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Rencontre avec Antoine Cuypers, réalisateur de Préjudice

Publié le 15/10/2015 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

"Dans beaucoup de familles, il se rencontre un être fatal qui, pour cette famille, est une forme de maladie. Je suis cet être-là pour vous." Balzac

 

Voir son premier long métrage comme film d'ouverture au FIFF, c'est plutôt encourageant pour un jeune réalisateur. Cette année, Antoine Cuypers ne fera plus partie du jury Cantillon au Festival, il sera de l'autre côté et guettera les réactions des spectateurs devant son film intitulé Préjudice. Le réalisateur belge avait déjà séduit, avec son court-métrage A New Old Story pour lequel il avait remporté le Prix du Meilleur court-métrage de la compétition nationale FWB en 2012. Un scénario cosigné par l'écrivain Antoine Wauters, des personnages interprétés par Nathalie Baye et Arno, une coproduction belge (Wrong men), luxembourgeoise (Lucil Film) et hollandaise (CTM Pictures), une détermination inébranlable, tels sont les ingrédients magiques qui ont permis à Antoine Cuypers de mener à bien son projet.

Un film sur la famille, celle de Cédric, trentenaire qui vit toujours chez ses parents. Au cours d'un repas, sa sœur annonce qu'elle va être maman, tout le monde s'en réjouit, sauf lui. Il bouillonne, se contient, ravale sa salive jusqu'à ce que… tout explose. Il n'avait qu'un rêve : aller en Autriche. Mais ce voyage semble déplaire à ses proches. Cédric ne tient plus : il ne tourne plus sa langue sept fois. Entre ressentiment, colère et fureur, le jeune homme abat les murs de ce huis clos pour s'affirmer, se révéler, exister. N'en déplaise aux autres.

Cinergie : Une des dernières scènes du film, c'est la prestation de la chanteuse tyrolienne. Cette apparition est étrange, surréaliste même.

Antoine Cuypers: À partir du moment où on a acté l'idée d'un voyage en Autriche, on a exploré toutes les possibilités et l'apparition de cette chanteuse était intéressante. Elle me rappelait les marraines dans les dessins-animés pour enfants qui apparaissent toujours en un coup de baguette magique et qui viennent réconforter le personnage au moment où il est au plus bas et qui, par deux ou trois astuces et un peu de magie, arrivent à arranger la situation. Cela me permettait aussi d'aller jusqu'au bout de ce qu'on pressent chez le personnage, cette volonté d'évasion qui peut se traduire par un décrochage de la réalité. Je ne voulais pas le filmer comme quelque chose de surréaliste ou de surnaturel, je voulais le filmer de façon assez frontale, mais j'ai le sentiment que cette petite scène, bien qu'un peu étrange, me permettait d'être plongé dans sa solitude, sa détresse et de créer aussi une dernière forme d'empathie. C'était la toute première séquence qu'on a tournée du film, trois jours avant le début officiel du tournage parce qu'après, elle partait pour une tournée de cinq mois en Chine. Je crois que cette scène a lancé tout le monde dans une certaine direction pour la suite.

PréjudiceC. : Pourquoi as-tu situé le rêve de Cédric en Autriche? Est-ce que c'est un rêve que tu partages?

A. C. : Non, je ne partage pas le rêve de l'Autriche. Par contre, ni moi ni mon coscénariste n'y avons mis les pieds. Et donc, pour parler de l'Autriche, on a dû faire comme le personnage, se plonger dans des guides, se servir de ce qu'on trouve sur Internet. De ce point de vue-là, on était raccord avec le personnage. C'était assez logique de travailler comme ça. Après, on voulait que ce soit une destination proche, pas trop exotique, et qu'il y ait un terreau fertile avec les montagnes, etc., des choses qui sont inscrites dans l'inconscient collectif comme les chants tyroliens par exemple. Et je voulais une destination qui exprime le désir d'espace, d'horizon.

