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Boris Van der Avoort pour Le Dormeur éveillé

Publié le 23/06/2021 par Constance Pasquier et Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Compter les moutons, regarder le plafond, tourner en rond. Que font-ils donc les dormeurs éveillés ? Celles et ceux pour qui trouver le sommeil relève de la gageure. Le monteur et réalisateur bruxellois Boris Van der Avoort fait partie de cette catégorie d’êtres aux nuits chaotiques, les insomniaques. Après Le nom des choses et Le champ des visions, il décide de mettre à profit ces nuits sans fin pour mener sa propre enquête sur le sommeil. Un film intime qui prend racine dans l’univers familier du réalisateur pour s’étendre à l’extérieur, à d’autres espaces, à d’autres coutumes, à d’autres espèces et devenir un objet plus universel. Le Dormeur éveillé, titre en lien avec Gaston Bachelard, constitue un film-essai poétique où le rêve et la réalité s’entremêlent, où la veille nocturne n’est plus stigmatisée mais acceptée comme source positive de création.

Cinergie : Tu es monteur de formation. Pourrait-on considérer la réalisation de tes films comme des parenthèses de création ?

Boris Van der Avoort : J’ai besoin à la fois de travailler avec des gens, de me nourrir, de m’immerger dans des sujets. Et, un des problèmes des monteurs, c’est le burnout d’images. Je suis incapable d’enchaîner projet sur projet, j’ai toujours gardé ces parenthèses de travail personnel depuis que je suis sorti de l’INSAS, il y a maintenant plus de 25 ans. J’ai toujours alterné mes propres films et les films des autres.

 

C. : Les films des autres, ce sont surtout les films de danse de Thierry de Mey. Comment expliques-tu cette spécialisation ?

B. V. d. A. : Le mouvement est très cinématographique. En tant que monteur, travailler sur des images en mouvement, sur le corps, sur l’espace que prend le corps m’intéresse beaucoup.

 

C. : Est-ce que tu as acquis un certain rythme que tu retransmets dans tes films ? Est-ce que cela a rythmé ton regard et ta perception du monde ?

B. V. d. A. : Oui car la danse est liée à la musique et cette dernière est très importante dans mon développement personnel. Je pense que cette réflexion sur le rythme vient aussi de la musique.

 

Boris Van der Avoort

 

 

C. : Comme pour tes autres films, Le Dormeur éveillé est un film « autobiographique » dans le sens où tu pars d’une réflexion et tu la développes. Ici, tu t'es investi corps et âme.

B. V. : J’ai peut-être besoin, pour me protéger, de dire que ce sont des autofictions. Je suis parti de peurs personnelles. Mais, il fallait que ça déborde de ma propre histoire pour m’inscrire dans l’universel. Dans ce sujet, je me suis rendu compte que je souffrais d’insomnies, mais je me suis aperçu que dans mon entourage, une personne sur deux souffrait de maux quasi identiques. Alors, je me suis posé certaines questions : qu’est-ce que l’insomnie ? Souffre-t-on réellement d’insomnies ou d’une inadaptation au rythme que nous impose la société ? N’y a-t-il pas d’autres manières de dormir ? A-t-on toujours dormi de la même façon ? Comment dormait-on avant ? Je me suis rendu compte, au fil de mes lectures, qu’avant la période industrielle, les gens dormaient en deux périodes. Ils se couchaient à la tombée du jour, ils se levaient au milieu de la nuit pour faire des activités pendant une ou deux heures puis ils avaient un second sommeil. J’ai pris conscience que je ne connaissais pas grand-chose au sujet du sommeil, que je n’avais pas appris ce qu’était un biorythme. C’est incroyable que l’on ne nous apprenne pas ce qu’est le sommeil alors que nous dormons un tiers de notre vie.

Il y a différents types de dormeurs : les alouettes, c’est-à-dire ceux qui se réveillent à l’aube et qui se couchent tôt, les hiboux qui s’endorment très tard et qui se lèvent tard, c’est génétique. On peut trouver une raison dans l’évolution de l’espèce humaine. À la préhistoire, il fallait des alouettes et des hiboux pour protéger les hommes des prédateurs donc il fallait des relais entre les alouettes et les hiboux.

De plus, le sommeil est aussi quelque chose qui évolue au cours de la vie, on est très grands dormeurs, le bébé dort 16 heures par jour et petit à petit son sommeil va diminuer, il va faire des siestes. Quand on est adolescent, notre biorythme se décale de deux heures. Ils n’arrivent plus à s’endormir à 22 heures mais plutôt vers minuit. Ils ont besoin de récupérer le matin et au niveau sociétal, c’est un souci parce que les dernières heures de sommeil constituent le sommeil des rêves, moment où on fait le plus de liens. Dans le sommeil profond, on fixe les choses et dans le sommeil des rêves, qui arrive surtout en fin de nuit, on tisse des liens et on passe d’une forme d’apprentissage à une forme de compréhension. Au niveau de la scolarité, je trouve ça dommage qu’on ne fasse pas dormir nos adolescents plus longtemps.

