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Xavier Christiaens, l’édition DVD et la rétrospective

Publié le 10/05/2016 par Serge Meurant / Catégorie: Entrevue

Dans la collection Fragments d’une œuvre de doc Net initiée par Etats généraux du Documentaire de Lussas paraît aujourd’hui un coffret où se trouvent réunis les deux premiers films de Xavier Christiaens, Le Goût du Koumiz et La Chamelle blanche, avec des textes de présentation d’une exceptionnelle qualité d’Olivier Smolders et de Sébastien Ronceray.

L’œuvre du cinéaste, écrit ce dernier, se situe à la limite des genres et des pratiques : concevant ses films en toute liberté (et avec une indépendance et une autonomie rigoureuses, sans compromis), il développe une exigence de chaque image, et s’approche des théories et des trouvailles des cinéastes avant-gardistes.

Le cinéma Nova nous offre la rare occasion de voir ou de revoir la trilogie des films du cinéaste. La première séance, le 5 mai prochain, est consacrée à son dernier film Au-delà des icebergs qui malheureusement n’est pas inclus dans le coffret de Doc Net. La projection sera suivie d’une performance d’improvisation acousmatique de Lionel Marchetti, qui a réalisé la composition sonore du film. C’est une importante reconnaissance d’une œuvre que nous avions suivie, à chaque étape de sa construction, dans Cinergie.

Xavier Christiaens, l’édition DVD et la rétrospective

Cinergie : Ta vocation première était le théâtre, elle a été brutalement interrompue...
Xavier Christiaens : Ma première terre est le théâtre, oui. C’est par le biais du théâtre action que je suis entré au conservatoire. J’ai une formation de comédien. Mais j’ai très peu exercé ce métier parce que j’ai été victime d’un grave accident. J’ai d’abord écrit pour le théâtre.

 

C. C'est alors la découverte du cinéma, de ses métiers, en autodidacte.
X.C.: Peter Wooditch, chez qui je louais une chambre, m'a proposé de devenir assistant sur son premier long-métrage. Je n’avais jamais mis les pieds sur un plateau de tournage, et j’ai découvert le cinéma sur le tas. Pendant dix ans, j’ai fait de l’assistanat. Puis, est venu le moment où j’ai éprouvé l’envie de quitter l’industrie du cinéma pour retrouver le lieu de l’artisan, c’est-à-dire prendre une caméra, réaliser moi-même le montage de mes films, leur composition sonore. J’étais autodidacte, je désirais trouver ma propre voie, en toute liberté.
J’ai eu cette chance que Sandrine, ma compagne, m’y encourage. Elle m'a dit : « Arrête d'écrire, prends une caméra et filme ! » Cela m'a beaucoup aidé... et libéré de cette tâche complexe que constitue l’écriture d’un scénario de film.

 

C. : Cette liberté est à la naissance de chacun de tes films ...
X.C. : À la sortie de mon accident, je rêvais d’aller à la Mer d’Aral. C’était un lieu qui m’appelait. J’avais écrit des choses un peu incompréhensibles dont le titre était Matériau-Jonas, en référence à l’écriture fragmentaire de Hamlet-Machine de Heiner Müller que j’admirais beaucoup. C’était encore du théâtre, mais déjà un poème. Il y avait des images de la Mer d’Aral et la présence de ce sel partout.

 

C. : Il y a, dans tes deux premiers films, la découverte de l'Asie centrale, de ses espaces et de son histoire... L'invention de gestes cinématographiques différents, documentaires du réel, de science-fiction.
X.C. : Le Goût du Koumiz et La Chamelle blanche sont issus d’un même réel documentaire. Ils sont cependant totalement différents.
Le premier a été tourné au Kirghizstan, le second au Kazakhstan. Ces deux régions appartiennent à la même aire culturelle. Pourtant, il s’est agi pour moi de deux gestes cinématographiques absolument distincts.
Dans Le Goût du Koumiz, il s’agissait de se ressaisir d'une page de l'histoire datant des années 1930. On connaît la grande famine qui frappa l’Ukraine. La même chose a eu lieu en Asie centrale. Les nomades refusèrent que les Soviets réquisitionnent leurs troupeaux pour les emmener dans les fermes collectives des plaines.
En ce qui concerne La Chamelle blanche, je rêvais d’aborder la science-fiction par le documentaire. Et cela, à partir d’un réel presque entièrement sorti de ses gonds. La mer a disparu et ne demeurent que des bateaux échoués sur le sable. J’ai voulu explorer dans ce film une forme du futur.
Il raconte le retour d’un cosmonaute de l’espace qui a perdu la mémoire et qui se retrouve comme égaré à son retour sur terre. C’est le journal de bord d’une sidération.

