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9mm de Taylan Barman

Publié le 11/12/2007 par Anne Feuillère / Catégorie: Tournage

Lille et sa petite banlieue. Wattrelos. Rue de l’abattoir plus exactement. Quatrième semaine de tournage de 9 mm. Sur le plateau aujourd’hui, Morgan Marinne et Anne Coessens… Cages, 9 mm, Rue de l’Abattoir… Hum… de quoi faire frissonner ! Serions-nous sur l’un de ses films un peu explosifs et trashs de la jeune génération de cinéastes belges ? Pas vraiment. Taylan Barman a l’air tranquille, discret et posé. Ce premier long métrage en solo, après quelques films réalisés avec son complice Mourad Boucif, raconte l’histoire plutôt réaliste d’une famille en implosion. Et cette banlieue lilloise aux forts accents belges, avec ses entrepôts et ses maisons de briques rouges, nous remet les pieds sur terre.
Rue de l’Abattoir se trouve, en fait, une ancienne usine de textile, faite d’entrepôts et de bâtiments un peu fatigués, ouverte aux quatre vents, percluse de fenêtres trouées, de couloirs et de sous-sols. Un lieu magnifique qui date du 19ème siècle, un petit bout de patrimoine historique que le C.R.R.A.V, partenaire du film, tente de préserver et de transformer en studio de cinéma. France 3, l’année dernière, s’y est installé pour tourner une série policière, explique Susan Grandguillot, du Bureau de Tournages de Tourcoing. L’équipe de 9 mm a récupéré des bouts de décors, en a installé d’autres ici et l’usine, dans son entier, semble être entre ses mains. Au fond d’une cour, on a garé les camions pleins de matériel technique à l’entrée du bâtiment où l’on tourne aujourd’hui.

9mm Taylan BarmanÀ l’étage, il y a la loge où les comédiens viennent s’habiller, se préparer, se faire maquiller; et une partie du décor, celui des bureaux du personnage d’Anne Coessens, Nadine, qui travaille dans un commissariat. On est en train de les désinstaller déjà. Cette partie est dans la boîte. Au rez-de-chaussée, le bureau d’accueil du commissariat où l’on tourne aujourd’hui la scène que tout le monde ici appelle «la scène de la déposition ». On s’y croirait : un petit commissariat de province, rien de très effrayant (à part la photographie officielle du nouveau président de la République française), la machine à café dans l’angle, les bureaux couverts de paperasses et les multiples affiches de la Police Nationale au mur. 

Le fils de Nadine, Laurent (joué par Morgan Marinne), est arrêté et mis en garde-à-vue. Nadine viendra plus tard le chercher. C’est la seconde scène qui se tourne ce soir. Une vingtaine de personnes s’affairent à la mise en place. On tourne après le déjeuner. « On a pris du retard hier parce que l’objectif de la caméra s’est déréglé. Il a fallu le renvoyer à Bruxelles et remettre la séquence à aujourd’hui.», explique Susan. Si la journée s’annonce longue, tout le monde s’apprête à faire face, plutôt tranquillement. À table, au déjeuner où l’on m’assoit cordialement, on me demande qui je suis, d’où je viens, ce que je viens faire, etc. etc. Cela rigole et papote. On discute du cinéma belge et du cinéma français avec l’équipe son, l’ingénieur Matthias Léone et le perchman Sébastien Luth, tous deux français. La scripte, Julie Ghesquiere, que nous avions déjà rencontrée sur le tournage de Cages et de Voleurs de chevaux se demande ce que fait Nicolas au téléphone pendant tout le déjeuner. Nicolas Oliverio, premier assistant réalisateur, vient enfin s’asseoir. Entre trois blagues, il se demande si on ne devrait pas installer la caméra pour la seconde séquence sur telle voiture plutôt que telle autre. C’est qu’il n’y a qu’une Polo quand il y a deux Mégane (ou quelque chose du même genre… pardon, on ne s’y connaît pas bien en voiture !). Sur l’une des deux, on installera la caméra qui filmera l’intérieur pendant que l’autre sera filmée de l’extérieur. Si l’on garde la même voiture, il faudra tout démonter, et tout réinstaller. Il en parle au réalisateur. Ils se mettent d’accord, et Nicolas repart donner de nouvelles instructions. Il est content, on a gagné deux heures. Il n’a pas mangé mais il n’avait pas faim.
Puis, c’est le branle-bas de combat. On va tourner et on se lance. L’équipe, comme un seul homme, quitte la cantine pour réinvestir le plateau et la régie où ça bourdonne comme dans une ruche en pleine activité. Le chef opérateur, cadreur, streadycameur… Renaats Lambeets surveille les opérations. Le film se tourne en super 16. Il sera ensuite gonflé en 35mm. La caméra doit suivre le trajet des comédiens. Il faut mettre en place les spots, répéter son chemin. La scène est un plan-séquence : Morgan, dans le bureau d’accueil, doit se lever, emmené par un policier, sortir du bureau de police, longer un couloir, descendre des escaliers, et se retrouver finalement en cellule.

