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Rencontre avec Annick Ghijzelings pendant le montage de 27 fois le temps

Publié le 15/12/2015 par Dimitra Bouras / Catégorie: Tournage

Philosophe de formation, Annick Ghijzelings publie plusieurs essais et récits avant de se lancer dans l'adaptation cinématographique de son texte Le Jardin en 2003. Depuis lors, la réalisatrice multiplie les projets tant fictionnels que documentaires parmi lesquels Matin calme en 2004, Terre terra terrae en 2008, Avant de partir en 2009 et The very minute, unfinished 1>7 en 2010.
Obnubilée par le temps, Annick Ghijzelings consacre son dernier film à ce sujet. Oscillant entre fiction et documentaire, 27 fois le temps est un mélange de 27 petites histoires qui tentent de mettre en lumière la façon dont les hommes ont essayé de se représenter le temps à travers les époques et les géographies.

Commentaire de séquence : C'est un des premiers plans du film, le prologue. C'est un vieux monsieur polynésien qui raconte une légende sur le rapport au temps polynésien. La légende raconte l'histoire d'un guerrier Mohi qui a attrapé le soleil car le soleil tournait trop vite, les journées étaient beaucoup trop courtes donc quand les hommes ont essayé de mettre de la nourriture dans le four, la nuit était déjà tombée, la nourriture n'était pas encore cuite. Quand ils découvraient une île, ils n'avaient pas le temps de la découvrir car la nuit tombait. Le guerrier a attrapé le soleil et l'a forcé à ralentir sa course pour que les hommes aient le temps de vivre. C'est un long plan-séquence qui montre ces pécheurs de perles en train de travailler. Et l'histoire est racontée en voix off. Cette séquence ouvre le film car je trouvais cela important de montrer ce guerrier qui ralentit le temps car je fais la même chose dans le film, je ralentis le temps pour essayer d'en percevoir toutes les histoires possibles.


Cinergie : Comme tes autres films, ce film-ci vient d'un texte que tu as écrit ?
Annick Ghijzelings : Oui, c'est un film assez littéraire puisque ce sont 27 histoires sur le temps, des histoires qui touchent à la science, à la politique, à la philosophie, à la mythologie, aux légendes, au rêve, plein de représentations du temps différentes à travers les âges, les géographies. C'est un film vagabond puisqu'il voyage dans toutes les directions, les temporalités, les géographies.

Annick GhijzelingsC. : Tu as d'abord pensé à la notion de temps, ensuite tu as écrit un texte et après, tu es allée chercher les images qui allaient en concordance avec ton texte ? Comment as-tu procédé ?
A.G. : Le film est parti d'une multitude de petites histoires sur le temps. Je savais que le film allait être ancré en Polynésie française. D'une part, parce que c'est un territoire situé aux antipodes par rapport à nous, mais aussi de l'autre côté de la planète et à l'exact opposé du Méridien de Greenwich, qui est situé à la ligne de changement de date. Autour d'une ligne, on passe d'un jour à l'autre. Cette idée d'aller de l'autre côté de la planète, sur la ligne de changement de date me plaisait.

D'autre part, parce qu'en Polynésie, il y a une spatialisation du temps qui est tout à fait inversée par rapport à nous. Chez nous, l'avenir est devant et le passé est derrière, on regarde vers son avenir et on se tourne vers son passé. En Polynésie, c'est le contraire. Ils placent le passé devant car c'est quelque chose qui a déjà été vécu, vu et donc ils le placent devant les yeux. Le rapport au temps est différent, mais il est surtout lié à un autre mode de vie, beaucoup plus proche de la nature, plus en harmonie avec les saisons.
Le film est ancré en Polynésie et à partir de là, on part dans plein de géographies et de temporalités différentes. On passe de la Polynésie au désert du Sahara, du Japon à la Grèce, de la station spatiale internationale à la forêt amazonienne. Le film se déploie aussi sur des milliards d'années. On part de la naissance de l'univers et on va jusqu'à un futur très lointain. Il fallait ramener toutes ces temporalités et ces géographies dans le présent d'un film. C'est ce qui est opéré ici en montage.

