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Claire Burger à propos de « Langue étrangère »

Publié le 13/09/2024 par Grégory Cavinato et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Dans son troisième long métrage, Claire Burger examine les relations franco-allemandes par le prisme d’une histoire d’amour naissante entre deux jeunes filles de 17 ans, la Française Fanny (Lilith Grasmug) et l’Allemande Lena (Josefa Heinsius). Avec émotion et humour, elle fait le portrait de deux ados modernes qui tentent tant bien que mal de trouver leur place dans un monde en crise.

Cinergie : Vous avez grandi à la frontière franco-allemande et vous êtes donc proche des deux cultures. Le récit du film est-il en partie autobiographique ? 

Claire Burger : Je me suis inspirée de beaucoup de souvenirs de ma propre adolescence. J’ai fait beaucoup de séjours linguistiques, plusieurs scènes du film sont inspirées de ce que j’ai moi-même vécu, par exemple mon arrivée au collège avec ma correspondante allemande, qui a eu droit à un salut nazi ! Quand je suis allée aux États-Unis pour un long séjour, j’ai assisté à une crise de jalousie de la mère de ma correspondante et j’ai passé mon temps dans le jacuzzi ! (rires) Il y a donc beaucoup d’éléments autobiographiques, mais c’est de toute façon toujours un peu métaphorique. Il y a un peu de moi dans chaque personnage, que ce soit la mère alcoolique, la mère « control freak », la jeune Française anxieuse ou l’Allemande idéaliste. J’ai vraiment voulu mettre des choses personnelles un peu partout.

 

C. : La France et l’Allemagne ont de nombreux points communs et sont pourtant si différentes. Qu’avez-vous voulu raconter des relations franco-allemandes ?  

C. B. : Qu’elles sont importantes, déjà. Importantes pour moi ! J’ai voulu dire aussi qu’elles ne sont pas évidentes, mais qu’il y a beaucoup à faire ensemble. Je suis née à Forbach, à la frontière franco-allemande, dans une région qui a été française, allemande, française, allemande… et où les stigmates de la guerre sont très forts. Mais l’amitié franco-allemande est très importante. L’Europe aussi. Je pense qu’aujourd’hui, un certain nombre de gens tiennent très fortement à cette idée de l’Europe, notamment en Belgique. Donc, j’avais envie de mettre de la chair sur cette idée, d’avoir des personnages qui pouvaient incarner cette idée de la relation franco-allemande et de l’Europe. Tout ça aurait pu rester très théorique, donc il fallait que ça passe par des émotions : les émotions adolescentes que l’on peut avoir quand on tombe amoureux.

 

C. : Cette expression « amitié franco-allemande » est un terme utilisé en politique, mais a-t-il vraiment une signification dans les rapports entre ces deux peuples ? 

C. B. : Oui. Moi-même, je suis un peu l’incarnation de tout ça. Ma grand-mère est autrichienne, mon grand-père est né allemand en 1917 et il est devenu français en 1918. Je pense que petit à petit, on s’éloigne des clichés des hostilités entre la France et l’Allemagne et qu’il y a, je l’espère, quelque chose de solide entre ces deux peuples. Il y a beaucoup de ressemblances et encore pas mal de différences – et peut-être que c’est tant mieux.

 

C. : Vous faites des comparaisons entre les deux cultures : la classe de Lena semble ouverte au débat et à la discussion tandis que celle de Fanny est beaucoup plus dissipée. Est-ce un état de fait que vous avez pu observer ? 

C. B. : Non seulement j’ai pu l’observer, mais pendant le casting, les profs et les élèves me le confirmaient. Par exemple, les Allemands se rendaient compte que les Français font très jeunes par rapport à eux. Un truc qui m’a sauté aux yeux, qui est connu, mais qui m’est apparu comme flagrant, c’est qu’on s’attend à ce que les Allemands soient amoureux des règles, de l’autorité, de la discipline, etc., mais ce n’est pas du tout ce qui est ressorti de mes observations. Ce que je comprends, c’est qu’en France, on est très autoritaire, très pyramidal, avec une tendance à tout réguler dans l’éducation, à mettre des interdictions partout, et c’est plutôt contre-productif, parce qu’il y a tellement de règles et de travail qu’on a envie de gruger tout le temps. Les Allemands, eux, sont très très libres – c’est même spectaculaire à observer quand on est français et qu’on voit tous ces enfants allemands se rouler par terre en hurlant et qu’on ne dit rien, on les laisse faire, alors qu’ils seraient vite recadrés chez nous ! J’ai l’impression qu’en Allemagne, on autorise énormément de choses à l’enfance et que, du coup, les enfants eux-mêmes, en grandissant, s’autoresponsabilisent. Il y a moins de règles, on leur fait plus confiance et ils intègrent la question de la discipline par eux-mêmes, pour montrer qu’ils sont matures. Leur système éducatif est intéressant : on leur laisse les clés de l’école - personne n’a peur qu’ils volent les ordinateurs - et finalement, ils sont beaucoup plus à l’écoute. Même leur façon d’apprendre est beaucoup plus interactive. Il y a peut-être là des choses que la France pourrait tenter d’apprendre…

