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Entretien avec André Buytaers, président de Pro Spere

Publié le 24/01/2023 par David Hainaut, Vinnie Ky-Maka et Harald Duplouis / Catégorie: Entrevue

« Si les planètes continuent de s'aligner, on pourrait assister à un boom économico-culturel en Fédération Wallonie-Bruxelles! »

En Belgique francophone, une fédération a la particularité de rassembler dix associations. Son nom? Pro Spere, qui regroupe les organismes des comédien.ne.s (L'Union des Artistes du Spectacles, Playright), des réalisateur.ice.s (l'ARRF), des scénaristes (l'ASA), des sociétés de droits d'auteur.ice.s (SABAM, SACD et SCAM), de la création sonore et radiophonique (l'ASAR), des compositeur.ices.s (Belgian Screen Composers Guilds), des animateurs (en animation) et enfin, des professionnel.le.s du cinéma et de l'audiovisuel indépendant de Wallonie (Cinéma Wallonie).

Régulièrement à la table des négociations dans le secteur, Pro Spere œuvre tant à la défense des intérêts des auteurs.rices qu'à l'évolution du cinéma belge depuis la création de l'organe, en 1999. En ayant notamment permis de dynamiser les aides à l'écriture et celles aux développements de projets. Rencontre avec son président proactif, le réalisateur André Buytaers.

Cinergie: Début 2022, vous prédisiez une année capitale pour le cinéma belge, en particulier pour les associations professionnelles. Elle l'a été?

André Buytaers: Oui, ça a même été l'une des plus intenses depuis une vingtaine d'années! Car les auteur.ice.s et producteur.ice.s ont, avec le cabinet de la ministre Linard, fait front commun pour trouver les meilleures solutions sur deux sujets importants concernant tout le monde: le contrat de gestion de la RTBF et le décret SMA qui pour rappel, oblige les plateformes étrangères (Amazon, Disney, Netflix...) à contribuer à la création audiovisuelle dans notre communauté. Je dis bien "notre communauté" car en Belgique on le sait, les compétences de la culture sont divisées en deux avec la Flandre.

 

C.: Et cette contribution des plateformes, en Belgique francophone, n'est pour l'heure que de 2,2% de leur chiffre d'affaires...

A.B.: Tous et toutes estimons, politiques inclus, que c'est bien sûr trop peu par rapport à la France (25%), à l'Italie (17%) ou à l'Allemagne (15%). Et c'est même moins dans d'autres pays ! En Flandre, c'est 4%. Mais le chiffre devrait évoluer chez nous, en marge du développement actuel de l'audiovisuel en Fédération Wallonie-Bruxelles. Car on est à un moment historique, avec l'occasion unique de mieux distribuer de l'argent pour faire émerger des structures plus professionnelles, à tout niveau. Et donc d'enfin quitter l'artisanat qui nous caractérise. Il s'agirait en fait de passer à un niveau semi-industriel, pour plus de travail, et du travail mieux rémunéré. N'oublions pas aussi qu'avec RTL-TVi, on a un opérateur linéaire qui est de retour sur le territoire et qui va probablement devenir le contributeur le plus important dans un futur assez proche. Ce qui, surtout pour les producteurs, sera une véritable ouverture vers les séries et un certain type de documentaires.

 

C.: RTL plus impliqué: ce serait là un point positif dans le paysage, où la RTBF monopolise beaucoup. Jean-Paul Philippot, l'administrateur général de la chaîne publique, l'a d'ailleurs lui-même déclaré: "Pour que ce secteur se développe, il faut de la concurrence"...
A.B.: Oui. La RTBF se trouve un peu sur un montagne assiégée, et un monopole n'est jamais sain. C'est pour ça qu'on parle en ce moment d'une conjonction de planètes. Si ces dernières s'alignent, et j'y crois, on peut assister à un boom économique. Et pour le monde politique, c'est important, car un boom économico-culturel amène de la diversité et de nouveaux projets dans tous les sens! Et c'est positif aussi vis-à-vis des jeunes sortant des écoles de cinéma et qui arrivent sur le marché de l'emploi. On espère que ce qui se passe actuellement va générer beaucoup plus d'œuvres.

 

C.: On aurait envie de dire «enfin», non?