Dans un second temps, c'est la trajectoire que j'ai un peu traversée à vouloir faire ce film. C'était la même chose que lui, le désir obsessionnel de réaliser quelque chose. En écrivant ce scénario, je pense que le personnage a été imprégné de cela. Je voulais depuis des années réaliser ce film-là envers et contre tous. Ce sont des épreuves qui sont parfois assez pénibles : devoir convaincre, dire « je suis prêt à le faire, faites-moi confiance, laissez-moi y aller ». Le personnage fait la même chose, il dit : "Moi, je veux réaliser ça, j'ai cette image dans la tête, parce qu'un film, c'est une image qu'on a". Il a cette obsession que je partageais. Une fois que nous avons décidé que son rêve était de partir en Autriche, cela a permis de recadrer le scénario et d'aller vers quelque chose qui était concret, palpable et qui permettait au personnage d'exprimer ses désirs simples, de s'identifier plus facilement à lui. C'est clair que le film est traversé des influences du travail de Michael Haneke. On fait beaucoup référence à lui. Je pense aussi à Thomas Bernhard. C'est peut-être l'aspect plus inconscient. Peut-être que l'Autriche, c'est une manière pour moi d'atteindre ces grands maîtres-là, modestement, mais peut-être qu'il y a un peu de ça aussi mais ce n'était pas voulu au départ.

C. : On ne parvient pas à savoir si c'est le comportement de Cédric qui provoque la réaction des parents ou si, au contraire, c'est l'attitude des parents qui engendre celle de leur fils.

A. C. : Il y a un phénomène de vases communicants dans le film, c'était important pour nous qu'on ne soit pas dans un schéma de victime et de bourreau. Ce qu'on voulait, c'était dévoiler la complexité des rapports entre les gens, et plus spécifiquement au sein d'une famille où les liens sont plus riches, denses, complexes qu'ailleurs. On voulait donner la possibilité au spectateur de comprendre un personnage pour avoir ensuite accès à un autre et avoir une espèce de vue d'ensemble de cette situation pour ensuite, s'il le désire, poser un regard, un jugement et en tirer des conclusions s'il le souhaite. On ne voulait pas être dans un schéma noir et blanc. C'était d'emblée notre cheval de bataille. De même qu'on ne voulait pas nommer une maladie, on voulait vraiment parler de la famille, de l'identité d'une famille et des rapports qui se créent en son sein. Il est question de normalité, d'intégration dans un groupe et de la tolérance. La façon dont on a développé l'histoire nous permettait d'aborder les deux thématiques.

C. : La maison a une importance toute particulière dans le déroulement de l'histoire.

A.C. : C'est vrai qu'avec mes chefs déco on a beaucoup réfléchi à cette maison en amont. C'était un gros travail pour la trouver. Ensuite, avec le chef op, pour en faire vraiment un personnage à part entière, pour qu'elle existe et qu'elle influence aussi les rapports entre les gens. Le fait que tout soit cloisonné par les arbres, par la végétation et qu'on soit à l'intérieur, qu'il y ait quelque chose d'un peu tentaculaire dans cette maison, comme si elle englobait un peu les gens, c'étaient des questions qui ont été abordées et auxquelles on a tenté d'apporter des réponses.

C. : Tu te posais ces questions avant de trouver la maison ou sont-elles venues une fois que tu avais trouvé ce lieu particulier?

A. C. : J'avais dans l’idée une maison extrêmement précise parce que le scénario était très précis et laissait peu de place à l'improvisation. Ayant écrit le scénario, la mise en scène était déjà visible. Il y avait des déplacements que je devais pouvoir réaliser sinon, j'aurais dû réécrire le scénario et j'allais entrer dans un jeu de dominos infernal. Si une scène se retrouvait modifiée, c'était tout le reste qui changeait. Il a fallu trouver une maison qui corresponde à cette articulation-là. On n'a pas trouvé exactement la maison telle que je l'avais écrite mais, du coup, on a créé des parois, on a fait de fausses pièces. Il y avait un tempo dans l'écriture, des rapports entre les pièces qui étaient importants et que je ne pouvais pas supprimer comme ça sans créer des problèmes ailleurs.