 

C. : Au début du film, vous montrez la liesse après la chute du Mur de Berlin. Le contraste avec notre époque, où tout semble aller mal à nouveau, est immense, notamment après les récentes élections en France… Lena et Fanny font partie d’une génération où il y a beaucoup moins de légèreté, d’insouciance… 

C. B. : Nous vivons une époque complexe. C’est sûr qu’il y a quelque chose dans notre époque qui fait peur. Toutes les époques ont leurs problèmes, mais là, c’est vrai qu’on cumule et que cette jeunesse a beaucoup de défis à relever. Ma génération avait le chômage, le SIDA, on n’arrêtait pas de nous dire à quel point ça allait être dur plus tard. C’est vrai que la chute du Mur a été un événement marquant pour ma génération. Pour la génération suivante, il y a eu le 11 septembre… Je crois qu’on voit encore aujourd’hui les conséquences de la mort d’un certain nombre d’idéologies et du fait d’avoir complètement laissé libre cours au capitalisme dans un libéralisme effréné dont on récolte les conséquences aujourd’hui. Pour cette nouvelle génération, entre la montée du populisme, le fascisme, la guerre en Europe, la crise climatique, il y a des enjeux colossaux ! J’ai tourné à Leipzig, une ville très intéressante, parce que c’est une ville presque « d’ultra-gauche », comme un îlot au milieu de la Saxe qui, elle, est d’extrême droite depuis un moment. Et puis, les résultats des élections allemandes sont tout aussi alarmants : l’AfD fait des scores incroyables, auprès des jeunes en particulier, comme le RN en France… Donc, je comprends que les jeunes d’aujourd’hui, parfois, en veulent à ma génération et à celle d’avant pour leur avoir livré un monde dans un état assez terrible. En plus, j’ai écrit le film pendant la crise de la Covid et on voyait bien qu’il y avait beaucoup d’angoisse chez les jeunes. On leur demandait de se sacrifier pour sauver les vies des générations d’après, mais on peut se demander ce que nous avons fait pour eux. On les met dans des situations où leur colère et leur envie d’être radicaux peuvent s’entendre. Mais l’extrême droite, à mon avis, n’est vraiment pas la solution.

 

C. : Vous montrez, des deux côtés de la frontière, une génération qui veut s’engager, mais qui ne sait pas trop par où commencer. Tous ces combats antimondialisation, anti-changement climatique, pro-européen, pro-LGBT forment un tout encore très brouillon dans l’esprit de Lena et Fanny…  

C. B. : Je n’avais pas forcément envie de montrer des militantes accomplies. Face à des questions extrêmement inquiétantes, je ne voulais pas qu’elles aient des réponses simples. Je voulais qu’elles se cherchent, qu’elles soient peut-être tentées par la radicalité, qu’il y ait un peu de fantasmes aussi. Je trouvais intéressant de montrer la politique comme quelque chose de presque un peu érotique : l’idée de faire quelque chose ensemble, dans la rue, avec son corps, avec les autres !... Il y a peut-être une pointe de naïveté chez elles. C’est un film qui parle de l’Europe, de l’amitié franco-allemande, de politique, mais j’ai essayé de rendre les choses moins théoriques qu’incarnées par des questions de corps, de sentiments, d’émotions, et aussi par cette envie de croire. Ce qui est beau avec l’adolescence, c’est qu’on la perd avec regret, quand on sent qu’on a trahi ses idéaux, quand la vie nous use…

 

C. : C’est ce qui arrive à la mère de Fanny, jouée par Chiara Mastroianni, qui est désabusée et qui se moque un peu des nouvelles convictions de sa fille… 

C. B. : La mère de Lena, incarnée par Nina Hoss, aussi : on comprend que, plus jeune, elle avait participé à ces démonstrations qui ont provoqué la chute du Mur. Ce qui est terrible aujourd’hui, en Allemagne, c’est que l’extrême droite récupère ces manifestations, elle en fait son porte-étendard ! C’est délirant ! Il était donc important pour moi de montrer que chaque génération porte ses combats, et parfois s’use en cours de route. Mais il y a quelque chose de fort et de beau dans la jeunesse, dans cette énergie qu’elle a de vouloir changer les choses.                  

 

C. : C’est un film qui parle de politique, mais pas un film politique. C’est surtout une œuvre sur l’éveil à l’amour et au désir. Comment avez-vous abordé ces scènes ? Celle dans le jacuzzi et celle du baiser à trois avec le garçon sont assez touchantes, mignonnes même. 