 

C. : Tu découvres alors, au hasard de lectures, une autre conception du temps que tu vas mettre en œuvre... de nouveaux modes de récits.
X.C. : Sandrine m’avait parlé des Amérindiens Quechuas (Mexique) qui possèdent un autre paradigme temporel. Ils imaginent le passé devant eux parce qu’ils le connaissent tandis que le futur qui leur est inconnu se situe derrière eux. Ceci m’a beaucoup parlé.
Dans Le Goût du Koumiz, j’ai tourné le passé qui était devant moi avec des images d’aujourd’hui. Il s’agissait pour moi d’exprimer au contraire d'une épopée, la puissance des singularités anonymes. Le récit est fait par un narrateur, porte-parole anonyme d’une communauté. Devenu orphelin, il raconte comment il a vu son père être déporté par les Soviets. Le film retrace le parcours de cet enfant sous la forme d’une anamnèse. Libérant en lui des souvenirs traumatiques et enfouis. Ce qui est le premier pas vers un processus de résilience.

 

C. : Le travail sur la forme auquel tu te livres est intense et fructueux, sur le mode du poème cinématographique.
X.C. : Je suis quelqu’un qui travaille énormément la forme. Une grande partie de mon travail consiste à ajuster une forme qui va permettre de ne pas expliquer les choses. Mais bien de les faire ressentir ou pressentir. Le Goût du Koumiz est un théâtre d’ombres calcinées, un peu semblable au théâtre Bunraku japonais. La Chamelle blanche traduit un trouble dans la perception en conjuguant des espaces et des temporalités très différents.
Au-delà des icebergs constitue le prolongement des deux premiers films. Le poème d’Henri Michaux dont je me suis inspiré, Inji, a été écrit après Hiroshima et est paru en 1959.

Le film ici aussi évoque une page de l'Histoire. Celle du heurt entre une forme d'utopie - l'odyssée de la conquête de l’espace - et une catastrophe - celle de la guerre froide, avec sa course folle aux ogives nucléaires intercontinentales. Il en résulte la perception d’un monde très menaçant,où les gens étaient persuadés qu'un cataclysme pouvait se produire.
À cela vient se greffer le fait que j’ai vécu en EX- RDA, peu après la chute du mur de Berlin, dans un petit village de deux cents cinquante habitants, Reichenow, situé à septante kilomètres de Berlin, près de l’Oder, la frontière avec la Pologne.
Le film est un poème cinématographique. Il s’agissait pour moi de raconter comment des êtres humains vont être pris dans le gel et le silence. J'avais envie, par ailleurs, de travailler sur des images d’archives…
S'il existe une constante dans mon travail, c’est l’aspect immersif. Cela m’intéresse profondément de proposer au spectateur des univers où il se trouvera désorienté et l’amener à s’investir dans le film. Au point qu’il puisse hanter le film et être hanté par lui, réaliser son propre montage.

 

C. : Davantage encore que l'image, c'est le son qui requiert toute ton attention de créateur.
X.C. : Je pense, en effet, que l’ouïe est un sens absolument exceptionnel. C’est un des sens les plus actifs dans la formation du cerveau de l’embryon. L’ouïe possède deux qualités extraordinaires. Elle est ultra-sélective et peut percevoir, avec une grande précision, une couleur, une nuance.
Sa seconde qualité est celle de l’écoute flottante. Elle nous connecte avec notre monde intérieur, beaucoup mieux que l’image. En ce sens, elle est plus visuelle. Elle produit davantage d’images. Et suscite chez chaque spectateur des images qui lui sont personnelles.
Il était donc assez naturel que je travaille avec un compositeur de musique concrète. Lionel Marchetti a ceci de particulier qu’il est aussi poète, théoricien du son et pédagogue. Dans une de ses compositions, Noord Five Atlantica (2005), on entend des cris de goélands. Leur sauvagerie m’avait beaucoup impressionné. Il les fallait dans le film ! J'ai contacté Lionel et je lui ai demandé l’autorisation de les utiliser. Il a visionné les images et m'a écrit qu'il voulait collaborer au film.
Nous avons travaillé par échanges de fichiers, puis dans son studio, à Lyon. Par son regard et son travail, il a complètement changé le montage du film, bouleversé le cours des choses. Ça a été une magnifique collaboration !

