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Luc Jabon, président de PRO SPERE, la Fédération des créateurs et interprètes de l'audiovisuel et du cinéma

Publié le 08/05/2020 par David Hainaut / Catégorie: Entrevue

« Avec cette crise, nos combats associatifs se sont intensifiés »

Alors qu'en surface, cinémas, festivals, sorties de films et tournages subissent de plein fouet cette crise sanitaire inédite, de nombreux acteurs du secteur continuent de s'activer en coulisses pour y parer, histoire d'en limiter les effets lorsqu'un semblant d'activité reprendra.

Pour faire un point sur cette situation, le moment était propice de céder la parole à Luc Jabon, connu depuis de nombreuses années comme auteur et réalisateur, mais investit aussi depuis 2003 comme président de Pro Spere, l'organe ayant la particularité de fédérer plusieurs associations, comme celle des comédiens (l'Union des Artistes du Spectacles), des réalisateurs (l'ARRF), des scénaristes (l'ASA), des sociétés de droits d'auteurs (la SABAM et la SACD), de la création sonore et radiophonique (l'ACSR) et enfin, des professionnels du cinéma et de l'audiovisuel indépendant de Wallonie (Cinéma Wallonie).

Régulièrement à la table de différentes négociations du secteur, Pro Spere œuvre à l'évolution du cinéma belge depuis sa création en 1999, ayant notamment permis de dynamiser les aides à l'écriture et aux développements de projets.

Luc JabonCinergie : Début d'année, soit avant même le début de cette crise sanitaire, vous prédisiez déjà une année cruciale pour le cinéma belge. Visionnaire, donc ?

Luc Jabon: J'avais dit ça, c'est vrai (sourire). Et évidemment, la période que nous traversons renforce encore un peu plus ce sentiment, cette crise faisant apparaître à la lumière du jour les symptômes d'un traumatisme plus global dans les domaines de la culture et de la création. Néanmoins, j'espère qu'on passera comme prévu en septembre à l'exécution et à la concrétisation du nouveau décret dont il est question depuis plusieurs mois, qui devrait être bénéfique pour l'ensemble du cinéma belge, puisqu'il limitera par exemple les conflits d'intérêts. Puis, les dispositions de ce décret devraient permettre de remplacer efficacement les anciennes instances. Mais ce COVID-19 fait poser évidemment beaucoup de questions, de politique culturelle notamment, car avec lui, les discussions sont encore plus intenses.

 

C. : Plus les jours passent, plus on ressent certaines inquiétudes ou l'on observe des questionnements légitimes au sein des différents corps de métiers (réalisateurs, acteurs, techniciens...), concernant leur avenir.

L.J. : Oui et là encore, nous sommes nombreux, tant dans la création cinématographique que dans le monde de la scène, à avoir détecté depuis un moment une fracture croissante entre les opérateurs et les artistes/créateurs.

On remarque aujourd'hui que ce sont ces derniers qui sont laissés sur le côté, puisqu'ils ne sont pas aidés directement, ne pouvant l'être que par le biais de ces opérateurs et des producteurs. L'un de nos principaux combats est donc d'essayer d'épauler tous les travailleurs autonomes de la culture (auteurs, comédiens, écrivains, techniciens...), à savoir ceux ne relevant pas du statut d'artiste, d'indépendant ou n'étant pas en société.

On parle donc des personnes ne percevant pour le moment aucune aide, plus nombreuses côté francophone que néerlandophone. Ce qui est une catastrophe, puisque les projets ne peuvent plus avancer et les tournages ne peuvent plus se faire. Et comme le virus n'entre pas en ligne de compte pour les assurances, tout est bloqué !

 

Luc Jabon

C. : Et ce blocage a débuté en mars. Jusqu'en...

L.J. : Honnêtement, j'aurais du mal à imaginer un tournage important se mettre en place avant septembre. Ce qui pourrait peut-être se faire, ce sont de plus petits plateaux, avec moins d'intervenants, comme des courts-métrages ou des documentaires se passant à l'intérieur du territoire, où la mise en place d'une distanciation sociale est possible. Pour les longs-métrages de fiction et les séries, je peine à voir comment on pourrait faire à ce stade. Pour certains postes de travail, c'est bien sûr un drame. Et il ne s'agirait pas de voir un rebond de la pandémie, car j'ignore alors vers quoi nous nous dirigerions ! On espère donc progressivement sortir de ce confinement, même s'il n'y aura probablement pas de retour à la vie normale avant un an, à moins d'un vaccin. Ce qui plus tard, va aussi poser quelques problèmes pour les contenus de chaînes de télé, des festivals, des salles de cinéma...

