Après avoir réalisé des films sur les artistes Bernard Villers, Marianne Berenhaut ou Roby Comblain, la cinéaste Violaine de Villers signe La Langue rouge, un documentaire consacré au peintre belge Walter Swennen, un portrait rigoureux mais aussi joyeux et décalé à l’image de cet artiste inclassable.
Violaine de Villers, la Langue rouge
Cinergie : Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec Walter Swennen ?
Violaine de Villers : Walter et moi, nous nous connaissons depuis les années 70. Nous avions des amis communs, pour la plupart des artistes. Walter avait son atelier dans un loft bruxellois où se trouvaient aussi ceux de Bernard Villers, de Marianne Berenhaut, etc.
C. : Pourquoi un film sur lui aujourd’hui ?
V.d.V. : Nous nous sommes toujours vus de manière irrégulière et plus irrégulièrement encore lorsqu’il est parti s’installer à Anvers. Après la mort de sa femme, il y a quelques années, il est revenu à Bruxelles.
Dans son nouvel atelier bruxellois, je lui rends alors une visite, et nous en sortons enchantés, puis une deuxième, une troisième et je lui propose de faire un film. J’ai commencé à fréquenter l’atelier avec ma caméra... comme ça, pour moi, comme on prend des notes.
A un moment, j’ai trouvé que j’avais assez d’éléments pour écrire un film. Arrive alors la rétrospective au Wiels fin 2013 début 2014 : une occasion unique ! Je pars donc avec deux amis filmer une vingtaine de tableaux et je demande à Walter de les commenter.
J’étais très contente de ce tournage au pas de course et fait sans moyens, mais la matière était belle. Une fois mon film Les Carrières de Roby Comblain terminé et présenté en juin 2014, je me suis mise à écrire et me suis adressée à Marie Kervyn, productrice chez YC Aligator Film. Les premiers tournages avec cette maison de production ont commencé en juin 2015.
C. : Vous avez signé beaucoup de portraits d’artistes et ces portraits sont tous ancrés dans un présent, sans images d’archives, de photos…
V.d.V. : En effet, je le filme aujourd’hui dans son atelier et des lieux d’exposition. Dans le film, Walter nous donne des éléments biographiques, mais seulement parce qu’ils sont directement liés à son travail. Par exemple, il dit qu’il a dû changer de langue maternelle à l’âge de 5 ans, ce qui a été un grand traumatisme pour lui et qui explique pourquoi il voit dans le langage comme une malédiction, une punition… Il fallait cette indication biographique pour comprendre ses jeux avec les mots, leur sens littéral et figuré, leurs traductions, tout ce qui fait que le langage est arbitraire.
C. : Et d’ailleurs le film s’appelle La Langue rouge…
V.d.V. : Absolument ! J’ai choisi ce titre à cause d’une histoire d’école que Walter m’avait racontée et indépendamment de cette histoire qui finalement n’est qu’une anecdote parce que c’est un beau titre ! Le rouge, ça évoque pour moi l’esprit dada, tout ce qui dans l’art est subversion, dérision, « remue-ménage », un peu la révolution, quoi !
C. : Et en parlant de Dada, on entend dans le film la Ursonate de l’artiste Dada Kurt Schwitters, une sonate de sons primitifs…
V.d.V. : Ah oui la Ursonate, nous la partageons depuis longtemps Walter et moi ! Il a une passion pour la Ursonate et moi aussi. Je l’avais entendue il y a dix ans, chantée par Bénédicte Davin au Petit Théâtre Mercelis. Je l’avais trouvée magistrale ! Avec ce projet, j’ai tout de suite pensé à elle… J’ai voulu qu’on l’entende et aussi qu’on la voie ! Je voulais montrer Bénédicte, car c’est bien plus qu’une bande-son…
Pour la bande-son, j’ai demandé à mon cher ami Graham Riach de composer la musique comme pour mes films précédents. Et pour les autres musiques, Walter a choisi Où t’as mis le corps car Boris Vian est aussi un auteur que l’on apprécie lui et moi, et un morceau joué au piano par Thelonious Monk…Walter met le disque, on entend la musique, et j’en profite pour montrer mes tableaux préférés.