Renaats doit descendre les escaliers, la caméra harnachée sur son ventre, face aux comédiens. Pour éviter les à-coups des marches à l’image, il faut installer une planche en bois qui va amortir la descente et tandis qu’il filmera, quelqu’un dans son dos le retiendra et le guidera. Taylam s’en amuse : « C’est un cascadeur notre chef op' ! ».

Tandis qu’on termine d’installer la rampe et qu’on répète ce trajet de la caméra, les autres s’affairent dans le bureau d’accueil où la scène va commencer. L’espace n’est pas large. C’est derrière une porte du couloir que l’on a installé la régie. Dans cette grande salle, Julie, la scripte, est déjà derrière le Combo. Matthias, l’ingénieur du son, aux commandes de sa machine, enregistre et vérifie ici ce que son perchman est en train de prendre dans la pièce à côté. Il s’énerve et réclame le silence autour de lui : « Je ne sais plus où j’entends ce que j’entends ! ». C’est que dans cette pièce, il y a non seulement l’équipe qui n’est pas sur le plateau mais aussi les comédiens qui attendent leur tour et une partie de la production derrière les ordinateurs. Taylan vient s’asseoir à côté de Julie.

Tout le monde est prêt. On lance les répétitions qu’on enregistre de manière à vite repérer ce qui ne fonctionne pas dans le plan-séquence. Après trois essais où l’on visualise et réajuste le trajet de la caméra, où Taylan donne ses instructions aux comédiens, où l’on répète les gestes de chacun sur le petit plateau, on va tourner. Toute l’équipe se réunit derrière le Combo une dernière fois pour voir ce que cela donne. Et Julie sonne l’alarme : la lumière ne va pas tarder à tomber, il faut se dépêcher. C’est Tom Weil, le second assistant réalisateur, dans cette salle, qui transmet le signal du départ de Taylan au plateau à travers son talkie et son oreillette. Il se fait aussi l’écho de ce qui s’y passe. Un premier « Action » lance la caméra et Morgan, s’ensuit un « Action Michel » chuchoté dans son talkie. Nicolas, le premier assistant, sur le plateau, doit lancer Michel, le geôlier de Morgan. Le ballet millimétré au préalable commence : la caméra est sur Morgan assis en face du policier. Il se lève, il précède son geôlier, ils sortent de la pièce, prennent le couloir, descendent les escaliers, tournent à droite, la porte de la cellule s’ouvre, Morgan entre, se retourne, la porte se referme, les clés tournent dans la serrure. Et le jeune homme nous fait face derrière les barreaux.

9mm taylan barmanMatthias est ennuyé : on entend trop les clés. Devant le Combo, une expression de Morgan a fait rire Taylan et Julie, complices. Pendant qu’on recharge la caméra, Renaats et Morgan viennent par-dessus leurs épaules, visionner ce qui est dans la boîte. Et Morgan se demande si cela fonctionne. « Je n’ai pas énormément de dialogues, le jeu se situe plus au niveau du regard, des expressions. C’est un personnage silencieux qui pense beaucoup.», explique-t-il. Et c’est ce qu’il trouve difficile : « Je dois trouver tout le temps des expressions et j’ai l’impression que je suis toujours pareil, d’être plus ou moins normal (rires). Je ne fais pas de grands exploits, je crois, il n’y a pas de dialogues, pas beaucoup d’expressions, c’est ce que Taylan demande, et je trouve cela assez difficile. » C’est au moment des répétitions qu’il se prépare : « Sur ce film, il s’agit de grands plans-séquences. Avec les Dardenne aussi, mais ils sont beaucoup plus longs ici, ils peuvent aller jusqu’à 4 minutes. Il y a beaucoup de préparations, de répétitions, c’est assez difficile.


 Certains acteurs donnent beaucoup moins en répétition et lâchent tout au moment de la prise, d’autres donnent la même chose, et certains donnent tout quand ça tourne. Je me situe plus au milieu, je crois. »

