Comme un métier
Longtemps, j'ai été persuadé que j'étais devenu cinéaste parce que j'avais commis l'imprudence de plonger dans le courant cinéphilique qui connut une crue majestueuse au cours des années 50, avec les ciné-clubs et l'introduction du cinéma dans les programmes scolaires: la rencontre de Positif (celui de Chardère), des bouquins de Kyrou et de l'Ecran démoniaque de Lotte Eisner, de Jean Vigo - lors d'une mémorable séance de Zéro de conduite au ciné-club de Nivelles, la veille d'un examen de grec. Eh bien, tout cela, c'était de la légende.
Il y a quelques années, je rencontre un ancien condisciple perdu de vue depuis le collège et qui apprenant que je fais du cinéma, explose : "Tu te rappelles la remise des prix en 5ème (j'avais douze ans, nous avions échoué tous les deux, et allions être déportés vers des internats plus stricts dans l'espoir de nous faire prendre nos chères études un peu au sérieux), je t'ai demandé ce que tu allais faire plus tard et tu m'as répondu : "Je ferai du cinéma." Franchement, non. J'avais oublié. Tout à fait. Je n'ai aucune raison sérieuse de douter de la mémoire du condisciple en question. Pourtant, à l'époque, les contacts que j'entretenais avec le cinéma étaient assez ténus. J'en entendais beaucoup parler, mais j'y allais très peu et le caractère pompier des salles me déplaisait. J'ai toujours aimé raconter des histoires, c'est vrai. Vrai aussi que peu de temps après, les choses ont commencé à changer : j'ai commencé à voir des films parce que je les avais choisis, et non parce qu'il est socialement obligatoire de les avoir vus (séances scolaires, etc.) et, aussi, parce que le cinéma vivait sa dernière époque de grandeur. Enfin, c'était avant que la télévision ne prenne de l'importance. Avant la Nouvelle Vague et toutes ses horreurs. Avant la politique des auteurs. Le métier de réalisateur de films était un métier méprisé sinon méprisable... Peut-être, alors, que le choix du métier (j'ai toujours considéré la réalisation de film comme un métier, non comme un "art") n'a finalement rien à voir avec le cinéma lui-même. Un de mes plus vieux souvenirs : c'est l'été. Ma mère discute sur le pas de la porte avec la voisine. On parle des maris. Et brusquement, je découvre que si mon père s'absente tous les matin pour aller au bureau, ce n'est pas qu'il aime ça, c'est pour "gagner sa vie". Alors, moi, dans ma tête : "moi, jamais !" En grandissant, j'ai été forcé non pas d'admettre qu'un métier était nécessaire, mais qu'en avoir un simplifiait grandement des rapports sociaux de plus en plus pénibles et contraignants. Devenir réalisateur de film a dû m'apparaître alors le compromis le plus acceptable entre mes exigences et celles des autres.
Il est certain que si j'avais eu, mettons, dix ans de plus, je n'aurais certainement pas essayé de faire des films. La mise en scène était devenue alors une sorte de profession comme les autres, pis que cela, un support de carrière. De plus, le cinéma était devenu un "Art" en insistant sur le grand A. Plus le temps passe, et plus j'ai du mal à surmonter le préjugé défavorable qui se dresse entre le jeune cinéphile et moi : "Comment peut-il aimer "ça" ?" Le soi-disant cinéma d'aujourd'hui.
Mais avant que ne se manifestent ces métamorphoses, j'avais une idée claire des films que je voulais faire et comme, jusqu'à ce jour, personne ne les a faits à ma place, je m'obstine.