelque chose de très spécial. C’est comme lire une nouvelle ou un poème court. C’est très efficace et il peut rester en nous pendant longtemps. Les longs sont appréciés mais plus comme un roman qui se lit lentement. Les deux ont la même force mais le court-métrage reste un très beau format.

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