C. B. : Il n’y a pas tant de personnages adolescents que ça au cinéma, et quand il y en a, ce sont souvent des personnages très marginaux, très radicaux. J’avais plutôt envie de parler d’une jeunesse à laquelle pourraient s’identifier beaucoup de gens. Je ne voulais pas faire un film militant. Je ne voulais pas donner raison à une génération et tort à une autre. Même si Fanny et Lena ont ce fantasme d’engagement à gauche, l’idée n’était pas non plus de dire « ça c’est bien » et « ça ce n’est pas bien ». Pour que le film ne soit pas trop théorique, même s’il aborde des sujets complexes, il fallait vraiment que ça passe par les émotions. L’idée était de rester au plus près de ces deux jeunes filles et de voir naître un désir qui n’arriverait pas dès le début du film, mais plutôt qui grandirait à mesure qu’elles apprennent à se connaître, qu’elles découvrent leurs fragilités, leurs faiblesses, qu’elles sont touchées l’une par l’autre. C’était intéressant d’essayer de faire passer ça par des choses très simples : des regards ou des petites scènes amusantes comme on en a tous vécu à l’adolescence, des jeux presque érotiques. J’espère qu’à la fin du film, on sent que quelque chose les a bouleversées intimement l’une et l’autre dans cette rencontre. Je ne sais pas si elles finiront ensemble, mais j’ai l’impression que cette rencontre change leur vie et la façon dont elles se construisent.

 

C. : Vos films parlent souvent de l’adolescence. Y a-t-il des films sur ce thème qui vous ont inspirée en particulier ? Des cinéastes ? J’ai beaucoup pensé à « Diabolo Menthe », de Diane Kurys, qui est un des chefs-d’œuvre du genre… 

C. B. : On pourrait citer également les films de Gus Van Sant, ceux de Pialat… Je me suis nourrie de beaucoup de films, mais j’ai essayé de ne pas chercher à les refaire. J’avais envie de faire un film générationnel, qui décrit la génération d’aujourd’hui. Pour ça, il fallait être un peu vierge, ne pas chercher à refaire un film que l’on a déjà vu, avec les trajectoires habituelles. Donc, je me suis forcée à faire des choses un peu singulières, comme l’idée de changer de point de vue au milieu du film : on commence avec la Française en Allemagne, puis au milieu, on bascule dans l’autre point de vue. Je voulais essayer d’inventer des choses, même à l’image, essayer, avec mon chef opérateur, de trouver une image qui soit « d’aujourd’hui ». De manière générale, nous avons essayé de trouver une autre esthétique que celle que l’on voit habituellement, pour essayer de choper quelque chose du contemporain de ces jeunes-là.

 

C. : Racontez-nous votre collaboration avec Lilith Grasmug et Josefa Heinsius. Comment les avez-vous choisies ? 

C. B. : J’avais vu Lilith Grasmug, la jeune Française, dans Oranges sanguines. Je n’écris pas aux acteurs en général, mais je lui ai écrit pour lui dire à quel point j’avais été impressionnée et que je la trouvais formidable. Les jeunes, il faut les encourager !... Et au moment où je lui ai écrit, sur Instagram, elle m’a répondu qu’elle venait de postuler pour le casting de mon film. Mais à ce moment-là, la première version du scénario avait été écrite pour des jeunes femmes de 13-14 ans. J’ai beaucoup cherché, j’ai rencontré beaucoup de jeunes filles, mais comme Lilith m’avait envoyé des essais formidables, j’ai quand même voulu la voir. Et elle était vraiment le personnage ! Donc j’ai réécrit le scénario en vieillissant Fanny. Au moment de tourner, Lilith avait 23 ans, mais elle a quelque chose de tellement juvénile qu’elle pouvait passer pour une fille de 17 ans… Ensuite, j’ai lancé un très grand casting en Allemagne, ce qui n’a pas été évident, parce que c’était pendant la pandémie. Et étrangement, Josefa est la première que j’ai vue. Elle n’était pas comédienne professionnelle, ou en tout cas, elle n’avait jamais tourné de film. J’ai vu plein d’autres actrices allemandes, mais Josefa avait quelque chose de très naturel, elle ressemblait beaucoup au personnage : elle a un engagement écolo, une éducation très protestante, donc un rapport à la vérité très allemand. Dès que je les ai mises ensemble, quelque chose a vraiment fonctionné, entre la fragilité et la grande anxiété de Lilith qui correspondait très bien au personnage de Fanny, et cette chose très pure chez Josefa dans son rapport à l’autre… Après, nous avons travaillé ensemble en revoyant tout le scénario, en essayant de voir si elles arrivaient à s’emparer des dialogues. Josefa a dû prendre beaucoup de cours de français. Nous avons corrigé certaines choses et nous avons même réécrit certaines séquences pour essayer d’injecter quelque chose de leur propre jeunesse, de leurs propres peurs, pour que ce travail soit quelque chose d’un peu plus collectif.   

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