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Des films atypiques et féroces à Bruxelles et en Wallonie ? Bienvenue au Kinoféroce !

Publié le 07/12/2021 par Jean-Philippe Thiriart / Catégorie: Entrevue

C’est assez naturellement dans la grande salle du Kinograph, le cinéma coopératif implanté à Ixelles, que trois des cinq membres de l’équipe Kinoféroce nous ont donné rendez-vous. La codirectrice du Kinograph Clara Léonet, le cinéaste Jérôme le Maire et Valéria Musio, distributrice et notamment responsable communication du projet, lèvent le voile sur cette nouvelle initiative. C’est ce mardi 14 décembre à 19h qu’aura lieu la soirée de lancement du Kinoféroce, avec la projection de Bula, un premier long-métrage de fiction signé Boris Baum.

Cinergie : L’équipe de ce qui allait être le Kinoféroce s’est posé la question suivante : « Le cinéma libre, décomplexé, atypique, impétueux, puissant, sauvage est-il en voie d’extinction ? » Qu’est-ce qui constitue, à vos yeux, un cinéma atypique ?

Valéria Musio : C'est un cinéma qui va nous surprendre, qui va aller nous chercher dans des endroits inattendus. Ça tient à la fois dans les dispositifs et dans la manière de raconter les choses. Nous aimons le cinéma : le documentaire ou la fiction, le cinéma d'animation ou en prise de vue réelle, et les formats et les dispositifs divers et variés.

 

C. : Tout le cinéma aura sa place au Kinoféroce alors, le long-métrage comme le court-métrage ?

Valéria Musio: On va proposer au cinéaste du film Kinoféroce présenté chaque mois de choisir un court-métrage en avant-programme. Cependant, les films Kinoféroce seront des longs-métrages.

Jérôme le Maire : Pour moi, un film atypique, c'est un film libre, qui ne répond pas nécessairement à une loi du marché, à une loi de production. Aujourd’hui, on attend un certain nombre de spectateurs, un modèle économique, etc. Je pense qu'il faut laisser le cinéma être quelque chose de singulier et l'expression de personnes qui voient le monde réel ou un monde imaginaire mais de façon libre. Pas nécessairement typé pour tel cinéma, telle case de chaîne de télé. L’idée, c’est de se rendre compte qu'aujourd'hui, ce genre de cinéma a tendance à disparaître. Parce qu’il ne trouve plus de production ou alors, avec beaucoup de difficultés. Ce sont surtout les écrans qui manquent. Les cinémas n'ayant plus projeté de films pendant de longs mois, il y a un paquet de films qui se retrouvent en salle d'attente. Et parmi ceux-là, vont être projetés sur grand écran des films qui sont plus typiques. Les films atypiques vont rester sur le carreau. On s'est dit qu'il fallait créer une autre manière de regarder du cinéma et d'autres endroits mais tout en continuant à partager ensemble un écran et une vision.

 

C. : D’autres initiatives, en Belgique mais aussi à l’étranger, vous ont-elles inspiré le Kinoféroce ?

Valéria Musio : On s’est en partie inspiré de l'ACID, à Cannes.

Jérôme le Maire : L'ACID est l'Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion en France, qui défend des films pour la diffusion. On parlait de problèmes de diffusion, de problèmes de disponibilité d'écrans pour un certain style de cinéma. Cette association française est composée de réalisateurs et de réalisatrices qui regardent des films qui n'ont pas de distributeurs. Ils en choisissent une dizaine par an, qui sont en vitrine à Cannes où il y a une projection. Et, pendant toute l'année, ils vont travailler à la diffusion : ils vont les placer dans les festivals et dans certains cinémas. Et ils vont créer un engouement autour de ces films, ce qui est susceptible d’encourager un distributeur ou une distributrice à mettre le film sur écran de manière plus officielle.

 

C. : S’agit-il uniquement de films français ?

Jérôme le Maire : Eux, ne travaillent pas que sur des films français. Nous commençons avec des films belges. On va voir comment le modèle fonctionne. S'il fonctionne bien, on aimerait s'ouvrir à leurs films et procéder à un échange. Leurs films viendraient tourner ici en Belgique et on enverrait nos films tourner en France. On commence modestement, avec une période test. Pendant trois mois, il y aura trois projections de trois films. Et puis, on va commencer en vitesse de croisière, avec dix projections ou plus. L'idéal serait de travailler avec la France, ainsi que le Luxembourg. Et pourquoi pas le Canada et les États-Unis. Et puis conquérir les États-Unis. (Rires) Avec un cinéma atypique. Non : on n'a aucun esprit de conquête.