 

C. : Finalement, ce n’est pas un problème de sommeil mais un problème d’inadaptation à des règles qu’on nous impose ? Si les horaires étaient plus flexibles, il n’y aurait aucun problème

B. V. d. A. : Il y aurait moins de gens qui souffrent d’insomnies mais l’insomnie existe. Avec ce film, j’ai découvert des soucis qui sont révélés dans le film comme des soucis anatomiques, psychologiques, etc. Au fil des nuits, je me battais avec mon oreiller, j’égrenais le temps, je me suis dit qu’il serait temps que j’accepte mes insomnies, que je les écoute, que je reprenne possession de ce temps de nuit, que j’arrête de perdre mon temps à vouloir dormir. Nos nuits nous appartiennent et en acceptant l’insomnie, c’est peut-être le moyen de retrouver le sommeil. 

 

Dormeur éveillé

 

C. : En faisant ta demande de financement pour ce film, tu savais déjà vers où tu allais ?

B. V. d. A. : Je mets beaucoup de temps avant de déposer un dossier. Il y a eu un an d’écriture. Á la base, je suis photographe puis monteur. Je cherche toujours des sujets pour lesquels j’ai d’abord envie de raconter des choses par des images. Une fois que j’ai collectionné un matériel visuel dans lequel j’ai confiance, j’ai envie d’écrire. Ce que j’écris dépasse ce que j’ai filmé. Le fait d’être parti dans un univers d’écriture me re-stimule à faire des images. Je filme beaucoup et, comme je suis monteur, je monte les images filmées pour faire un tri qui me permet aussi de générer de nouvelles idées. Je suis arrivé avec un canevas de scénario au bout d’un an. Pour Le Champ des visions, j’avais travaillé avec Isabelle Dumont qui relit tout ce que j’écris, qui m’amène plus loin dans l’écriture à la fois en me questionnant et en me proposant des textes liés aux problématiques que j’explore. 

J’ai aussi suivi plusieurs pistes en même temps. Une piste introspective où j’avais un carnet à côté de mon lit, le carnet de minuit, où je retranscrivais mes rêves et mes impressions nocturnes. J’y notais aussi le gai savoir. Quand je lisais des choses qui m’intéressaient, je retranscrivais ces histoires dans mon carnet. J’ai aussi rencontré beaucoup de gens qui souffraient des mêmes maux que moi mais aussi des gens qui travaillaient la nuit et qui m’ont raconté leurs expériences de travail nocturne. Tout ce matériel m’a permis d’écrire un scénario.

 

C. : Un scénario qui a évolué tout au long du processus ?

B. V. d. A. : J’avais l’impression d’avoir 40 à 50% des images, j’avais déjà fait mon examen du sommeil, mon opération avait été faite. Je voulais partir d’un vécu. Je savais que je ne voulais pas d’images de mon opération mais j’avais envie de savoir ce qui allait se passer pendant ce moment de sommeil artificiel qu’est l’anesthésie. J’ai emmené un ingénieur du son pour qu’il me raconte ce qu’il se passe pendant ce moment-là. Tout cela était du matériel qui m’a permis d’écrire. Il y a des choses pendant cette opération que je n’imaginais pas du tout. J’ai l’impression que la réalité dépasse l’imaginaire.

 

C. : Tu travailles seul ?

B. V. d. A. : Pour ce film, c’est la première fois que j'ai travaillé avec un autre monteur : Rudi Marten. J’ai travaillé sur ce montage pendant plus ou moins deux ans seul. Je suis venu avec un ours très large. Dès le début, j’ai montré mon dossier de film à Rudi parce que je savais qu’à un certain moment j’allais être bloqué. Je voulais devenir spectateur de ce que je vivais pour prendre un maximum de recul pour devenir un personnage fictionnel. Rudi Marten a beaucoup élagué ma matière, m’a permis de prendre du recul. C’est un très bon raconteur d’histoires donc on a revu la structure ensemble. Le fait de monter est générateur d’idées pour moi. Le montage m’amène à retourner des images. Quand je suis arrivé chez Rudi, j’avais 80 % de la matière tournée et il y a des choses que j’ai faites en cours de montage. Le cinéma, c’est une synergie, une intelligence collective. 

 

C. : C’est toi qui filmes ?

B. V. d. A. : C’est moi dans toutes les séquences de nuit, les images d’animaux (même si j’ai appelé un naturaliste pour qu’il m’initie aux images nocturnes) mais il y a des séquences où je ne pouvais pas me filmer comme à l’hôpital où j’ai eu besoin de caméraman. Par exemple, dans les séquences chez le psychiatre, il y avait deux caméramans. Johan Legraie m’a aussi aidé à faire des images plus oniriques. Je suis un caméraman photographe qui est à l’aise avec un pied mais moins avec des mouvements de caméra très subtils, très fins pour lesquels j’ai sollicité Johan.

 

 C. : D'autres personnes t'ont aidé ?

Le travail de mise en production d’un film est toujours très long parce qu’on rencontre beaucoup de gens. Mon film a été produit par le CBA, un atelier, où j’ai eu l’occasion de rencontrer un rapporteur qui me disait que ce qui le touchait dans mon film, c’était cette fragilité, cette maladresse de cet insomniaque et il m’a conseillé de garder cette facette du personnage qui a des airs de Buster Keaton, un personnage fatigué, un peu maladroit.