C. : En partant de cette idée, tu es allée explorer 27 endroits différents pour donner 27 notions du temps différentes ?
A. G.
: Ce sont 27 interprétations, 27 rapports au temps différents, mais je ne suis pas allée dans 27 endroits différents. Il y a des histoires du temps d'Alexandre Le Grand qui se racontent sur des images polynésiennes, des histoires de Christophe Colomb filmées en Belgique.

L'histoire ou l'interprétation du temps que je raconte n'est pas nécessairement liée à un type d'images. Il y a un décalage constant entre les histoires racontées et les images montrées. C'est une sorte de tissage, de maillage entre des lieux différents. Effectivement, il y a des moments où l'histoire racontée est en rapport réel avec l'image montrée. Mais, le plus souvent, c'est plus allégorique ou onirique pour toucher à une forme de poésie et de décalage spatio-temporel. Je pense que c'est un vrai voyage mental.
Le film est possédé par le temps, hanté par toutes ces histoires et tout est fragmentaire puisqu'il s'agit de plein de petites histoires différentes. C'est un peu construit à la manière des contes des Mille et Une Nuits, un peu lancinante, un peu répétitive, comme un murmure, comme si on racontait une histoire à quelqu'un qui va s'endormir. Il a fallu beaucoup de patience et de temps pour faire un objet qui fasse sens et qui soit fluide malgré la fragmentation de toutes les histoires.

Du coup, le montage qui s'est imposé n'est pas du tout linéaire ni chronologique. Le film, dans sa globalité, est un énorme mouvement de va-et-vient entre des géographies et des temporalités différentes. Aussi, à l'intérieur de chaque séquence, je fais des allers-retours, je reprends des scènes, des images déjà vues auparavant. Je les ramène pour construire un peu, faire ressentir l'idée d'un temps qui n'est pas nécessairement linéaire, mais plutôt cyclique, un temps plus naturel que le temps, très récent, qui a été imposé par la Bible. Le film tente de reconstruire un mouvement autour du temps qui est organique, qui va aussi petit à petit vers l'idée d'une destruction du temps. En science, en physique aujourd'hui, dans le domaine de la gravité quantique, on postule l'inexistence du temps. À toute petite échelle, le temps est quelque chose qui n'existe pas, en fait.

C.: Pourquoi le thème du temps est-il aussi central dans ton travail ?
A.G. : Le temps habite plusieurs de mes films précédents, c'est vrai. Quand on pense à Terre, Terra, Terrae, un film sur l'attachement à la terre, sur la survivance des paysans, la conception du temps était déjà très présente dans une forme de rapport à l'agriculture, à l'attente. Mon dernier film, The very minute, unfinished 1>7, film plus expérimental, tournait aussi autour du temps, celui de l'exil, du deuil, de l'absence. Dans ce film-ci, j'ai réuni mes deux passions : la philosophie et la science. Je ne suis pas certaine d'avoir épuisé le sujet du temps, mais j'ai réuni pas mal de sujets.

27 fois le tempsC.: En introduisant ton projet à Films Lab (la Commission pour les films expérimentaux), tu pouvais être un peu plus évasive qu'en le rendant à la Commission classique ? Tu ne devais pas au préalable dire où tu allais tourner par exemple ?
A.G.: Si, je l'ai fait. Le film était déjà très construit avant que je le dépose en Commission. J'avais déjà une trentaine d'histoires sur le temps que je voulais aborder. Je ne connaissais pas encore l'articulation donc je n'ai pas remis un séquencier, mais j'ai remis une très longue note d'intention qui faisait déjà référence à toutes les histoires dont j'avais envie de parler, au lieu central de Polynésie avec des digressions dans d'autres géographies. Il y avait déjà eu un gros travail d'écriture avant la remise du dossier.

C.: Pourquoi le montage prend-il beaucoup de temps ?
A. G.: Il faut trouver une articulation et une tension entre les différentes histoires à travers l'image, à travers le son et la voix qui sont trois terrains d'expérimentation et d'émotions. Il a fallu réécrire une série d'articulations, il a fallu changer l'ordre de l'histoire, faire un choix entre les histoires. Le film est devenu plus ambitieux qu'il ne l'était au départ. On partait sur un film de 40 minutes, et on est arrivé à 70 minutes. C'est la même chose pour la bande son qui est presque toute reconstruite. Tous les sons sont, à part en entrée de séquence et dans les séquences de transition, des sons retravaillés, restructurés où je travaille la matière, où je rends le son plus abstrait.

