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L'Échappatoire, à propos de la Fugue de Suzanne de Jean-Marie Buchet

Publié le 14/01/2020 / Catégorie: Événement

L'ennui est l'oiseau fabuleux qui sort de l’œuf de l'expérience. Walter Benjamin

La Fugue de Suzanne nous fait le récit d'une escapade amoureuse. Mais alors que l'on serait en droit de s'attendre à une intrigue mouvementée, sa ligne dramatique est terriblement mince, le récit réduit à presque rien. Suzanne en a assez de son ami Albert. Elle le quitte pour Émile. Victor s'inquiète au sujet d'Albert, lui offre l'hospitalité au grand dépit de son amie Pélagie.

Le film est présenté le 16 janvier 2020 à 20h à Bozar, en présence du réalisateur, dans le cadre du cycle "Seuls. Moments sunguliers de l'histoire du cinéma belge".

La Fugue de SuzanneEn écrivant et en mettant ce film en scène, Jean-Marie Buchet s'est efforcé de réduire au minimum l'ampleur des gestes cinématographiques. Le film se compose d'une douzaine de scènes, de tableaux, où il ne se passe pratiquement rien. On y exploite un certain ton, jusqu'à ce que s'impose une sorte de réalité absurde.

Avec un plaisir sardonique Buchet se rend coupable de tous les péchés qu'un réalisateur peut commettre au cinéma. Une règle non-écrite veut que dans une conversation téléphonique, au cinéma, on s'abstienne de dire « Bonjour » ou « Au revoir ». Ici, le contenu de ces répliques se développe jusqu'à former l'essentiel de la scène. Non seulement la conclusion d'un affrontement est outrageusement développée, mais aussi la façon dont il est amené. Ainsi, lors de la rencontre entre deux amoureux, le film ne s'attarde pas sur cette rencontre : Suzanne attend au sommet d'un escalier où elle attend son amoureux dont les pas lourds n'en finissent pas d'approcher.

 

Les personnages de Buchet s'ennuient d'un ennui poussé à l'absurde. Ils vivent dans un monde improbable, inconsistant composé d'un tas de couvertures, d'un tas de bouquins, d'un sofa défoncé, parmi lequel les personnages se meuvent comme des poissons dans un aquarium, sans se rendre compte de l'état étriqué de leur univers.

Ces jeunes-vieux n'ont aucune ambition, aucune passion, aucune volonté de sortir de cet ennui. Ils sont ensorcelés par sa puissance. Actuellement, l'expérience de l'ennui est considérée comme dépassée, à moins qu'elle ne soit délibérément recherchée, voire qu'on la métamorphose en activité méditative utile.

De nos jours, l'ennui est le résultat d'un choix délibéré : celui d'éteindre la télé, de refermer le laptop, d'éteindre le smartphone, pour échapper au tsunami d'informations qui veulent nous submerger. Le philosophe allemand Byung-Chul Han en parle dans son livre De Vermoeide Samenleving (La fatigante vie sociale) sur la culture actuelle où le cerveau est perpétuellement stimulé. L'auteur prétend même qu'une seule occupation ne nous est pas suffisante. Par différents canaux, nous nous imposons plusieurs tâches. La polyvalence est devenue la norme. Han fait un rapprochement entre notre faculté de concentration de plus en plus courte, avec celle des bêtes sauvages qui, par nécessité, ont une vision superficielle du monde qui les entoure, par l'obligation qu'elles ont d'y trouver à manger et d'en détecter les dangers. Notre attention perpétuellement assaillie nous rapproche donc de leur mentalité et nous éloigne du statut d'être humains qui peuvent faire attention aux autres, et à la société.

C'est pourquoi, dans un moment de lucidité, pouvons nous envier le sort d'un troupeau de vaches qui sont passées au-delà de l'ennui. Les amis de Suzanne font penser bien plus à de paisibles herbivores qu'à des bêtes sauvages. Ils ruminent inlassablement leurs discours et n'ont autour d'eux qu'une montagne de bouquins poussiéreux parmi lesquels, suivant l'avis de Victor, l'oeuvre mortellement ennuyeuse de Marcel Proust, qui est tellement embêtante qu'elle permet à accéder au sommet de l'ennui. Certaines personnes trouvent Proust formidable, mais pas Victor. Ce n'est pas Proust qui est formidable, mais la sensation qu'on a quand on a fini de lire Proust qui est formidable, de passer d'un ennui dingue à un ennui normal.

 

La Fugue de Suzanne de Jean-Marie BuchetNous, spectateurs, faisons un voyage à travers les différents stades de l'ennui. Sous la monotonie initiale, apparaît une comédie loufoque qui finit à nous faire rire malgré nous. La Fugue de Suzanne est un monument élevé à l'ennui. La vie renaît dans une montagne de cendres et le spectateur a la possibilité de laisser courir ses réflexions sur les sujets abordés dans le film même si elles sont recouverts d'une épaisse couche de poussière.

Cela n'épuise pas l'expérience que constitue la vision du film. Elle crée plutôt un espace où l'on joue avec le déroulement temporel. Elle fait s'interroger sur l'essence de l'humour et constitue même une sorte de rébellion contre la forme cinématographique.

Mais, il arrive un moment où l'ironie se dissout dans une sorte d'apathie. Avec résignation, nous étant libérés du temps, nous voyons s'imposer une pénible impuissance.

 

Les personnages du films paraissent parfois horriblement modernes. Ils ne cessent de répéter qu'ils n'ont pas le temps, comme nous le prétextons à quelqu'un qui veut nous expliquer quelque chose que nous n'avons pas envie d'entendre. Mais après l'avoir dit, ils s'écroulent sur leur sofa, épuisés de ne rien faire. Byung-Chul Han prétend que la plainte « Rien n'est possible » de l'individu dépressif n'est exprimée que dans un société qui est persuadée que tout l'est.

Chaque moment qui n'est pas employé productivement est considéré comme sans valeur, l'acharnement mis à lutter contre l'absurdité devient tellement fort qu’il se métamorphose en
léthargie.

 

La Fugue de SuzanneQuand l'ennui devient pénible, l'apathie vous assaille. Est-ce ainsi qu'une société se désagrège sans bruit ? Comment le temps visqueux emporte-t-il nos engagements avec lui ? Que nous reste-t-il si notre temps n'est plus meublé par un incident quelconque ? Que se passe-t-il si derrière l'interminable fleuve d'impressions par lesquelles nous nous laissons séduire, nous ne découvrons qu'une stérile apathie et la confrontation avec nous-même ? Brusquement, ce film art-brut sans prétention acquiert une dimension vertigineuse comme quand nous découvrons notre visage reflété au fond d'un puits profond. Heureusement, notre visage à l'air de vouloir rigoler, quelquefois.

Nina de Vroome publié sur le site de Sabzian.be

(Traduction)

 

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