Dans son livre La Tête ailleurs, Jean-Pierre Outers retrace son expérience en tant que professeur de français en Chine dans les années 80. Durant ce séjour, l’auteur a également tourné un grand nombre d'images prises sur le vif. Un désir de prendre une caméra, de regarder, de filmer, se cacher et s'exposer à la fois aux regards.
Avec Violaine de Villers, le cinéaste a monté cette matière brute. Chine 87, Les Autres est né. Un documentaire hybride, à la croisée du cinéma direct et du carnet de voyage filmique, du documentaire ethnographique et humaniste, mais toujours obsédé par le monde et les autres. Un cinéma qui capte des phénomènes de proximité, qui se colle aux situations observées et qui se rapproche des gens filmés pour rendre compte de leur réalité qui surgit avec sa fortuité, ses imprévus et ses temps faibles. À la fascinante et fragile captation de vies, dans ses états les plus anodins, et les plus délicats, s’ajoute un regard saisissant de l’épistémè d’une époque. Dans cette Chine en pleine réforme, le cinéaste explore le quotidien et l'évidence d’une classe sociale populaire avec simplicité, et nous transporte à travers les chantiers et ruelles, les murs craquelés, ces individus qui nous sourient, ne pouvant imaginer à ce moment-là que la Chine peut franchir en trente ans toutes les étapes qui l’amèneront à rivaliser avec la première puissance mondiale.
Chine 87, Les Autres
Noir 87. Caméra au poing. Son direct. Le cinéaste retranscrit une époque à l’aide d’un caméscope sans cesse mouvant qui crée un flot d'images s'illuminant à chaque nouvelle épiphanie d’un visage, devant chaque nouvelle main travaillant l’outil, face aux ouvriers en bleu de travail et gavroches, ces petits intermèdes de vies usées et cabossées pris sur le vif du réel. Et puis, un autre visage. La caméra saisit maintenant des lueurs, des fragments d'objets et de gens et crée des impressions fugitives, embrasse le commun pour filmer la quotidienneté avec une tendresse pleine de sollicitude. Voici comment le filmeur, Jean-Pierre Outers parvient, grâce à des images amateurs, à faire surgir au détour d’un plan dérobé et au fil des séquences, dans le mouvement toujours déjà en prise avec le réel, la multiplicité des êtres.
Leurs moments d’affection, les enfants et leurs rires, les rues habitées, les pousse-pousse toujours remplis, les quartiers, les moments de solitude, les paysages, les moments anodins et insignifiants, les lumières d'un endroit à l'autre, la banalité, des moments de culte, des spectacles traditionnels d’un autre temps, des chantiers rythmés par le geste quotidien, la poésie du tai-chi et les méditations de l’aube. Ces autres, ceux de la Chine 87, ce sont presque les oubliés, ceux qui vivent à un temps suspendu, à l’orée de la mondialisation.
Au plus près de ceux qu’il filme, tout en rendant perceptible sa propre présence, sa capacité à partager l’espace et le temps de ceux qui sont à l’image se déploie et donne à voir des groupes d’individus. Le cinéaste consigne une mémoire collective. Il montre le quotidien d’un groupe de personnes issues de la même classe sociale, il n'héroïse pas, mais filme simplement des groupes et non des individus. Le film fait alors apparaître de manière singulière des expériences relationnelles, celle de la communauté. Filmer l’autre comme un proche, dans son inquiétante présence au monde, dont les souvenirs demeurent collectifs. Chine 87 porte la trace du rapport entre ses auteurs et le monde qu’ils captent et mettent en scène par le montage. Dès les premières secondes du film, c’est de l’autre dont il est question. De longs plans sur des femmes en train de se faire maquiller, il institue directement un rapport à la banalité du quotidien. Les plans captés par le cinéaste filmeur-permanent convergent vers l’histoire. L'unité filmique constitue alors une représentation identitaire collective dans laquelle les liens se fondent par des rapports entre les individus filmés, formant un tout.
Construit comme des prises de vues de cinéma direct avec une caméra observante qui se promène, le documentaire de Jean-Pierre Outers et Violaine de Villers, incarne une parfaite position éthique de par l’absence de voix off, de commentaires et d’entretiens. L’absence de personnages renforce l’authenticité du récit, la caméra s’efface avec pudeur pour laisser place au réel. La narration se donne image par image, comme si le film se faisait sous nos yeux. Un son synchrone direct, pour ne rien laisser perdre des bruits, des dialogues naturels afin de rendre compte de l’ambiance sonore la plus authentique et le langage le plus spontané et direct. Cette absence de narration classique, presque totale, implique de jouer sur la répétition du temps du quotidien et confirme à la fois le passé, mais permet aussi d’en prendre la pleine mesure et de l’observer à distance. Le vidéaste privilégie l’expérience du moment, l’émotion qu’elle suscite plutôt que la perfection technique du rendu. La prise de vue s’est surchargée d’une histoire que nous ne pouvons pas ignorer en tant que spectateurs du présent. Nous ne faisons qu’un avec le regard de l’auteur.
Il est le personnage du film que l’on ne voit jamais, un personnage familier aux individus que l’on regarde dans les yeux. Jean-Pierre Outers et Violaine de Villers signent avec cette oeuvre un témoignage des Hommes sur leur réalité et cherche à faire monde en contraignant le réel à livrer son sens dans l’agir des gestes du quotidien des groupes d’individus, dans une compréhension de l’existence.