Valéria Musio: On s'est rendu compte aussi que ce sont les séances de proximité qui fonctionnent le mieux, qui font parler du film et qui font vivre le film. Les séances où une vraie rencontre s'opère entre les cinéastes, les équipes de film et le public. Proposer un court-métrage permet aussi au cinéaste de partager le cinéma qu'il aime.

Clara Léonet : À l'ACID, ce sont les réalisateurs qui se sont regroupés, mais il n'y a pas spécialement l'implication d'une salle de cinéma et je pense que c'est ce qui est très intéressant avec Kinoféroce : il y a un contact direct avec deux côtés situés aux extrêmes de la chaîne. D'une part, des cinéastes qui venaient avec un constat et, de l'autre, nous, mon collègue Thibaut Quirynen et moi-même qui, en tant qu'exploitants de cinéma et ex-distributeurs, nous rendons compte aussi de cela. On déplore également parfois le manque de diversité ou de place sur les écrans pour ces bizarreries ou films un peu plus de niche ou incongrus. Mais de notre côté, comme on est vraiment sur le terrain, toute cette loi du marché, on en a fort conscience aussi. On sait que ce n'est pas facile et que, en tant que cinéma indépendant, on fait face aussi à ces changements de marché. Et on remarque que, de plus en plus, il y a des écarts qui se creusent entre des films qui vont cartonner et d'autres qui rament pour rassembler les spectateurs. Il faut peut-être pouvoir adapter la façon dont on encadre certains films. Pour le cinéma qu'on souhaite mettre en avant avec Kinoféroce, tout l'aspect « rencontre » crée quelque chose.

 

C. : En quoi écrans de cinéma et écrans d’ordinateur sont-ils compatibles à l’heure de faire découvrir ou redécouvrir des œuvres cinématographiques méconnues ou des petits bijoux de cinéma ? Tout film ne devrait-il pas, idéalement, être découvert en salle ?

Jérôme le Maire: Je pense que les deux ont le pouvoir de coexister mais ce que nous proposons au sein du Kinoféroce, c'est précisément cette atmosphère cinéma, raison pour laquelle on fait des projections événementielles avec, sur scène, le réalisateur ou la réalisatrice du film, le réalisateur ou la réalisatrice qui a eu un coup de cœur pour ce film, et un cinéphile qui veut monter sur scène pour aller défendre ce film. Le tout sponsorisé par la Brasserie de la Senne. Ce qui veut dire que chaque soirée est une soirée où il se passe quelque chose.

Valéria Musio : C'est dans la salle que le film se vit. On y est complètement en immersion : on entend les autres personnes rire, s'émouvoir ou pleurer. On partage ces émotions-là. Et puis, il y a tout l'aspect « rencontre ». Souvent, après les projections des documentaires que j'ai pu diffuser, c'est très touchant de discuter avec les spectatrices et spectateurs et de voir à quel endroit le film leur a parlé, leur a un peu raconté leur propre histoire. Ou l'endroit où ils ont pu vraiment se retrouver. C'est important aussi d'apporter le cinéma mais en expérience cinéma près des gens et c'est pour ça aussi que le Kinoféroce va aller dans des villes complètement différentes. On commence au Kinograph, à Bruxelles, mais après on va à l'IAD, à Louvain-la-Neuve, et puis à l'Aquilone, à Liège, pour la période test. Trois séances dans trois lieux différents et l'envie d'aller vraiment chercher le public partout.

 

C. : Vous dites que les films atypiques et/ou d'auteurs et autrices émergent.e.s ont besoin d'un accompagnement spécifique et d'un travail de curation pour rencontrer leur public sur grand écran. Qu'entendez-vous par « curation », ici ?

Valéria Musio : C'est vraiment le travail de la Corne. On a fait un premier appel à longs-métrages. On a reçu plus de 40 films, avec une majorité de documentaires. Et on a décidé d'éditorialiser cette programmation. Ce sont des films qui n'ont pas été distribués, qui n'ont pas eu de sorties en salles, même modestes.

