Taylan Barman, sur le tournage de 9 mm
Ce jour-là, l’équipe était en retard dans le planning à cause d’une défection de la caméra la veille. Et pourtant, sur le tournage de 9 mm, sa première réalisation en solo, Taylan Barman allait et venait tranquillement, silhouette discrète et calme. Il donnait le sentiment d’être curieux et lui -même amusé par le grand jeu du cinéma.
Avant de tourner, au moment où l’équipe entamait le dessert à la cantine, nous partons en quête d’un coin tranquille - et chaud - où nous entretenir, et traversons l’ancienne usine de textile où l’équipe a installé ses quartiers et ses décors, dans la petite banlieue lilloise.
Cinergie : Vous avez réalisé trois films avec Mourad Boucif. Et vous voilà dans l’aventure en solo. Comment est-ce arrivé ?
Taylan Barman : Un peu naturellement. Après Au-delà de Gibraltar, Mourad avait un projet en préparation, des envies et des sujets qui lui tenaient à cœur. Moi, de mon côté, j’avais les miens. Nous avons toujours travaillé ensemble depuis nos 15 ou 16 ans. Au départ, le cinéma, c’était un hobby, on empruntait la caméra de nos parents ou d’un copain et on parodiait ce qu’on voyait à la télé. On écrivait des petites histoires, on faisait de petits films. Et puis nous avons décidé de participer à un concours amateur. C’est sans doute le vrai point de départ. Nous avons filmé notre quartier, notre quotidien et les gens de notre entourage. Et nous avons pris conscience que notre film nous dépassait, qu’il y avait une vraie histoire, qu’il touchait les spectateurs. Quelques professionnels dans ce concours nous ont poussés à continuer. De là est né un autre moyen métrage, Kamel. Il a eu son petit succès, il a été diffusé à la RTBF, sur Arte. Et puis nous avons eu une aide à la finition.
Mais c’est un film que nous avons tourné sans argent, à la sauvage, entre guillemets. Nous voulions parler de la vie de notre quartier, de nos fréquentations et plus particulièrement du thème de la drogue qui nous touchait beaucoup. Mais je n’avais aucune intention de faire du cinéma. C’était une passion, un hobby. Et petit à petit les choses se sont mises en places naturellement. Après Kamel, nous nous sommes dirigés vers des structures de production plus classiques. C’est comme cela qu’est né Au-delà de Gibraltar. Tout en gardant notre méthode de travail : l’improvisation, des situations préécrites que nous laissions se développer sur le tournage, faire tourner nos connaissances, des personnes qui jouaient en fait leur propre rôle.
C. : Est-ce ainsi que vous travaillez sur ce nouveau film ?
T.B. : Non, pas du tout. 9 mm est encore une autre étape. Le scénario et les dialogues sont totalement écrits. Mais pour moi, l’essentiel, c’est que les dialogues ou le jeu soient les plus justes possible par rapport aux situations qui sont décrites. Ce sont surtout les situations qui sont importantes. Alors les comédiens sont libres finalement de choisir le texte, de puiser dans la matière qui est écrite. À eux de voir s’ils s’en servent. Certains s’y tiennent, d’autres pas. Quand on arrive sur le plateau, on discute avec les comédiens sans répéter la scène. Chacun fait des propositions. Il arrive que les choses que j’ai écrites, je ne les sente plus vraiment au moment du tournage. Une fois que nous sommes d’accord, nous faisons des répétitions mécaniques. On prend beaucoup de temps pour préparer la scène puisque le film est fait de longs plans-séquences qui durent en moyenne 3 minutes, parfois 5. Il y a tout un ballet, une chorégraphie à régler entre la caméra et les comédiens. Si quelque chose ne marche pas, il faut tout recommencer depuis le début pour que le plan-séquence fonctionne parfaitement. Au début du tournage, nous tournions deux plans par jour. Il y a eu des journées où nous n’avons tourné qu’une séquence, un plan-séquence de 5 minutes, très important en termes d’émotions, et il fallait trouver la position de la caméra. Il y a aussi la question de la lumière, il faut suivre la chronologie du film pour être raccord.
C : Tout est filmé en plan-séquence ?
