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27 fois le temps d'Annick Ghijzelings

Publié le 14/07/2016 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

L'insondable bleu du temps

Aux antipodes de notre monde occidental, il existe un autre monde où des hommes et des femmes se racontent qu'en des temps très anciens, la course effrénée du soleil était si rapide qu'elle ne leur laissait guère le temps de vivre. Ils racontent qu'alors s'emparant des rayons du soleil avec des cordes tressées, ils obligèrent celui-ci à régler sa course sur le rythme de leur vie, affirmant en cela que le temps est œuvre des hommes et non l'inverse. Aujourd'hui, ils semblent vivre un éternel présent, sans souci du lendemain, car maîtres de leur temps, ils en ont inversé le cours, l'axe spatial, imaginant leur passé devant eux puisque déjà vécu, déjà connu, et leur futur derrière eux car inconnu et à venir. Ainsi ils ne conçoivent l'avenir qu'à reculons et dans cette marche qui ne cache pas sa cécité, ils suggèrent très simplement que le temps n'existe que dans son invention quotidienne et qui, par essence, est la leur.

Le documentaire est programmé à flagey: http://www.flagey.be/fr/programme/19156/27-fois-le-temps/annick-ghijzelings

27 fois le temps d'Annick Gijzelink

Nous sommes dans l'archipel polynésien, en ce début du troisième millénaire et c'est là, ou plutôt à partir de là, qu' Annick Ghijzelings a voulu son film : 27 fois le temps. C'est là, dans cet étrange ignorance de notre usage de la chronologie qu'elle a trouvé la pierre angulaire, le lieu fondateur où donner chair et vie à ses questions sur le temps et ses multiples déclinaisons. C'est à partir de là, de cette étrange inversion d'un temps pour nous paradoxal, voire incompréhensible, qu'elle a imaginé une forme de dérive, un voyage cinématographique où se mêlent et se répondent des façons d'habiter la durée pour le moins étrangères les unes aux autres.

Pour elle, filmer le temps, le temps d'un film, c'est d'abord chercher à l'appréhender comme autant d'espaces différents et multiples, comme autant de récits singuliers et uniques, comme autant d'inventions humaines et éphémères.
Indifférente à toute idée de catalogue exotique ou de collection d'histoires exemplaires, ce qui va l'intéresser est de rendre relative cette idée d'un temps unique et linéaire, relative cette vérité axiomatique d'un temps mesurable et omniprésent.

« UN TEMPS DE TOUTE ÉTERNITÉ ET DONT L’ILLUSION A QUELQUE CHOSE DE GLAÇANT, QUAND CE N’EST PAS D’INSUPPORTABLE»

Bien sûr, il y a des temps historiques, physiques, scientifiques, géologiques, mythiques, politiques, mais derrière ces multiples expressions du temps, se tapit le Temps avec un grand T, le temps dit « naturel », un temps hors les hommes, hors les mondes qu'ils habitent, un temps de toute éternité et dont l'illusion a quelque chose de glaçant, quand ce n'est pas d'insupportable.

Avec une fausse légèreté et une vraie finesse, 27 fois le temps se propose de grignoter jusqu'à la réduire en poussière cette prétention hégémonique d'un temps totalitaire.
Car si le temps échappe à toutes définitions exhaustives, il peut se raconter suivant cette géographie éclatée où se rencontrent les siècles, les mondes et les imaginaires les plus divers. C'est dans cette aventure, faite d'errance et de petits pas de côté, qu'Annick Ghijzelings nous entraîne, nous prenant doucement par la main, dans ce film-puzzle qui, plus qu'un jeu de pièces rapportées, déploie une architecture narrative originale, véritable poétique d'une anthropologie du temps.

Pour saisir la subtile construction de 27 fois le temps dont le titre est plus qu'un indice, il faut revenir à cette idée d'invention. Si pour la réalisatrice, elle est au centre de la question du temps, elle est ici, par la grâce de son écriture et de sa mise en scène, au centre de la création cinématographique. Elle semble s'inspirer des « inventions » de la musique baroque ou des « mouvements gigognes » de certaines pièces de danse contemporaines. Elle conjugue à partir d'un même thème, une série de variations qui chacune a sa forme spécifique et qui pourtant résonne en un tout qui la dépasse et la fait exister.
C'est cet effet d'enchâssements à répétition qui nous rend partie prenante de la rencontre de ces fragments de vie, de ces traces de mémoire, de ces rêves éveillés, habités de gestes et de songes qui deviennent alors comme la texture du vivant. C'est cette forme poétique et expérimentale qui nous lie et relie à ces instants éphémères au goût d'absolu et qui traversent les histoires et les actes des hommes quand ceux-ci font de leur temps une part de vérité. 27 fois le temps a cette qualité de parler à ce qu'il y a en nous de fondamentalement présent.

27 fois le temps d'Annick Gijzelink

Cinéma de l'essai, il est avant tout plein chant méta-physique échappant aux formes creuses des discours rationnels. Ainsi jamais les récits ne souscrivent aux propos explicatifs, aux digressions expertes. Ils sont de l'ordre du hors champ, de l'à peine dit, chuchotés à notre oreille telle une confidence, un secret complice qui appelle le partage. Ainsi jamais l'image ne vient illustrer le récit. Elle en est l'enluminure discrète, le contre point énigmatique, la métaphore inattendue.

A ce stade, il faudrait rentrer dans le détail, dire toutes ces choses si fragiles et pourtant essentielles qui font de 27 fois le temps un moment suspendu. Parler de cet art du collage qui préside au montage et qui à la césure de deux plans, sous une certaine lumière, dans une aura bleutée, révèle l'invisible pour le donner à voir. Il faudrait dire tout ce qu'il y a d'osé, de risqué dans cette expérimentation de l'indéfinissable qui, échappant au soucis de l'énonciation, nous parle une langue inconnue qui nous devient commune comme le film se dénoue. Il faudrait dire enfin tout ce soucis de douce empathie qui telle une incantation solaire, illumine chaque délié du film.

« UN DE CES FILMS AUX ALLURES D’ALBATROS»

Il faudrait rentrer dans le détail, sans doute, mais 27 fois le temps est de ces films aux allures d'albatros. Une fois dévoilée la magie de sa fabrication, il perd de sa splendeur et sa beauté le quitte. Il n'existe que dans la plénitude de son vol, dans cet air azuré où le scintillement hypnotique de ses ailles se confond parfois avec le bleu du ciel. La poésie ne s'explique pas, elle se vit. Aussi est-il bon de s'abandonner à cette rêverie attentive et agréable qui déplace lentement notre perception du monde. Là où nous pensions la réalité solide et ses vérités évidentes, elle ouvre quelques portes sur des mondes parallèles où se devinent des chemins dont le dessin reste à inventer.

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