C. : Comment as-tu fait pour convaincre le producteur, tes proches de réaliser ce film ?

A.C. : J'avais la conviction de raconter l'histoire comme je devais la raconter. Il faut être convaincu en tant que réalisateur. Cela a pris six ans, et il est certain que sur six années, il ne faut pas fléchir. Pour la famille, les proches, ils n'y croyaient plus vraiment. Et, je savais, dès le début que ce n'était pas un film qui allait rassembler tout le monde, cela n'a jamais été le but. On a fait lire le scénario à des gens qui n'y trouvaient aucun intérêt, les obstacles sont nombreux, mais il ne faut pas fléchir et garder l'objectif : une sortie en salle.

C. : Ton film précédent, A New Old Story, a quand même dû t'aider un peu pour ce nouveau projet ?

A.C. : Ce fut une carte de visite utile même si fondamentalement ce n'est pas la même cinématographie. On était dans une romance un peu sombre. Ici, il y a des enjeux thématiques qui sont beaucoup plus présents, plus importants que dans le film précédent. Il fallait réadapter ma mise en scène. Je passais d'un film très physique, avec peu de dialogues à un film où j'asseyais huit personnages à table, un film qui repose dès lors essentiellement sur la parole. Peut-être qu'après mon premier film, ce n'est pas vraiment ce que les gens attendaient, mais mon premier film m'a permis de montrer que je savais raconter une histoire. Cela a été utile et m'a notamment permis d'être sélectionné pour Emergence et de bénéficier de cet atelier-là.

PréjudiceC. : Comment as-tu fait pour convaincre Arno Hintjens de jouer un tel personnage, un peu à contre-emploi ?

A.C.: Après A New Old Story, j'ai appris à connaître Arno un peu plus intimement. Une relation de respect s'est établie entre nous. C'était une opportunité pour moi de montrer la face cachée de "la bête de scène, du personnage médiatique". Arno, c'est quelqu'un qui a une très grande profondeur, qui est très secret. Au quotidien, il n'enchaîne pas les blagues et la dérision à ce point-là. C'est un homme très concerné par ses trois fils pour lesquels il est très présent. Ce côté paternel est quelque chose qui m'a beaucoup touché quand j'étais en train d'écrire. Quand on a fini le scénario, que le casting s'est mis en place, cela m'est revenu et je me suis dit qu'il pouvait le faire. De toute façon, Arno le dit bien lui-même, il ne ferait pas quelque chose s'il sent qu'il n'en est pas capable. Il voit le cinéma comme une récréation, comme une thérapie. Ce n'est pas un défi, un challenge personnel. Quand il a lu le scénario, je pense qu'il a vu la même chose que moi, c'est un aspect de sa personnalité qui est dévoilé dans le film. Évidemment, c'est un travail d'acteur qu'il a fait mais au départ, il y a des résonances avec ce côté plus secret, plus intérieur que j'avais envie de dévoiler.

C. : C'est surtout le côté impuissant et peu sûr de lui du personnage d'Arno qui frappe le spectateur.

A.C. : C'est certain qu'Arno n'est pas comme ça. C'est un grand travailleur, ce n'est pas quelqu'un qui jette l'éponge. C'est un vrai passionné, mais il a aussi cette facette un peu plus discrète qui m'intéressait. Arno n'est pas un type faible, avachi, qui s'abandonne. Dans ce film, je trouvais qu'il prenait sa place à côté de cette femme hyper imposante, très présente, qui a toujours une réponse à tout et qui veut tout contrôler. Je ne voyais pas un autre mari que ça, quelqu'un qui se réfugie dans le travail et qui, au moment de la retraite, se retrouve un peu dépourvu, à s'occuper dans le jardin. C'est une figure paternelle qui est plus répandue qu'on ne le croit ! On connaît tous un homme comme ça, qui jette l'éponge et attend que ça passe. C'est triste, mais je trouve qu'il y a une beauté là-dedans. Il temporise, mais en même temps, il n'intervient pas et il abandonne quelquefois son fils dans des moments douloureux. Quand on lui demande de l'aide, il n'agit pas. Il y a une sorte de lâcheté dérangeante, ce qui a déplu à certains spectateurs. Certains le voient comme un personnage trouble et d'autres ont envie de le consoler. C'est intéressant qu'un personnage puisse susciter autant de réactions.