C. : Comment procèdes-tu pour le montage son ?
A. G. : C'est l'articulation entre les histoires qui a guidé le montage et la tension que je voulais créer. Il y a des histoires qui sont réécrites en montage et je les réécrivais par rapport au rythme de l'image, au rythme de la séquence. Je n'aurais pas pu faire un montage image détaché de la voix. Les sons sont plus ou moins en place. La voix doit être filtrée, nettoyée, traitée ainsi que d'autres sons. Il y a certains sons dont on a modifié la vitesse, pour créer une abstraction. Il y a aussi d'autres moyens de triturer la matière du son, des filtres. C'est plus un travail de la matière sonore même qu'on va effectuer en montage son.

C. : Est-ce que tu as aussi trituré tes images ?
A. G. : J'ai modifié la vitesse des images, pas seulement celles où il y a des ralentis dans le film. J'ai plutôt, à plusieurs reprises, refilmé avec des appareils photos ou d'autres types de caméras pour travailler la matière de l'image, comme je l'ai fait pour le son, pour donner des images moins réalistes, plus allégoriques, plus oniriques.

C. : Tu as filmé seule ?
A. G. : C'était un Films lab, sans beaucoup de moyens, donc j'étais seule pour filmer et pour les prises de son. Je travaille aussi à partir de sons et d'images qui proviennent d'anciens tournages, des images qui viennent des fonds d'archives, des images de l'espace, de la Nasa, du télescope Hubble, des images que je ne pouvais pas filmer moi-même. Il y a une séquence qui, métaphoriquement, raconte la destruction du temps, séquence filmée par Miléna Trivier, qui montre la destruction d'une tour qui maille tout le film. Je suis allée chercher mes sons au Japon, en Grèce, en Antarctique, au Sahara. J'avais déjà filmé certaines images auparavant. J'ai moi-même une caméra donc je filme quotidiennement des choses que j'ai reprises dans mon film. C'est un film sur le temps qui s'étale dans le temps.

C.: Depuis quand es-tu sur ce projet ?
A. G. : Pour ce film-ci, il y a eu un tournage en 2011, un autre en automne 2014. On avait fait un prémontage entre les deux tournages. Je savais ce que j'allais aller rechercher lors du deuxième tournage. J'ai recommencé le montage l'hiver dernier et je travaillais en parallèle sur un autre film, plus sur l'écriture et sur la préparation de tournage. Je ne peux pas dire que ce film-ci est en montage temps plein depuis un an mais disons qu'il mature, qu'il évolue, qu'il se charge de nouvelles choses au fil du temps.

27 fois le tempsC. : Est-ce que le fait d'être seule t'a amené plus de réflexion, de profondeur ?
A.G. : Pour ce film-là, la solitude était nécessaire. C'est un travail artisanal. Si j'avais travaillé avec un monteur, je serais allée beaucoup moins loin et dans l'expérimentation et dans l'écriture. J'aurais dû aller beaucoup plus vite. Cette liberté-là, je ne pouvais l'avoir que parce que j'étais dans la solitude. Par rapport au son, j'ai vraiment besoin qu'un technicien vienne pour suivre le travail que j'ai commencé. Autant je me sens très à l'aise avec le montage image, qui est très littéraire, autant avec le son je me sens moins à l'aise.

C.: As-tu demandé des visions extérieures ?
A.G. : Oui, c'était nécessaire pour moi de faire des visions pour ne pas rester coincée dans mon propre univers mental. Je ne montrais pas le film terminé mais plutôt une idée du film qui est aboutie. Et, en fonction des réactions, on change les choses peu claires ou pas comprises. Le travail du montage, c'est vraiment des aller-retour, des tentatives. Depuis un mois, j'ai fait 5 ou 6 visions sur la totalité du montage, cela fait partie du processus de montage, voir si ce qui a été installé fonctionne. Les remarques ont fait avancer le film vers plus de force, de fluidité, de poésie. Cela m'a poussée plus loin vers des idées que j'avais expérimentées précédemment.

 

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