Il y a eu Isabelle Dumont et Marie Kervyn, la productrice de mon film, qui m’a encouragé à lui montrer les différentes étapes d’écriture. C’est une personne très bienveillante, de confiance, qui m’a aidé à porter le projet plus loin avec son regard critique mais doux. Toutes ces personnes m’ont aidé à entrer dans mon cocon.

 

C. : Est-ce que ta sensibilité de cinéaste t’aide dans ton travail de monteur ?

B. V. d. A. : Pour moi, les deux sont liés. À l’INSAS, j’ai fait des études de montage car je voulais apprendre la grammaire cinématographique. Pour moi, le cinéma, ce sont des relations entre des images et des sons et c’est du rythme. Quand je tourne, je pense déjà beaucoup au son. Même si je tourne généralement en muet, le son est déjà très présent dans ma manière de tourner des images. Penser l’image avec le son est une pensée de monteur. En terme de son, ce film est particulier car, comme c’est un film de nuit, on a dû construire le silence. Le silence, ce n’est pas ne pas mettre de son mais c’est choisir des petits sons qui donneront une profondeur au silence. Pour ce film, on a commencé avec les bruitages. Pendant quelques jours, je suis allé dans un studio de bruitage et on a bruité tous les sons que faisait ce dormeur éveillé, cet insomniaque, la nuit : quand il bouge, ses bruits de vêtements, les sons de pas sur le sol, les sons de pas du chat quand il marche dans la maison. Quand on est seul la nuit, on n’entend pas les sons comme le jour. Le son extérieur est diminué et on est davantage dans notre tête la nuit, il y a une sorte d’amplification des sons dans notre imaginaire.

Une fois qu’on a eu tout ce bruitage, on a ajouté des ambiances nocturnes extérieures (sons de chouettes dans la nuit). Il n’y a pas vraiment de musique, il y a de petites notes de piano avec de très longues résonances. Il y a beaucoup de bruits d’eau. Je voulais faire un film assez sensoriel, je voulais être dans une sensation d’apesanteur. D’ailleurs, il y a beaucoup de séquences aquatiques. Quand on s’endort, c’est comme si on s’immergeait dans l’eau. Au moment de l’endormissement, on n’arrive pas à descendre sous l’eau. On reste entre l’air et l’eau et plus on descend dans le sommeil, plus on plonge dans les profondeurs. Ces sons d’eau étaient aussi prégnants dans l’ambiance sonore pour donner une sensorialité au film.

 

C. : Pour la voix off, comment as-tu procédé ?

B. V. d. A. : C’était la partie la plus complexe. Je pense que j’ai davantage de pudeur sur ma voix que sur ma propre image, peut-être parce que je viens de la photographie. La voix est quelque chose qu’on maîtrise moins, c’est de la respiration, des hésitations. Au départ, je voulais travailler avec un acteur qui prendrait en charge tout le gai savoir. J’avais imaginé un alter égo dans mon scénario, une personne habillée quasi comme moi qui interviendrait par moments pour raconter des choses. On a commencé à travailler ensemble et cet acteur, Francesco Mormino, m’a mis en confiance et m’a poussé à faire toute la voix off. Pour lui, ma voix faisait la fragilité du film et il n’aurait jamais pu transmettre cette fragilité. Je suis infiniment reconnaissant dans le travail que Francesco a fait avec moi. Il m’a vraiment mis en confiance. J’enregistrais mes voix off chez moi seul avec un micro et je les ai beaucoup écoutées. Il y a peut-être une vingtaine d’heures de voix off que j’ai dépouillées et je les ai mises dans les mains de Rudi pour qu’il m’aide à m’accepter, à accepter cette fragilité.

 

C. : Comment a réagi le public après les projections ?

B. V. d. A. : L’insomnie est une fragilité et dès que j’ai accepté mes insomnies, j’ai pu en parler plus facilement aux autres et c’était très libérateur pour les gens. Je me suis aussi nourri de leurs histoires pour raconter mon film. Cela m’a donné confiance. Je me suis rendu compte que c’était un souci de société. Après les projections, les spectateurs m’ont raconté leurs rêves, leurs soucis de sommeil. Ils m’ont beaucoup enrichi.
J’ai appris à me réapproprier mes nuits. Toutes mes nuits ne sont pas avec sommeil mais j’ai appris à soigner mon sommeil. Ce film met en valeur l’importance de bien dormir. Le sommeil est la condition de l’éveil à soi-même, aux autres et au monde. Ce film m’a réconcilié avec mes insomnies, je pense qu’on peut passer des bonnes nuits avec ou sans sommeil. Il y a évidemment une limite, accumuler une dette de sommeil pendant plusieurs mois peut être dangereux. Le manque de sommeil s’accumule petit à petit et on finit par s’habituer à une réduction de nos performances, de notre énergie. Ce manque de sommeil peut devenir notre manière d’être et c’est là que c’est dangereux : on peut tomber en dépression ou tomber plus facilement malade. Il faut être vigilant.

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