Jérôme le Maire : La Corne, ce sont des cinéastes et des cinéphiles qui s'engagent. C'est-à-dire qu'ils ont eu un coup de cœur et que, dès lors, ils sont prêts à s'engager pour défendre ce film. C'est vraiment de là que ça part. L'idée de la Corne, c'est de se retrouver, de discuter ensemble de cinéma, de voir des films. Ici, on a la chance d'avoir une salle à disposition donc on peut voir des films ensemble. On discute et on opère cette curation en se rencontrant et en partageant. On est d'univers différents même si on est tous collés, aimantés au cinéma.

 

C. : L'équipe Kinoféroce, c'est donc vous trois, mais c'est aussi Thibaut Quirynen et Xavier Seron. Comment est-ce que vous les présenteriez et quel rôle joue chacun et chacune au sein de cette nouvelle initiative ?

Clara Léonet : Thibaut et moi, on travaille vraiment en tant que co-responsables du Kinograph et on est aussi, à ce même titre, impliqués dans le Kinoféroce.

Jérôme le Maire : Xavier et moi sommes tous deux cinéastes, de jeunes cinéastes en vue. Non, je rigole. (Rires) On est tous les deux cinéastes et il se fait qu'on travaille ensemble pour le moment sur un autre projet. On s’est dit que c’était dommage que toute une série de films soient bloqués et ne soient vus par personne. On est donc venu trouver les amis du Kinograph. Et puis on a appelé Valéria.

Valéria Musio : J'ai rejoint le projet avec mon expérience de diffusion et de coordination d'événements en salle.

Clara Léonet : Il faut pointer le fait qu'on mélange des réalisatrices et des réalisateurs, et des cinéphiles lambda parce qu'au final, nous, programmateurs, on passe notre temps à décider de ce qu'on met sur l'écran. Au Kinograph, depuis le début, on a eu, à plusieurs reprises, l'occasion d'impliquer notre public dans la programmation, notamment via des clubs de programmation. Ou parfois, c'est de manière complètement informelle : on sonde le public quand on le croise ou sur les réseaux sociaux sur ce qu'ils aimeraient voir. C'est quand même super de pouvoir créer avec la Corne un espace où les réalisateurs et les cinéphiles se rencontrent et peuvent échanger sur une vision du cinéma. Parce que je pense qu'en réalité, les spectateurs et spectatrices vont être plus en contact quotidien avec les cinémas. Il y a évidemment des moments d'échange lors d'avant-premières par exemple. Mais créer véritablement un espace de discussion ensemble où ils échangent, je crois que c'est assez spécifique et c'est ce qui nous intéressait beaucoup, nous, le Kinograph, dans le projet.

Jérôme le Maire : En tant que cinéaste, j'ai l'impression que c'est fort important de rester en contact avec le public. Il n'y a rien de pire que d'être emporté par son boulot, qui est passionnant, et d'être tout le temps en train de tourner et de monter. Et même quand on fait des tournées, qu'on est sur scène, etc., on n'a pas le même rapport avec un public que quand on est dans un petit cinéma et qu'on se retrouve à manger une tartine avec quelqu'un. C'est à cet endroit-là que, tout d'un coup, on sent le public. C'est un petit peu comme quand on filme en documentaire et qu'on dit « Coupez » ! C'est à ce moment-là que les langues se délient.

Clara Léonet : Le Kinoféroce n'est pas un projet mis en place par et pour des cinéastes qui seraient frustrés que leur film ne soit pas montré et qui voudraient faire quelque chose pour le montrer à tout prix. C'est vraiment une réflexion beaucoup plus globale sur ce cinéma qui est atypique et dans lequel on implique les spectateurs et les spectatrices.

 

C. : Comment avez-vous déterminé qui allaient être les cinéphiles présents au sein de la Corne ?

Valéria Musio : On a fait un appel, notamment sur le groupe de programmation du Kinograph et sur la page Facebook du Kinoféroce. Et on en a parlé aussi autour de nous. Et c'est un peu comme ça que la Corne s'est constituée de personnes vraiment motivées, tant cinéastes que cinéphiles. Parce que ça leur demande du temps de regarder des films et une certaine énergie. Dès le début, on a reçu des retours enthousiastes de partout, que ce soient des cinéastes ou de celles et ceux qui voulaient participer à la Corne. Très rapidement, il y a eu vraiment une effervescence qui s'est créée. La Corne a donc été constituée assez vite. On a eu des candidatures assez spontanément. Xavier avait aussi présenter le projet au BRIFF (NDLR : le Festival International du Film de Bruxelles). Au moment du BRIFF et du BSFF (NDLR : le Festival du Court Métrage de Bruxelles), on a aussi pu en parler autour de nous. Et puis très spontanément, les gens sont venus en disant qu'en fait, ils adoraient l'idée.

