En cette rentrée académique et artistique, le livre intitulé Cinéma à l’Université. Le regard et le geste coordonné par Frédéric Sojcher et Serge le Peron dresse un état des lieux des rapports qu’entretiennent l’université et l’enseignement du cinéma. Envisagé comme des regards croisés, les différents collaborateurs de l’ouvrage proposent des « possibles » et des « renouvellements » de l’enseignement du cinéma à l’université. Alors que certains fustigent la part de création nécessaire entre les murs parfois rigides des universités, ce livre œuvre pour un décloisonnement et une réconciliation de la pratique et de la théorie. À travers leurs regards, leurs anecdotes, leurs analyses, leurs exemples, l’ouvrage traverse l’actualité des études en cinéma et en dépeint une trajectoire lucide et intrinsèquement ouverte.
Cinéma à l’Université. Le regard et le geste, coordonné par Frédéric Sojcher et Serge le Peron
Cinergie : Le livre offre plusieurs portes d’accès. Il y a celle de l’Histoire du cinéma, de la Théorie du cinéma, mais aussi de la Pratique du cinéma. Pouvez-vous nous expliquer sa genèse ?
Frédéric Sojcher : Ce livre est né afin de poursuivre les réflexions proposées dans un manifeste auquel avait participé plusieurs professeurs d'universités dont Muriel Andrin et Dominique Nasta, il y a deux ou trois ans. Mais il a également pris forme par la nécessité qui le sous-tend : un état des lieux de l’enseignement du cinéma à l’université. Ce livre, coordonné avec Serge le Perron, cinéaste de plusieurs longs-métrages, critique aux Cahiers du cinéma, professeur à Paris 8 et moi-même, est particulier puisque nous avons tous deux une double casquette d’enseignant et de cinéaste, côtoyant l’université et les tournages. L’idée n’est pas de diviser théorie du cinéma et pratique, mais d'envisager les vases communicants entre les deux, de réfléchir et de faire, d’où le sous-titre du livre : le regard et le geste. Il n’ y a pas d’antagonismes à être cinéphile ou critique de cinéma et après vouloir réaliser, mais il peut y avoir une dynamique vertueuse, de créer des vases communicants entre professionnels, étudiants, réalisateurs et chercheurs. Le livre regroupe plus de 50 collaborateurs tels qu'Alain Bergala, Henri François Imbert, Antoine De Baecque et bien d’autres, des collaborateurs issus de tous les milieux, des professionnels enseignants et des universitaires.
C. : Quelles sont les spécificités de l’enseignement du cinéma à l’université ?
F.S. : L’université doit être un lieu où il est possible de réaliser des films mais aussi un lieu où on pense les films. Le secteur de la recherche à l’université est essentiel, car il permet à l’étudiant d’analyser en profondeur ce qui définit tel ou tel film et sa construction narrative, son langage. Enfin, à côté des cours théoriques, s’articulent également des ateliers d’écriture et de réalisations. Selon moi, la spécificité de l’université c’est précisément qu’elle offre un lieu fertile à l’expérimentation et à la recherche, sur le plan théorique et pratique. C’est un lieu qui permet de faire des recherches pratiques sur le cinéma, par des films et des thèses. Cette double approche a été défendue par Jean Rouch, l’articulation de la recherche et de la création.
C. : Néanmoins, l’université semble se heurter à certaines limites internes et externes.
F.S. : J’ai cette sensation étrange qu’il y a des résistances, des archaïsmes au cœur de l’université. Il y a des cinéastes qui me traitent d’intello et, à l’inverse, des professeurs d’université qui ne me voient pas comme un théoricien. Je ne vois pas pourquoi il y aurait des contradictions entre les deux. En effet, beaucoup d’universitaires sont hermétiques ou méfiants vis-à-vis de la création au sein de l’université. Pourtant, ce que nous défendons s’inscrit très clairement dans les propositions de Nicole Brenez qui défend l’expérimentation, l’ouverture à la création au sein de l’université. Ce qui est dommageable, c’est que le cinéma est instrumentalisé pour d’autres disciplines : gender studies et cinéma, philosophie et cinéma, mais on ne parle pas de création, seulement de développement d’une autre pensée universitaire. Dominique Chateau défend l’idée que la pratique et la théorie peuvent s’enrichir mutuellement, lui-même enthousiaste pour organiser des rencontres avec des cinéastes par exemple. Je pense qu’il y a des solutions au sein de l’université, mais bien entendu il y a des limites techniques et financières.
C. : Comment la pratique peut-elle être une forme de pensée ?
F.S. : Après avoir fait un film, par l’expérience, on peut penser le cinéma, ça peut être très stimulant d’avoir des praticiens qui transmettent ce qu’ils ont connu. Au sein du Master que je coordonne, j’envisage le rapport entre création et économie et j’envisage la réflexion sur les liens qu’entretiennent la production et les résultats esthétiques du film. Le producteur est essentiel, mais le cinéaste va faire des choix qui influent sur l’esthétique générale et finale du film. C’est donc une pratique sur le comment on fait des films qui devient une manière de penser le film.
C. : Henri François Imbert propose une forme de consensus dans son chapitre en parlant de recherche-création, un cinéma de recherche. Pouvez-vous développer ?