T.B. : Oui. Je veux préserver la continuité du film, être dans le moment présent, sans tricher. Cela crée un rythme assez lent où finalement, je pose les choses. On a envie de prendre un insert, un gros plan mais il faut rester avec les personnages. Je souhaite que les choses soient naturelles, que la lumière soit réaliste. Je n’ai pas envie de styliser l’image, j’ai envie que ce soit assez neutre, assez naturel. Au fond, 9 mm raconte un fait-divers, une situation réaliste que tout le monde peut vivre. Mais la caméra n’est pas portée à l’épaule, elle ne court pas après les personnages. Le style n’est pas du tout celui du documentaire, la caméra est témoin. 9 mm est avant tout une fiction. Et la caméra est là pour le figurer. C’est pour cela que le choix de la steadycam, de la fluidité est pour moi important, parce qu’il s’agit d’être en distance.
C. : La structure du film semble assez particulière.
T.B. : J’ai voulu que l’histoire se déroule sur une journée. Le film se présente sous la forme de l’intrigue. Il commence par un coup de feu, derrière une porte où vit une famille. Le père, la mère, le fils. Quelque chose s’est passé. Quoi ? On le saura à la fin du film. Mais chacun des trois personnages est susceptible d’avoir tiré. Chacun d’entre eux peut péter les plombs. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de parler des personnes les plus fragilisées dans une société où chacun s’individualise de plus en plus et où la communication manque. Tous trois sont fragilisés par leur situation personnelle, familiale. Au fil de cette journée, tout va se recouper. Chacun d’entre eux va se retrouver responsable et impliqué dans cet événement final, à la fois consciemment et inconsciemment, sans pour autant juger l’un ou l’autre. Le film va suivre le point de vue de chacun. Certaines séquences seront filmées ainsi plusieurs fois, ce qui donnera lieu à des flash-back. Le spectateur aura certains éléments que les personnages, eux, n’auront pas. Cela aussi m’intéressait : que le spectateur ait de l’avance sur les personnages. En fin de compte, chaque petit élément a son importance dans cette histoire, il y a une multitude de facteurs et de paramètres qui sont là, qui caractérisent les situations et les personnages, discrètement, et qui viennent nourrir un maximum le spectateur pour qu’il puisse se faire sa propre opinion et avoir des outils pour comprendre le pourquoi de cet événement. Je n’ai pas voulu faire dans le cliché ni le grotesque. Je veux laisser le spectateur libre de prendre ce qu’il veut. Mais tout est là. Je crois d’ailleurs que c’est un film qu’il faudra revoir plusieurs fois pour sentir ces petites choses.
C. : En voyant les comédiens et en vous écoutant, on a le sentiment que vous allez vers un film très physique, au sens où l’on sera dans la peau, les actes, les gestes des personnages.
T.B. : C’est ça, effectivement. Dans le choix des comédiens, ce qui m’importait, c’est qu’il y ait une certaine fragilité et une sensibilité, que tout puisse se transmettre par le physique et les attitudes, et non par le discours. Un regard peut suffire, et c’est plus important que trois ou quatre mots qui ne sont pas toujours justes. Serge Riaboukine a ce côté imposant, un sacré physique et malgré tout, il a aussi cette fragilité. Personne n’est à l’abri d’une chute, d’un coup dur. Je ne fais pas dans le cas social, dans le misérabilisme. Cette famille est issue d’un milieu modeste. Ce ne sont pas des bourgeois, mais ils vivent bien. L’argent n’est pas le souci majeur. La société dans laquelle on vit pose problème. C'est une société qui va de plus en plus vite, où les gens sont livrés à eux-mêmes et sont, malgré eux, de plus en plus individualistes. Ce qui est important pour moi, c’est que ce qui arrive à cette famille puisse arriver à n’importe qui. En soi, cela pourrait être une journée ordinaire, banale.
C. : Est-ce que Laurent, le personnage interprété par Morgan Marinne est pris dans cette agitation ?
T.B. : Oui, bien sûr. C’est un jeune homme de 17 ans, un garçon qui arrive à un moment où il doit faire des choix de vies, qui a besoin de ses parents et qui souffre du manque de communication dans sa famille. Son père a perdu son boulot et tombe en pleine déprime. Sa mère est prise par son travail, elle fait ce qu’elle peut et se débat. Ses parents ne sont pas présents. Personne ne se soutient et chacun s’enfonce dans sa solitude.
C. : Le film va-t-il beaucoup évoluer au montage, à votre avis ?
T.B. : Non, je ne pense pas. Je l’ai déjà en tête. Et la façon dont cela se présente au tournage correspond assez à ce que je voulais. Le montage quelque part est déjà fait. L’écriture était déjà un montage. Entre la question des points de vue et celles des plans-séquences, la structure du film était déjà là.
Propos recueillis à Lille