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"Waterloo, l'ultime bataille" - Hugues Lanneau

Publié le 15/06/2014 par Dimitra Bouras, Lucie_Laffineur et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Waterloo La mémoire fertile

L'intérêt de Waterloo, le deuxième film d'Hugues Lanneau, est de s'intéresser à cinq personnages de fiction qui ont participé comme soldats à cette bataille sanglante du 18 juin 1815. De les filmer de très près dans la boue, le sang, la lumière, la pluie, l'obscurité et dans ce face à face que les armes de l'époque exigeaient pour frapper un adversaire de plus en plus invisible à cause du brouillard provoqué par l'explosion des obus de l'artillerie. Un brouillard tel, que les drapeaux de chaque camp devaient être montrés pour savoir qui était l'adversaire et éviter de tuer ses frères d'armes. Les plans larges sont des extraits des deux films de fiction réalisés il y a plus de quarante ans, un en noir et blanc, celui de Karl Grune et l'autre, en couleurs, celui de Sergueï Bondarchuk. Différents angles autour d'entretiens avec quatre historiens analysent un événement qui a changé l'Europe. Le carton final nous explique que l'Europe a vécu 20 ans de paix après Waterloo. Il est permis d'ajouter que le cycle historique est plus complexe… Le congrès de Vienne conclu autour du chancelier Metternich, organise le retour du pouvoir royal et la domination de l'aristocratie de l'ancien régime. Ce qui n'est pas montré – et qui n'est pas le sujet du film – est ce qui a permis à Napoléon Bonaparte de sortir de sa Corse natale. C'est la première guerre que les pays défenseurs du système monarchique ont lancée contre la jeune république française qui venait de renverser Louis XVI et qui prônait Liberté-Egalité-Fraternité. Bonaparte va succéder à Dumouriez – et Kellerman qui battent à Valmy, en 1892, une armée de coalisés qui espéraient remettre au pouvoir la royauté des Bourbons. Ensuite, Napoléon va exporter la Révolution française dans toute l'Europe comme l'espère au début Emmanuel Kant, digne successeur de Rousseau et Voltaire, laudateurs de l'Aufklarung, (le Siècle des Lumières) qui ont préparé la chute de l'ancien régime par leurs écrits (1).

Waterloo va permettre un débat qui va au-delà du pacifisme et de la guerre, comme « simple continuation de la politique par d'autres moyens », selon Carl Von Clauzewitz. Bref, cela alimentera les débats entre les spectateurs et les étudiants dans les écoles où l'Histoire est de moins en moins enseignée.

Cinergie : Tu te sers de différentes archives et de deux films réalisés il y a très longtemps.
Hugues Lanneau : C'est Willy Perelstein, le producteur des « Films de la Mémoire » qui a eu l'idée du film. Il y a très peu de films sur la bataille de Waterloo alors qu'il existe plus de 500 livres. C'est la bataille qui a fait couler le plus d'encre. Au niveau audiovisuel, il y a un film allemand de Karl Grune des années vingt, et le film russe de Sergueï Bondarchuk qui date des années 70. Le film que voulait tourner Stanley Kubrick sur Napoléon a été très bien préparé, mais il s'est fait voler la politesse par Bondarchuk et a donc renoncé à son projet. Au niveau des archives documentaires, il y a très très peu de matériel.

C. : Hormis la commémoration du bicentenaire, quel est l'intérêt de rappeler cet événement ?
H. L. : Il me semblait utile d'en parler parce que tout le monde a une lecture déformée des faits. Avec la vision romantique que nous avons hérité de la peinture ou la littérature plus personne ne perçoit la boucherie qui a eu lieu le 18 juin 1815, d'où l'idée de faire un film qui remet les pendules à l'heure. Sur une seule journée, il y a eu 11.000 morts, 35.000 blessés, 10.000 chevaux abattus, ce n'est pas anodin.

C. : C'est aussi la coalition des puissances contre Napoléon.
H. L. : On restitue le contexte géopolitique de l'époque. De retour de l'île d'Elbe, Napoléon met contre lui toutes les puissances européennes qui voient dans son retour une sérieuse menace pour eux. Napoléon va tenter un coup de poker à Waterloo. Il sait que s’il ne prend pas l'initiative de l'attaque, c'est lui qui va se faire envahir et perdre sa raison d'être. Il y a un avant et un après Waterloo, puisque c'est la fin de la suprématie française à l'échelle européenne. Après, ce sont les Anglais qui prendront le leadership et qu'ils ne perdront que lors de la Première Guerre mondiale.

Mais ce qui m'intéressait aussi dans ce film, c'est de raconter la défaite d'un homme qui tente tout pour éviter la fin de son règne impérial.

C. : C'est la fin de l'idée Liberté-Egalité-Fraternité qu'il veut répandre en Europe même si c'est de façon autoritaire.
H. L. : On peut considérer que les idées révolutionnaires qui ont été mises en place avant et pendant Napoléon vont avoir un coup de frein sévère lors du retour du roi Louis XVIII.