 

C. : L'objectif serait donc d'anticiper les nombreuses conséquences de ce «trou» au calendrier habituel ?

L.J. : Oui ! On ne doit surtout pas attendre que la crise soit finie pour se dire qu'il faudrait peut-être refinancer l'audiovisuel. C'est dès à présent que ça se passe, car chacun le sait, les projets en cinéma ne se fabriquent pas en un mois. Donc, outre la solution de trouver des aides directes pour les artistes et les auteurs, il s'agit de voir comment renforcer les aides sur les projets de films à venir. Là, nous plaidons pour un financement accru du Centre du Cinéma et de la Commission, histoire qu'elle puisse prendre les devants, car elle reçoit tout de même entre 5 et 600 dossiers par an. Le point positif, c'est que nos instances, en ce moment même, poursuivent leurs réunions, en auditionnant et en aidant les auteurs, via des vidéo-conférences. Et les Fonds Régionaux, comme Screen Brussels et Wallimage, continuent eux aussi à financer de futurs projets...

 

Luc Jabon

C. : De quelle manière vos «combats» se mènent-ils ?

L.J. : Étant donné que nos luttes associatives se sont pour l'instant intensifiées, on organise, nous aussi, beaucoup de réunions par vidéo-conférence. Ce ne sont pas des conditions idéales, mais cela permet de compenser et de faire avancer certaines discussions. Heureusement que la technologie le permet. Même si ces pratiques ne pourront être éternelles, car les auteurs, ne l'oublions pas, restent les créateurs initiaux des œuvres. On a tendance à penser que les auteurs et les autrices ont l'habitude d'un certain confinement pour créer, mais pas celui qui nous est imposé actuellement ! Un créateur, quand il écrit un film, a toujours besoin de vivre d'autres moments en parallèle, en nouant des relations humaines et en discutant de ses projets avec d'autres. C'est justement cette relation-là qui est vitale pour le monde de la culture, et qui nourrit notre travail !

 

C. : Comment, autour de vous, réagissent vos homologues ?

L.J. : Les gens sont à la fois angoissés et inquiets, mais ils restent combatifs. Chacun se rend compte que nous étions déjà dans une grande précarité, et que là, on voit qu'on s'y enfonce d'une manière démesurée. C'est donc capital que nos fédérations existent et restent bien organisées, pour pouvoir apporter à la Ministre de la Culture voire au Centre du Cinéma des revendications ou des propositions, comme imaginer les scénarios possibles du déconfinement. C'est important que cela se fasse de cette manière. Je vois mal comment un auteur, aussi éclairé soit-il, puisse résoudre les choses seul de son côté, même à travers une carte blanche publique. Car nous, derrière, on doit accomplir un boulot de fond, pour arriver avec des éléments concrets. C'est seulement après cela que la Ministre peut éventuellement nous défendre au parlement, face au gouvernement. Procéder autrement me semblerait difficile.

 

C. : En attendant, vous parvenez à garder l'optimisme qui vous caractérise ?

L.J. : Ah, je le suis toujours, tout en étant...désespéré ! (sourire). Mais pour moi, l'unique manière de s'en sortir sera toujours de se battre ! En espérant qu'à un moment donné, le politique nous entende. Je pense qu'on y parviendra tout de même, car la logique que notre secteur défend n'est ni débile, ni irrationnelle, ni mensongère : on ne demande pas de doubler soudainement le budget de la Commission du film, mais d'un peu gonfler son financement actuel. On n'est pas non plus dans une situation où on ignorerait où va l'argent. C'est selon moi une demande d'intervention simple et coordonnée, en marge des aménagements actuels du tax shelter (relevé des plafonds, augmentation de la durée des retours sur investissement des sociétés...), qui sont en cours via l'Union des Producteurs (l'UPFF), sachant qu'il va y avoir moins de rentrées via ce fameux incitant fiscal qui, ne l'oublions pas, finance 30% des projets belges, et indirectement, les travailleurs du secteur.

 

C. : Pour conclure ?

L.J. : Et bien, ce dont on se rend compte avec cette crise, c'est l'aspect plus que jamais fondamental de la concertation. Je pense même qu'il faudrait la renforcer à l'avenir. Parce qu'en tant que représentants d'associations, nous nous trouvons en permanence sur le terrain. Donc, nous sommes les mieux placés pour identifier les problèmes qui se posent, puis de le faire remonter en haut-lieu pour trouver des solutions. Et quand je dis le mot «concertation», cela ne veut pas dire de faire de simples réunions où chacun vient avec des propositions formidables ne voyant jamais le jour pas manque de suivi. Non, c'est plutôt un lien structurant et permanent, qui permet un vrai dialogue entre le culturel et le politique, comme cela se fait ailleurs, notamment en France, à travers des clubs de rencontres entre professionnels du cinéma et personnalités politiques venant les écouter. Chez nous malheureusement, on assiste parfois à une méconnaissance de ces derniers sur ce que nous vivons au quotidien. Or, c'est toujours préférable que chacun se parle pour se comprendre, pour pouvoir avancer. Quand on ne le fait pas, cela crée des malentendus, ce qui est toujours regrettable.

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