 

C. : Vous avez aussi deux parrains de choix. Pouvez-vous nous parler d'eux ?

Valéria Musio : C'est Vincent Patar et Stéphane Aubier. On avait contacté Stéphane Aubier pour lui parler du projet parce qu’autant Vincent que Stéphane sont de très grands cinéphiles qui sont tout le temps au cinéma, en plus d'être de très bons cinéastes et des animateurs hors pair. Ils étaient aussi hyper enthousiastes concernant le Kinoféroce. Et on s'est dit qu'ils répondaient également un peu à cet aspect de films atypiques et de films Kinoféroce. C'était donc quelque part les meilleurs parrains qu'on pouvait avoir.

Jérôme le Maire : Et la petite animation du rhinocéros qui court, c'est eux qui l'ont faite évidemment !

 

C. : Pourquoi le choix de l’IAD, par exemple, et de l’Aquilone ?

Valéria Musio : L'IAD, c'est pour sortir un petit peu de Bruxelles et aller dans d'autres villes et faire vraiment tourner le Kinoféroce. Dès le début du projet, on a appelé les écoles de cinéma et Olivier Poncelet de l'IAD s’est montré très enthousiaste et est directement monté à bord. Il a tout de suite dit qu'il avait envie d'accueillir le Kinoféroce. D'autres écoles de cinéma aussi mais ici, pour la phase test, on a limité à un certain nombre de lieux.
Et puis à Liège, l'Aquilone est un centre culturel multidisciplinaire qui accueille des concerts, des expos et des séances de films. Ils passent d'ailleurs prochainement
Déjà s'envole la fleur maigre de Paul Meyer. En outre, ils ont une petite cantine et, après la projection, on va inviter tout le monde à se retrouver autour d'un repas et échanger. Cette envie de partage est vraiment primordiale et le lieu s'y prêtait bien. Et puis Nicolas Briale, de l'Aquilone, a aussi répondu très vite oui. L'idée, c'était de tester une salle d'Art et Essai, un centre multi culturel et associatif et une école de cinéma. Pour tester les publics qui fréquentent ces lieux, à des endroits différents.

 

C. : Quand aura lieu un éventuel deuxième appel à films ?

Jérôme le Maire : On attend d'avoir le résultat de la programmation des trois premiers films qui vont démarrer le Kinoféroce. Et puis on va voir parce qu'on a reçu beaucoup de films. Il y en a d'autres qui arrivent et on les garde bien évidemment. Tout le monde peut donc envoyer son film à tout moment. Il sera conservé, stocké dans de bonnes conditions et visionné à un moment donné, quand on réunit la Corne. Cela veut donc dire qu’on ne va pas prendre un stock, visionner dedans et puis éliminer tous ceux qui ne passent pas. On va les garder et on verra en fonction de la programmation. Parce qu'il faut savoir que nous allons programmer un film par mois pendant trois mois, pour ensuite augmenter le nombre de projections et de films. On se réserve donc un peu de souplesse dans le stock de films qui ont été envoyés.

Vous pouvez toujours nous écrire à l’adresse contact.kinoferoce@gmail.com.

 

C. : Il y a donc chaque fois une carte blanche au réalisateur ou à la réalisatrice du long-métrage Kinoféroce, qui peut présenter un court-métrage qu'il ou elle a envie de mettre en avant, et la projection du long métrage est une vraie avant-première puisque le film est projeté en salle pour la première fois.

Valéria Musio : Il n'aura pas été distribué. Il aura peut-être eu des séances en festival. Parce qu'on ne veut évidemment pas se substituer à la chronologie des médias. Donc le film aura pu être montré dans le cadre de festivals en Belgique, par exemple. Par contre, le film n'aura pas été distribué ou diffusé en salles précédemment. Donc ça sera, à chaque fois, une petite exclusivité. Et c'est justement pour répondre à cette impossibilité pour certains films de pouvoir être distribués et diffusés qu'on a mis en place le Kinoféroce.

 

Image/Montage : Julien Bernard

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