Malgré la tension que le film raconte entre lui et ses parents, il s’entend très bien avec Anne Coessens et Serge Riaboukine : «Au début on n’essaie de ne pas trop se parler, de gérer les émotions et puis au fur et à mesure, on se rencontre. Mais il y a des acteurs qui préfèrent ne pas avoir de liens. Dans Le Fils, Olivier Gourmet ne me parlait pas. Il essayait le plus possible de m’éviter. C’était juste bonjour le matin. Et encore, non, il ne disait pas bonjour mais il me serrait juste la main. C’est lui qui voulait ça. Et moi, je me disais « mais c’est quoi ce mec ? » Ben, c’est vraiment un acteur ! Au début, je ne comprenais pas. Et puis en fait, il avait raison. »  De son personnage, un jeune garçon de 17 ans, il se sent assez proche, il a pu, lui aussi, ressentir cette absence de vie de famille. « Laurent, c’est une personne qui aime bien être dans son monde, qui parle peu aux autres, qui est en dehors de la famille, qui essaie de s’insérer dans un groupe de jeune parce que chez lui, ce n’est pas la joie. Il essaie de trouver du réconfort en dehors de la maison, de sa famille qui n’est pas unie et où chacun vit de son côté. Il n’y a pas, par exemple, ce repas de famille où on discute de ce qui nous arrive dans la journée ». Un personnage solitaire ? « Il apprend à l’être en tout cas. Et ce groupe, ces jeunes ne lui apportent pas de bonnes choses. Ils sont plus vieux que lui, il est le petit dernier, et il essaie de faire comme les grands.» Justement, sur le nouveau film des Dardenne, où il a dix jours de tournage, il joue « un méchant. Je vais être autre chose qu’un fils, avoir un autre rôle que celui d’un enfant » dit-il en riant. « Pour le moment, je ne peux pas vraiment avoir d’autres rôles. Peut-être dans six ans. Je pense que ce film me marque un peu, c’est LE film culte. » On réclame de nouveau le silence. Tout le monde se remet en place. La nuit tombe peu à peu. C’est reparti. La scène est dans la boîte. 

La seconde partie de la journée peut commencer. C’est cette séquence que l’équipe doit rattraper, à cause de laquelle tous savent que la journée sera longue. Anne Coessens est arrivée pour tourner sa scène. Elle vient sortir Laurent de sa cellule. « Mais il ne s’agit pas d'un délit très grave. Il a taggé. C’est interdit par la loi, mais il s’est juste exprimé sur un mur. C’est plutôt un acte de création. Il l’a fait sur une rame de métro, ce qui n’est pas très malin, mais ce n’est pas fondamentalement grave.», me raconte-t-elle, juste avant de se passer entre les mains des reines de la loge, la maquilleuse, Aurélie Héniart, et la costumière Sonia Evin. « Laurent, c’est typiquement l’adolescent en pleine crise, désabusé.

 Ce qui est le plus flippant pour cette mère, c’est qu’elle sent que son fils se ferme juste au moment où il a le plus besoin de son aide. Le dialogue est impossible. Elle ne peut pas l’aider. Elle sent qu’elle le perd, qu’il est en train de mal tourner, mais elle se débat pour le rattraper. Avec son mari, elle a abandonné, mais avec son fils, elle a encore la velléité de récréer quelque chose. » Son rôle à elle ? « C’est une femme qui a une relation avec son mari en dessous de tout, ils sont arrivés à un point de non communication, de non amour assez terrible. On se demande ce qu’ils font encore ensemble. Ils n’arrivent plus à se parler, à se dire les choses C’est vraiment devenu une relation marécageuse. Et dans son travail aussi, tout lui échappe. Tout est en train de fuir, tout ce qu’elle a construit s’écroule. Elle arrive à un point de non-retour. Mais il n’y a rien de dramatique à proprement parler. C’est assez difficile de parler uniquement de mon rôle, parce que le film se joue autour de ce trio. Il s’agit vraiment d’une famille : le père, la mère, le fils. C’est un scénario très particulier. Tout se passe en une journée à la fin de laquelle arrive un drame. Le film raconte comment ces trois personnages vont vivre, chacun à leur manière, cette journée selon leur point de vue, avec leurs problèmes, leurs difficultés, et comment ces trois parcours conduisent à ce drame, à cet événement. Ce sont de toutes petites choses de la vie, qui ont l’air de rien, mais qui, finalement, vont s’imbriquer les unes aux autres pour conduire à cet événement. »

En bas, on déménage la régie, on installe le Combo et le son dehors. Il faut refaire l’installation lumière à l’extérieur. À mesure que la nuit descend, le poids de la journée se fait sentir. Personne ne rechigne et tout le monde s’y remet mais les gestes sont moins vifs, les pas plus longs et les doigts sont gourds... On installe les rails pour tourner ce travelling qui va suivre la sortie de Nadine et Laurent du commissariat, leur entrée dans la voiture et leur départ. Matthias s’occupe de la porte d’entrée qui grince affreusement. Il est content de son travail, on ne l’entend pratiquement plus après quelques bonnes doses d’huile. Au-dessus de la porte d’entrée, on accroche le panneau commissariat qui doit surplomber la porte à l’extérieur. Renaat, Olivier Servais, le premier assistant photo et Taylan vérifient la caméra, son emplacement et mesurent la distance entre elle et la porte d’abord, puis entre elle et la voiture ensuite où Laurent et Nadine doivent monter. On règle la lumière et l’objectif. On réclame le silence sur le plateau. Les répétitions recommencent. Anne Coessens et Morgan Marinne sortent du commissariat. Trois policiers fument une cigarette. Nadine et Laurent se dirigent vers la voiture. Elle le précède, l’air énervé et fatigué. Lui, désabusé, un peu dégingandé, la suit, boudeur. La voiture démarre. Et nous repartons discrètement, à pas de souris, tandis que toute l’équipe travaille, dehors, dans la nuit et le froid qui sont désormais installés eux aussi au milieu de la scène.

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