C. : Qu’est ce que vous aimez particulièrement dans la peinture de Walter Swennen ?
V.d.V. : Je suis quelqu’un qui aime énormément la couleur. J’aime beaucoup les couleurs pures et la lumière, donc il y a des tableaux de Walter que j’aime tout particulièrement. Je dois dire que la peinture de Walter m’a longtemps déroutée. C’est en fréquentant son atelier et en le faisant parler que j’ai pénétré son monde et m’en suis passionné et amusé. J’en ai vu les jeux, les pièges, les charmes ! Prenons par exemple le tableau intitulé Canard-Lapin. Walter peint donc un canard et un lapin sur un perchoir : le canard a les longues oreilles du lapin, le lapin un bec de canard… L’un est aussi l’autre. Mais il représente les deux pour embêter les psychologues avec leur fameux test de la perception reposant sur un dessin qui montre, selon la façon dont on le regarde, un lapin ou un canard… le cerveau peut voir soit l’un, soit l’autre, mais jamais les deux à la fois. Avec une ou deux petites expériences comme celle-là, j’ai saisi l’esprit dans lequel Walter peint.
C. : Le film montre le peintre parlant de sa peinture mais aussi le peintre au travail, mais pas du tout comme on peut l’imaginer, cela semble presque par hasard, tranquillement, comme s’il faisait autre chose…
V.d.V. : Oui, c’est sa nonchalance. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si j’ai choisi cette citation de Nietzsche dans Humain trop humain pour ouvrir le film :
« Tout ce qui est réussi a quelque chose de nonchalant avec la tranquillité de vaches allongées dans un pré. »
Je me suis dit, soyons dans la provocation, une provocation vis à vis de ce qu’on envisage quand on pense à un peintre. Un artiste au travail, dans le cliché, c’est quelqu’un dans le feu de l’action, rapide, inspiré… Mais Walter n’est pas du tout comme ça ! Et d’ailleurs moi-même, j’ai horreur que l’on me presse et me pousse. Donc, je vous l’annonce, c’est dans la nonchalance que tout va se faire… Nietzche dit d’ailleurs dans le même ouvrage, que si les artistes mettaient toute leur force à ce qu’ils font, cela rendrait leur art insupportable. (1) Et je crois que c’est vrai…
C. : Pouvez-vous commenter quelques associations de mots que l’on peut trouver dans le film ? « Walter et Walt ».
V.d.V. : Exactement ! Walter Swennen et Walt Disney.
Walter adore Walt Disney car il le considère comme son premier prof de dessin. Invité à New York en septembre 2015, que décide t-il d’accrocher ? Un fantôme qu’il signe WALT tout court ! Pas Walter, Walt !
Le fantôme, lui, vient directement de la BD belge, de Bob et Bobette de Willy Vandersteen, et il signe Walt ! C’était rigolo !
C. : Alors justement BD belge et BD américaine… que dire des mots « Europe/ Etats-Unis » ?
V.d.V. : Walter lie en effet la culture européenne à la culture américaine. Il connaît très bien la peinture américaine. Il fait des ponts, il lui rend hommage ! Sa dernière exposition à New York a eu un grand succès. Il était enchanté de ça, d’être compris là-bas.
Je sais qu’une des expositions qui l’a le plus marqué dans sa vie, c’était "Pop art, nouveau réalisme, etc." au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles, en 65 ! Et c’est vrai que c’était dingue… On était tous impressionnés ! Notre culture européenne explosait ! Ça faisait péter les cadres et les conventions !
C. : Génie et escroc ?
V.d.V. : Ce n’est pas lui qui le dit, c’est le sculpteur Bernd Lohaus qui lui a dit un jour que pour être un bon artiste, il faut être à moitié génie et à moitié escroc. Si Walter est un escroc, c’est dans ce sens où il propose des énigmes auxquelles il sait qu’il n’y a pas de réponse. Il piège le spectateur qui, face à ses tableaux, se pose des questions. Et pendant que le spectateur cherche la réponse à la question, qu’est-il en train de regarder ? La peinture. C’est vraiment malin… Parce que pour lui l’image n’a pas beaucoup d’intérêt. Ce n’est pas une image qu’il peint…
C : Image et mot ?
V.d.V. : Les images et les mots, c’est la même chose, c’est le même univers, ça a un rapport avec un récit ! Il a cent fois raison ! Il a l’audace de dire que la peinture ancienne ce sont des cartes postales géantes ! Il parle comme ça du Titien ! L’image n’est que le prétexte pour peindre. Ce qui importe, c’est la peinture.
(1) « Toute œuvre, pour produire une impression de santé, doit tout au plus mettre en jeu les trois quarts de la force de son auteur. Si, au contraire, il est allé jusqu'à sa limite extrême, son œuvre irritera et inquiétera par sa tension », in Humain trop humain.