C. : Qui est malade dans tout ça ?

A.C. : C'est ce que le film tente de mettre en lumière. La normalité, c'est quand même quelque chose de très relatif et pour moi, c'est la famille. C'est la confrontation de tous ces éléments qui fait que la situation dérape. C'est pour cela qu'il n'y a pas de victime ni de bourreau. Quand j'étais à Émergence, quelqu'un m'a cité une phrase de Balzac : "Dans beaucoup de familles, il se rencontre un être fatal qui, pour cette famille, est une forme de maladie" et Balzac répond : "Je suis cet être-là pour vous". L'idée de Cédric correspond à cela, il est la maladie de la famille, mais il n'est jamais que le produit d'un dérèglement. On peut aussi le voir comme cela. C'est une situation qui est gangrenée. J'aime le moment où Gaëtan dit vers la fin du film : "Quelle solitude!" J'aime ce moment-là du film où on prend conscience que tout le monde est dans une souffrance, de manière très solitaire finalement. Chacun expérimente sa petite souffrance, les rapports de force les empêchent d'être les uns avec les autres. La maladie est partout. On ne voulait vraiment pas faire du personnage de Cédric une maladie. On n'a jamais voulu faire d'études médicales sur quoi que ce soit, de contacter des médecins ou des psychologues. Ce n'était pas notre angle. On voulait vraiment faire un film sur la famille et ses rapports. Cédric est différent, il n’est pas où on l’attend. On l'a construit comme cela narrativement. C'est de là que naît le trouble, le rejet, la frustration, la paranoïa.

C. : On s'attendait à une fin comme celle de Festen, on attendait un secret de famille dévoilé, mais il n'y a rien de tout ça.

A.C.: Le secret est sourd. Ce qu'on veut comprendre, c'est comment se sont établis ces rapports de force. J'espère que le film est assez généreux dans ce sens-là pour donner envie aux spectateurs de se questionner. Je ne voulais pas faire un film âpre, je voulais que, visuellement, ce soit aussi accrocheur parce que si le spectateur se sent mis de côté, le film vivote. Le film est vraiment conçu pour le spectateur, pour qu’il s’interroge en fonction de sa propre grille de lecture, de sa propre histoire. On ne voulait pas donner une réponse, mais bien montrer que la réponse se trouve là, devant les yeux : c’est aux spectateurs de la nourrir.

C. : Tu as accordé autant d'importance à l'écriture du scénario qu'au côté formel du film.

A.C. : J'aime les œuvres d'art et un film peut être vu comme une œuvre. J'aime voir l'expression d'un auteur. Comme en littérature, j'aime le style autant que l'histoire. Quand les deux coexistent, c'est sublime. Quand je vois un film, j'aime voir l'auteur qui m'offre son regard sur quelque chose. Ici, j'avais envie de donner ma vision des choses, même si cette vision peut varier d'un film à l'autre. Je ne me suis pas complètement effacé de la mise en scène, il y a des choses que je veux montrer, concrétiser en tant que réalisateur. Je prends bien entendu le risque de ne pas plaire à tout le monde mais ce n'est pas mon boulot de plaire à tout le monde. Comme le dit très bien Arno : "Quand tu plais à tout le monde, tu es dans la merde".

C. : Pourquoi ce titre, Préjudice?

A.C. : J'avais entendu l'expression : "Un préjudice grave difficilement réparable". Je me suis demandé ce que cette citation signifiait dans la vie de tous les jours, à quoi cela pouvait-il correspondre ? Le scénario se construisait sur un procès familial, plus inspiré de Douze hommes en colère que de Festen. Après, on a complexifié les personnages. Le titre Préjudice est venu de cette citation en particulier et on l'a gardé depuis le début. On ne l'a jamais remplacé car on n'a rien trouvé de mieux mais aussi car il traite de cette ambigüité-là. Quand on regarde le film et qu'on se demande qui subit le préjudice, le spectateur se retrouve juge, et c'est un peu la situation dans laquelle le film pousse le spectateur : se positionner par rapport à ce qu'il vient de voir. Il doit déterminer qui a subi un préjudice et à qui revient le tort.

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