A.B.: Oui, c'est pour ça que je parlais d'une année importante (sourire). Autre exemple, le 20 décembre 2022, la Fédération Wallonie-Bruxelles a validé l'arrivée de 2,8 millions d'euros pour le Centre du Cinéma, soit 2 millions de plus pour la Commission du Film et 800 000 pour les festivals et les ateliers. Une somme qui n'avait jamais été augmentée depuis... on ne sait plus quand ! Et là, on passe d'un coup de 10 à 12 millions! Certes, il y a une remise à niveau liée au coût de la vie, mais c'était quelque chose qu'on réclamait depuis des années, pour nos auteur.ice.s et nos réalisateur.ice.s. On espère une augmentation pérenne, mais ce n'est pas gagné, vu les difficultés financières de la FWB. Mais là encore, c'est un pas important pour structurer le secteur et qu'il puisse grandir pour être à la hauteur des attentes. Et autre chose, c'est l'élargissement du Fonds Séries. Si RTL va l'intégrer, d'autres opérateurs devraient être concernés. On va voir comment ça fonctionne, mais on espère là aussi plus de séries et de coproductions avec l'étranger. C'est en discussion: les choses se mettent en place, via des groupes de travail.

 

C.: En somme, le sud du pays semble continuer à combler son retard sur ce que la Flandre met en place depuis plus de trente ans. Avec toujours plus de projets locaux...

A.B.: Tout à fait. Quand on discute avec Netflix, on parle même de "glocal", ou de "global local", qui intéresse beaucoup les plateformes. Bon, Netflix, vu leurs budgets, c'est un peu le rêve de tous.te.s, mais on peine parfois à savoir ce qu'ils recherchent exactement. Surtout que le bureau belge se trouve à... Amsterdam, et qu'ils nous prennent parfois pour des Français, ayant un peu de mal à percevoir l'identité belge francophone. Or, la preuve que celle-ci existe bien, c'est que Netflix a racheté des séries comme La Trêve, Ennemi Public, Unité 42, Coyotes et Baraki, qui ont une identité belge marquée. Et c'est là le fruit du travail du Fonds Séries, en dix ans à peine. C'est essentiel aussi, car ça veut dire qu'on ne va pas tout à coup faire à nouveau des séries françaises avec des moyens français sur notre territoire, sans que nos auteur.ice.s, nos comédien.ne.s et nos technicien.ne.s n'en profitent. L'industrie belge francophone est bel et bien prête ! Même le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel (le CSA), qui a fait un tour d'horizon du marché, l'a confirmé. L'envie et la capacité de travail sont présents, avec de belles perspectives. C'est donc un dossier à suivre de près...

 

C.: Comme celui du Tax Shelter, qui finance près de 40% des productions belges...

A.B.: ...Et qui est un peu le monstre du Loch Ness! Il nous a bien aidés, mais il ne faut pas qu'on regarde passer le train là non plus. Je m'explique: lorsqu'il a été mis en place il y a près de vingt ans, le Tax Shelter se répartissait entre 54% pour les œuvres d'initiative étrangère, et de 46% pour les œuvres majoritairement belges. Mais aujourd'hui, nous n'en sommes plus du tout là. Alors que la masse financière a augmenté, le nombre de projets étrangers – et donc minoritairement belges - a explosé jusqu'à 81%, contre à peine 19% pour les projets belges! Les gens du cinéma sont plus inquiets sur le fonctionnement de ce système, que sur son ouverture vers d'autres secteurs (jeux vidéos, théâtre). Le souci, c'est que ces gros tournages venant de l'étranger apportent des moyens financiers conséquents. Certes, ils emploient des technicien.ne.s belges, mais ceux-ci ne sont alors plus disponibles pour les tournages belges, nos productions ne pouvant pas s'aligner sur les tarifs. C'est un gros problème qu'il va falloir régler, car on ne pourra pas continuer comme ça...

 

C.: Aller vers plus de séries et de films belges: n'y a-t-il pas là un risque d'étalement qui, au final, nuirait à tout le monde? Pour lutter contre les mastodontes étrangers, ne faudrait-il pas parfois rationaliser?