F.S. : Comment peut-on faire une thèse sous forme de film ? Dans l’approche sociologique, c’est assez admis, mais dans les autres domaines, c’est plus novateur. En France, il y a une réticence. Ce livre est un manifeste pour faire des thèses sous forme de film, d’où les propositions d’Antoine de Baecque qui s’appuie sur plusieurs doctorants qu’il supervise.
C. : Commet l’université parvient-elle à surmonter/palier le manque de moyens par rapport aux écoles de cinéma ? N’est-elle pas le lieu d’un autre cinéma, d’un cinéma en marge, un cinéma de création sans nom, sans industrie ?
F.S. : La question est cruciale. Premièrement, ce que nous prônons et faisons, c’est chercher directement les moyens ailleurs, en dehors de l’université, en mettant en place plusieurs collaborations : France 2, France 3, Cineplus, etc. Nous travaillons aussi avec des producteurs, des passerelles entre l’université et le monde des professionnels. Le problème majeur demeure le financement des universités. Cela relève du politique et de la pédagogie, plus que du matériel et du budget par rapport aux écoles de cinéma et des écoles privées. L’université doit rester démocratique, donc il faut une augmentation du budget par le ministère, ou rester dans cette forme de « pauvreté » qui permet de poser la question de comment faire un cinéma de l’économie. Et puis, ça pose la question de quel cinéma veut on enseigner ? L’enseignement n’est pas que technique. La technique doit être au service d’une histoire, d’un projet. Il y a moyen de faire des films avec très peu de matériel. Je crois que l’expérimentation empirique avec les enseignants dans un cours pratique, ainsi que les interactions avec les autres élèves permet de travailler sur les projets de chacun, non pas d’apprendre une technique mais de voir comment la technique peut servir pour appréhender le langage cinématographique. Il y a des questions qui se posent pour tous les cinéastes, celle du point de vue, du rapport aux comédiens. Dans l’exemple d’un cours, on peut aisément montrer, discuter, comparer les points de vue autour de cinéastes ayant traité du même sujet.
L’acte de filmer ne suffit pas à être créatif en soi. La pensée peut être intuitive, pas spécialement structurée intellectuellement, mais une réflexion sur le cadre, le son et l’image. Selon moi, la richesse tient précisément dans cette tension, dans cet enseignement augmenté par l’enseignant praticien. Enfin, la question cruciale est aussi celle du recrutement. Comment laisser place aux professionnels dans l’enseignement du cinéma au sein de l’université ? Comment peut-on recruter des techniciens, producteurs, qui transmettent leur savoir dans une perspective universitaire de leur pratique ?
C. : Finalement, quelle place prend l’étudiant dans l’ouvrage mais aussi dans l’enseignement du cinéma ? Quelle idée du cinéma voulez-vous défendre ?
F.S. : Il y a une forme de combat lorsqu’on veut faire des films. À l’Université, il y a une sélection en master. Chaque année, il y a 400 candidats, seulement 20 étudiants sont retenus, car il est impossible de faire un atelier à 400. La sélection peut être injuste, mais on ne dira jamais à quelqu’un qu’il ne deviendra jamais cinéaste. Nous procédons en plusieurs étapes. Tout d’abord, qu’est-ce que l’étudiant a fait en plus d’être étudiant ? Le premier critère, c’est d'être combatif, travailler sur des films, travailler comme critique, technicien, participer à des tournages, stages, festivals, faire un film même avec des moyens limités. On fait ensuite un test sur table de l’ordre du synopsis et de la note d’intention en fonction d’un thème imposé.
Les écoles de cinéma ont beaucoup de moyens comparés aux universités, mais que deviennent les étudiants en réalisation ? Dans les sections réalisation ou scenario vous n’êtes pas assurés de faire des films et de travailler dans le secteur. C’est une grande injustice et déperdition humaine ainsi que financière. Il faut réussir à penser l’industrie autrement, et justement voir le cinéma autrement que sous sa forme industrielle et économique. Pourquoi tel cinéaste plutôt que tel autre ? C’est une dynamique de marché qui prédomine et pose une question plus importante, celle de l’argent public.
Je pense qu’il faut penser à faire des films à moindre coût et mettre en place des relais en terme de diffusion, penser et créer d’autres formes de diffusion, créer de nouveaux écosystèmes cinématographiques. À l’université, on pense les films et leur expérimentation sans penser à l’économie qu’ils génèrent. Il est donc nécessaire, pour défendre et préserver « les » cinémas d’avoir un secteur de recherche pour innover qui ne soit pas nécessairement rentable. Pour innover, il y a des fausses pistes. Ceci n’est pas uniquement valable pour le cinéma, mais pour toutes les industries. En ce sens, le secteur recherche-création permet de faire advenir un autre cinéma, faire émerger des nouvelles pensées, des nouveaux talents. C’est par ailleurs le système du cinéma aux États-Unis, Hollywood d’un côté, le cinéma indépendant de l’autre, le premier alimentant le deuxième.
La question de l’étudiant c’est d’abord de savoir ce qu'il veut. Ce livre est donc aussi une forme de rencontre avec des enseignants, praticiens, qui proposent des solutions, des histoires, des anecdotes, des analyses, qui traduisent surtout l’envie de cinéma dans l’optique d’offrir un éventail aux étudiants. Il y a une volonté de proposer plusieurs approches, de réfléchir aux possibles du cinéma, à ses interactions, ses ouvertures, sa relation entre recherche et création à travers la production d’essais cinématographiques.