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Toute une nuit de Chantal Akerman

Publié le 28/10/2022 par Fred Arends / Catégorie: Critique

Sa remarquable restauration effectuée par CINEMATEK et sa ressortie récente en salles, permet de redécouvrir ce sublime film de la réalisatrice belge et d'en apprécier la puissance poétique et le montage d'une grande modernité.

 

Toute une nuit de Chantal Akerman

Tourné après Les Rendez-vous d'Anna (1978) où apparaissait déjà Aurore Clément, Toute un nuit (1982) est une magnifique plongée abstraite et fragmentaire au cœur d'une chaude nuit bruxelloise où les petits drames de l'amour se font et se défont à un rythme frénétique. Loin de suivre une trame narrative linéaire, Chantal Akerman explose son film dans un kaléidoscope sublime de fragments qui mettent en scène des couples hommes-femmes qui s'attendent, s'embrassent, se quittent et se retrouvent, s'enlacent. On y danse aussi. On croisera des dizaines de personnages, parfois le temps d'un plan, d'un raccord, chez eux, dans la rue, dans des corridors ou des cages d'escaliers et évidemment dans les cafés, grands lieux romanesques de l'attente et de la rencontre.

Toute une nuit est un magnifique film expérimental et populaire sur la gestuelle amoureuse, courir après son amant.e, le rattraper, s'en éloigner. Le mouvement est primordial et quasi-constant. On pourrait qualifier la mise en scène de cinéma de flux, tant le montage s'avère être une constante transmission d'énergie, d'un plan à l'autre. Akerman ne s'embarrasse pas de psychologisme, ni d'explications. Les dialogues sont quasi absents, les personnages n'expriment que des bribes de phrases rejoignant le dispositif de la fragmentation à l'œuvre. C'est pourquoi les portes y sont sont sans doute si présentes. Portes d'appartements, de maisons ou de cafés-dancing, elles participent à ce constant va et vient de ces couples anonymes. Elles ouvrent et se ferment sur des intimités filantes comme des étoiles, elles disent aussi les moments d'attente, sur le sas des immeubles, attentes souvent brisées par une soudaine fuite des personnages. L'intensité du montage, son éparpillement pousse le film vers la partition musicale ou la chorégraphie d'une danse inédite. L'abstraction du montage n'empêche jamais l'émotion, les étreintes sont sensuelles et captivantes, et laissent également la place à des moments plus suspendus comme cette scène où un homme se met simplement à la fenêtre pour prendre l'air, dans cette moite nuit d'été. 

La modernité d'Akerman éclate dans ce film; on connaissait déjà son influence sur des réalisateurs comme Gus Van Sant ou Todd Haynes, elle s'avère ici précurseuse du cinéma d'un Wong Kar-waï et de ses montages déconstruits et abstraits. L'un des plus beaux plans du film, un couple d'adolescents au volant d'une voiture, se retrouve presque à l'identique dans Happy Together (1997) du réalisateur hongkongais. Akerman, toujours éclaireuse, inventant des nouvelles formes, certes abstraites mais toujours organiques et d'une grande sensibilité. 

Enfin, la cheffe-opératrice Caroline Champetier excelle à éclairer cette nuit enfiévrée de passion, créant des plans d'une grande qualité picturale, des noirs traversés de rais lumineux, et échafaudant une lumière quasi-fantasmagorique. Les lumières de la ville s'accordent superbement avec les éclairages intérieurs et finissent par faire de cette nuit, un film vibrant et inoubliable.

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