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Préjudice d'Antoine Cuypers

Publié le 15/10/2015 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Entre chiens et loups

Un soir, un dîner, une famille. Avec son premier long-métrage, Antoine Cuypers s'attaque à un canevas devenu presque un genre cinématographique en soi. Et comme souvent, dans ce genre-là, si le comique n'est pas poussé à l'extrême, c'est le règlement de compte familial qui prend le dessus version tragique. Présenté à l'ouverture du 30ème Festival du Film Francophone de Namur, Préjudice scrute la limite entre normalité et folie quand l'amour-à-mort s'en mêle. Avec maîtrise, Cuypers déroule une partition qui va crescendo autour des nœuds familiaux, de leur emprise et de leur violence sourde. Ça glace les sangs, tombe sur la poitrine, hante longtemps. Et révèle en Thomas Blanchard un acteur stupéfiant.

Préjudice d'Antoine CuypersPréjudice s'ouvre sur un plan déjà inquiétant : dans un sous-sol grisâtre, derrière des draps bien propres en train de sécher, un jeune homme de dos semble courir face à un mur dans un geste mécanique. Les murs, tout le film s'emploie à les déployer autour de Cédric, dans cette maison incessamment traversée de part en part, îlot clos sur le monde bordé d'une forêt lointaine encore plus angoissante. L'ailleurs, Cédric le rêve dans cette Autriche qu'il connaît par cœur, dans ce voyage qu'il prépare avec son père. Voyage rêvé, rêve d'un voyage, d'un ailleurs immense et ouvert auquel sa mère oppose un refus catégorique sous prétexte qu'il n'en serait pas capable. Séductrice, froide, culpabilisante, Nathalie Baye campe ici une figure de reine mère, comme les affectionne le cinéma à la Desplechin. Mais malgré ses airs de ressemblance avec un certain cinéma français bourgeois adepte des crises familiales et des règlements de comptes à couteaux tirés, c'est plutôt entre Haneke et Bergman que Cuypers semble puiser ses sources d'inspiration. Préjudice est une sorte de portrait de famille glacé jusqu'à l'os, tout en ambiance retenue, tendue, chuchotée, en caméra planante derrière des enfants que les portes avalent et dérobent au monde. Et qui, avec finesse, ne tranche jamais sur la folie des uns et des autres, mais les scrute dans leurs maladies d'amour.

Dans son rôle de père soumis et aimant, Arno suinte sa tendresse d'homme blessé, le plus souvent assis, tête baissée. Eric Caravaca et Cathy Min Jung jouent les pièces rapportées, l'un avec bonhomie, l'autre avec inquiétude. C'est eux qui donnent à l'univers clos de cette famille ses perspectives, un début de contrechamp... Mais il y a surtout Thomas Blanchard, dont la prestation hallucinée laisse pantois. Avec une force et une intensité déroutante, il occupe tout l'espace du film, le hante littéralement, qu'il se taise, s’éclipse, hurle ou se cache. Le film repose presque entièrement sur lui, sur sa présence anxiogène, sur son impuissance à dire et sa capacité à occuper tout l'espace. C'est son regard trouble, son corps prostré qui hantent cette maison, ses apparitions-disparitions, son anormalité latente qui électrisent. Car Préjudice raconte, à travers la réitération d'un repas familial qui n'arrive pas à avoir lieu, la douloureuse tentative d'un être pour trouver sa place à table, s'émanciper, régler ses comptes, appartenir enfin à cette famille. Et on le devine, le repas ne pourra vraiment commencer que lorsque Cédric aura retrouvé la place symbolique qu'on lui accorde dans cette maison.

Préjudice d'Antoine CuypersDans ce huis clos étouffant, le film installe ses ambiances grises en eaux troubles, angoissantes et suspendues. L'inquiétude est latente, elle ne cesse de monter, se travaille en plan statique ou en travelling flottant, entre les apparitions et les disparitions de Cédric, dans les silences ou l'attention crispée que sa présence provoque. Antoine Cuypers fait avancer à pas lent mais déployé la tension oppressante de cette famille qui continue à dérouler sa partition comme si de rien n'était, tentant d'ignorer chaque intervention du jeune homme qui pourrait la faire chuter, l'interrompre, changer brusquement son cours. Mais les mots jaillissent. Les remarques claquent. Chaque irruption, chaque interruption est comme résorbée de plus en plus difficilement. Mais chaque secousse doit être étouffée, le tremblement de terre ne doit surtout pas avoir lieu. Et si la colère gronde qui va crescendo, tendue jusqu'à la corde, elle ne se soulagera pas dans une crise cathartique. L'enfer de Préjudice, c'est que la crise est évitée et que tout rentre dans un ordre où chacun retrouve la place qu'il lui est assignée. La musique, comme une variation de jazz improvisée, n'arrive pas à faire exploser cette cartographie d'une famille tenue d'une main de maître. Les cris de Cédric non plus.

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