A.B.: Ah non, justement nous, on veut faire plus! En multipliant les sources de financement, et en étant moins dépendant de ce fameux Tax-Shelter. Il y a beaucoup de projets inaboutis, c'est sûr. Mais au cinéma comme dans n'importe quelle domaine, la recherche et le développement – ce qu'on pousse depuis longtemps – est une base pour précisément développer et vendre de meilleurs "produits". Et chez nous, ce secteur-là reste fragile. On doit avoir plus de structures qui misent sur ce développement, en prenant des risques. Vous savez, quand on développe une nouvelle voiture, on teste des "concept car" qui ne sortent jamais de la chaîne, pendant que d'autres permettent de faire fortune. Or, dans notre domaine, cette prise de risques est mal perçue, alors qu'elle est indispensable! Je rappelle qu'on ne fait jamais que dix ou douze longs-métrages majoritaires belges en FWB par an, ce qui reste peu, sachant que les budgets tournent autour de deux millions. Certains peuvent lever plus d'argent, comme Jaco Van Dormael ou les frères Dardenne, mais on reste dans un club fermé. On espère donc une revalorisation des apports dans les long-métrages aussi.

 

C.: On l'a constaté, plusieurs séries belges ont réussi à toucher un large public, à l'étranger y compris. Mais cela reste difficile pour les films. Pendant qu'au nord du pays, un long-métrage (Zillion) vient de franchir le demi-million de spectateurs en salles...
A.B.: Que le cinéma belge francophone ne trouve pas son public reste le gros problème, ne nous voilons pas la face. Or, on ne fait pas des films juste pour soi: on les fait pour le public, évidemment. Et ça, parfois, certain.e.s l'oublient encore, ou ne veulent pas le savoir. Les Magritte et d'autres initiatives existent, mais la réalité est là: on garde toujours l'image d'un manque de diversité – ce qui est pour moi est faux - et d'un cinéma trop social. Je constate qu'il y a carrément une défiance des jeunes par rapport au cinéma belge francophone, alors qu'ils n'ont en parfois jamais vu! À quoi est-ce dû? Je l'ignore, mais on y réfléchit beaucoup. L'autre problème, c'est la crise des salles de cinéma, et ces plateformes toujours plus importantes. On se dit d'ailleurs que certains de nos films, surtout ceux faits à conditions légères, sont peut-être faits pour ces plateformes. Des films belges faisant peu d'entrées en salles sont souvent plus vus sur une plateforme comme Sooner. La RTBF doit aussi avoir son rôle à jouer. Nous allons là être attentifs à la promotion des œuvres belges sur les antennes de la chaîne publique. Car à l'heure actuelle, c'est parfois très limité, voire nul...

 

C.: Cela dit, pour un(e) jeune créateur.ice, les guichets ne manquent plus: les films, les films à conditions légère, les séries, les formats courts, les clips... En quelques années, le paysage a bien évolué, non?

A.B.: Oui, il y a aujourd'hui une multiplication de possibilités pour ceux et celles qui débutent, en plus de l'accès et la simplification du matériel. Puis, je remarque un sentiment collectif qu'il n'y avait pas avant. Beaucoup de jeunes se réunissent, dans des associations, dans des projets ou ailleurs. La Trêve symbolise ça, en ayant été issue de trois amis de l'IAD qui sont restés soudés. Il y a chez les jeunes une flamme inédite. En plus, la demande de travail est énorme: il n'y a jamais eu autant d'ateliers et de formations en dehors des écoles, dont le niveau s'est bien élevé aussi. Sans oublier la mise en valeur des jeunes réalisatrices et autrices, qui apportent indiscutablement quelque chose de nouveau.

 

C.: Et pour conclure?

A.B.: Peut-être un message pour tous.te.s. les professionnel.le.s: rejoignez-nous, soyez à nos côtés dans les associations! Car plus on sera nombreux, plus on sera forts! On est déjà nombreux, mais rien ne sert de rester dans son coin en se disant que ce n'est pas possible d'y arriver dans ce métier. Je suis parfois surpris lors de réunions, de la méconnaissance des règles élémentaires de la Commission du Film, ce qui fait naître beaucoup de fantasmes. On doit travailler ensemble, pour s'inscrire dans un mouvement de résistance, sans quoi on ne fera plus des œuvres, mais juste des produits. Et on n'a pas envie de voir des multinationales phagocyter notre marché. On veut travailler avec elles, mais en gardant notre identité. Et cela passe par devoir rester collectivement forts!

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