C. : Les cinq personnages que tu montres de très près ont le visage marqués par la boue et le sang... Ils n'ont pas mangé et se battent pour leur idéal... En tout cas, les soldats français puisqu'on sait que les Anglais les recrutaient parmi les pauvres et les sans emplois dans les rues des grandes villes, Londres ou Manchester.
H. L. : En effet, les Français sont galvanisés. Ce qui m'intéressait au-delà de la grande histoire qu'on restitue dans le film, c'est cette bataille à hauteur d'homme, de plonger le spectateur au cœur de la tourmente. Je voulais un rapport frontal avec cette bataille pour bien faire comprendre au public que ces soldats étaient affamés, la plupart d'entre eux n'avaient pas de chaussures en arrivant à Waterloo, les ayant perdues dans la boue. Il a plu à seau pendant trois ou quatre jours. Ils ont déjà combattu à Ligny aux Quatre-Bras contre Blücher et les Prussiens. Ils sont épuisés, mais très conscients qu'ils partent tout droit à la mort... d'où ces regards frontaux, ces visages de soldats blessés, en sueur et en sang. Montrer cette peur au ventre m'intéressait. À l'époque, les gens se tuaient dans le blanc des yeux. On armait le fusil et on tirait. Si on ratait, il fallait être très près pour leur enfoncer la baïonnette dans le ventre. Il y avait un rapport à la mort qu'on ne connaît plus maintenant puisqu'avec les drones on ne connaît plus ses adversaires....

C. : Au-delà de la reconstitution, du côté documentaire, c'est aussi un film de fiction.
H. L. : Au départ, au niveau des images, on n'a que des peintures ou des gravures d'époque. Toute la problématique est de résoudre cette contradiction. On est passé par des évocations avec des personnages qui s'incarnent à l'image. Ce ressenti, on le trouve dans les lettres de cinq soldats appartenant à des camps différents. Elles montrent l'état d'esprit dans lequel ils arrivent pour entrer dans ce champ de bataille. Il faut que le spectateur puisse se projeter dans le mental de tous les personnages. Un film qui parle de Waterloo ne peut pas se contenter de raconter la grande histoire, mais aussi la petite histoire qui a autant de force pour faire comprendre ces événements.

J'ai co-écrit ce film avec l'idée qu'il sorte en salles. C'est une des raisons pour laquelle ce documentaire est aussi une fiction. Je voulais donner un souffle épique dans ce film et le thème s'y prêtait très bien. Le grand luxe du documentaire est de pouvoir se servir de différentes sources d'images pour raconter une même histoire.

C. : C'est aussi un face à face qui se joue dans la fumée des explosions des obus… S'il n'y avait pas les drapeaux français et anglais et des tambours on ne saurait plus qui tue qui...
H. L. : Ce qui est caractéristique des champs de bataille de l'époque, c'est la fumée due aux tirs de l'artillerie. En plus, Waterloo est particulier car c'est un champ de bataille réduit. 175.000 hommes sont repartis sur trente kilomètres carrés. Il y a une véritable promiscuité et une confusion due aux uniformes qui se ressemblent. Il y a beaucoup de soldats qui tirent sur leurs frères d'armes, d'où la nécessité d'avoir des grands drapeaux dans chaque camp et des repères sonores.

C. : La légende de Napoléon ne cesse de mélanger le vrai et le faux, comme la trahison du Maréchal Grouchy qui ne revient pas à temps au moment décisif de la bataille.
H. L. : Ce qui m'intéressait aussi, c'était de démonter le mythe que Napoléon a construit de son vivant. Après Waterloo, exilé de son vivant dans l'île de Saint Hélène, il va réécrire son histoire, ce que certains historiens appellent sa défaite glorieuse. Il réécrit la bataille en se dédouanant de toutes ses erreurs. Il va rejeter ses propres fautes sur ses maréchaux. Napoléon avait un sens très précis du rôle des medias de l'époque. Il contrôlait tous les journaux de Paris et avait une mainmise sur tout ce qui s'écrivait sur lui. Cette dimension de mythe construit par lui-même m'intéressait beaucoup, elle a un aspect contemporain en ce qui concerne la manipulation. Beaucoup de gens continuent à vivre sur cette imagerie. Au point qu'au niveau pictural, on connaît tous le portrait de Napoléon, et pas celui de Wellington. Le vaincu a éclipsé le vainqueur.

C. : La mort plutôt que d'être amputé d'une jambe... Une séquence terrible que tu nous montres.
H. L. : Il n'y avait pas de système de sécurité sociale tel que nous le connaissons actuellement. Un soldat blessé qui revenait du champ de bataille était voué à la pauvreté et à la mendicité. Il a moins de valeur que celui qui s'est fait tuer au combat, reconnu comme un héros.

C. : C'était important pour toi d'avoir la caution des historiens ?
H. L. : Tout au long de l'écriture et de la réalisation du film, je me suis fait suivre par un comité scientifique composé d'historiens. Il n'y a rien qui soit dit dans le film qui n'ait été validé sur le plan historique. Je me suis également adressé à des reconstituants de la bataille de Waterloo parce que ces gens ont une approche très concrète. À force de reconstituer la gestuelle de la bataille, ils ont acquis une connaissance pragmatique.

C. : Napoléon et Wellington sont deux personnages radicalement différents avec leurs soldats.
H. L. : Wellington est issu de l'aristocratie irlandaise, Napoléon est un homme du peuple. L'un et l'autre ont des rapports différents avec leur armée. L'un est très distant et ne parle jamais à ses soldats et l'autre avait coutume de s'approcher de ses soldats, les « grognards » et de leur parler. Ce qui ne les empêchait ni l'un ni l'autre de les envoyer à la boucherie. La notion de protéger ses troupes n'existait pas à cette époque.


(1) "La libération de la superstition s'appelle les lumières" in Qu'est-ce que les lumières ? suivi de Vers la paix perpétuelled'Emmanuel Kant, collection poche Garnier/Flammarion

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