 

C. La présence au tournage de ta compagne, Sandrine Blaise, a été essentielle dans la réalisation de tes films. 
X.C. : Sandrine parlait beaucoup mieux le russe que moi et le fait que nous formions un couple s'est révélé très important : cela a permis que les gens se sentent immédiatement à l’aise avec la caméra.
J'ai pu être très libre et travailler plan par plan, par petits fragments sensoriels. En caméra-stylo.
J’arrivai donc au montage avec une matière très impressionniste, susceptible d’aller dans beaucoup de directions. Cela explique que le montage de mes films soit très lent. D’autre part, je n’utilise pratiquement aucun son direct. En tournage, nous faisons beaucoup de tournage sonore (sans caméra). Nous ne mettons pas de micro à la caméra. J’ai tout de suite éprouvé le besoin de séparer l’image du son, de travailler de façon dé-synchrone. C’est de cet écart entre le son et l’image que provient ma conviction que le son est la terre de l’image.
Ce processus du film demande un énorme travail impliquant et sollicitant toute la famille.

 

C. : La question des espaces est posée différemment dans chacun de tes films...
X.C. : Dans Le goût du Koumiz, il y avait la Steppe Jaune. Les gens passent, on ne sait trop s'ils s'approchent ou s'ils s’éloignent... non qu'ils soient des spectres ou des fantômes, mais oui, il y a ce suspens, cette manière de faire un peu décalée. Je retrouve ça à l'étalonnage. J'aime poser des conflits « aléatoires » à l'ordinateur, en cumulant des paramètres que je ne maîtrise pas. Je m’étais fixé comme règle d’éliminer tout ce qui basculait dans le noir.
La chamelle blanche évoque un lieu plein de trous. Il s’agit d’une narration par fragments, trouée, créant un carrefour spatio-temporel. C’est le lieu de jonction avec une Zone qui nous parvient du futur.
Au-delà des icebergs évoque la perte du réel. Il s’agit de personnages seuls, très seuls. Ils survivent avec des lambeaux de rêves. Ils vivent un enfermement où tout s’est arrêté. Henri Michaux parle de ralentie, de fluides. (Le travail de Lionel Marchetti a exprimé et traduit cela en flux sonores). Seul le son les maintient en vie. La force de récupération de vie tarde... Je voulais que ce soit quelque chose qui ne bouge pas. Qui soit ténu, de plus en plus ténu.
Michaux parle d'une vie, extrémité d’une branche...
Nous avons tourné le film en 2010. Je voudrais interpeller le spectateur et qu'il s'interroge : comment est-il possible que des gens en arrivent là, à cette sorte de survie si étrange ?
Une autre caractéristique des films immersifs est qu’ils créent leur propre temps, leurs propres correspondances et leurs propres référents. Le film devient une sorte d’organisme vivant. Trouble ou troublé par une carence contextuelle.

 

C. : L'utilisation d'archives donne à tes films, et singulièrement au dernier, une dimension politique...
X.C. : Il m’a semblé intéressant de recourir à des images d’archives pour indiquer la sorte de mutation sociétale, celle de la guerre froide avec ses deux versants, utopie et catastrophe. L’usage critique des archives, comme en miroir, nous connecte avec notre propre inconscient collectif. Ce désir de toucher un inconscient collectif est une caractéristique commune aux trois films.

 

C. : Une image encore…
X.C. : C’est l’image de l’œil du cachalot. Comme lui, mes films ont un côté assez pesant, sombre parfois. Le cachalot est une énorme masse. Son œil est une surface minuscule par rapport à sa taille. Sa zone de pêche se situe à mille mètres de profondeur. C’est là qu’il va chercher les calamars géants dont il se nourrit. Mon travail d’immersion, très lent, ressemble à l’image du cachalot : d'un inconscient personnel, m'immerger profondément dans le film pour atteindre un inconscient collectif.

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