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Entretien avec Davy Chou et Ji-Min Park à propos de « Retour à Séoul »

Publié le 07/02/2023 par Grégory Cavinato et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Respectivement d’origine cambodgienne et coréenne, les Français Davy Chou (réalisateur) et Ji-Min Park (actrice) s’interrogent dans Retour à Séoul, deuxième long métrage de fiction du cinéaste, sur le thème de l’identité, via la quête d’une jeune femme adoptée, irrésistible, mais paumée, de retour dans un pays dont elle ne connait ni les gens ni les mœurs. C’est un portrait d’autant plus fascinant que Ji-Min Park n’avait jamais joué auparavant. Sa prestation énergique est l’une des plus étonnantes de mémoire récente.

Cinergie : Quelle est l’origine du film ? Pourquoi avez-vous eu envie de raconter cette histoire d’adoption ? 
Davy Chou : Une de mes meilleures amies, Laure Badufle, qui est née en Corée du Sud et a été adoptée à l’âge d’un an par une famille française, m’y a accompagné en 2011. J’y allais pour la première fois, pour présenter un film. Pendant ce voyage, alors qu’elle n’avait pas du tout prévu de le faire, elle a envoyé des textos à son père biologique coréen, qu’elle avait rencontré lors d’un précédent voyage en Corée, et elle m’a demandé si je voulais venir avec elle dans sa famille. Je me suis donc retrouvé embarqué dans cette aventure : nous sommes partis en bus pendant une heure et demie, pour nous retrouver dans une petite ville postindustrielle un peu dépressive, une station balnéaire. Et j’ai été témoin de cette scène où Laure était attablée face à son père et sa grand-mère biologiques. On avait emmené avec nous une jeune coréenne francophone pour faire la traduction, parce que Laure ne parle pas coréen et sa famille, à l’évidence, ne parle pas français. Fort de l’observation de cette rencontre, si différente de ce que j’aurais pu imaginer d’un tel moment, j’ai eu non pas l’idée du film, mais un souvenir très prégnant de ce moment-là, qui m’a accompagné. En 2017, quand j’essayais de trouver une idée de film, j’y ai repensé. J’ai dit à Laure que j’avais l’idée de faire un film autour de cette scène et elle m’a donné son accord. C’est à ce moment-là que le film est né.

 

C. : On pourrait croire que la rencontre avec les parents adoptifs est un évènement qui permet de tourner la page ou de guérir des blessures. Or, ici, c’est tout le contraire qui se produit. C’est le début des problèmes. 

D.C. : Le film n’est pas centré uniquement sur la rencontre avec la famille, c’est le portrait sur huit ans de la relation entre cette jeune femme et ce pays d’où elle vient, mais dont elle ne connait rien, qu’elle apprend à connaitre et à dompter. C’est cette relation d’addiction un peu toxique qu’elle finit par nouer avec ce pays. L’idée, c’était aussi de contrecarrer l’idée qu’au bout du chemin, les retrouvailles avec la famille qu’on a perdue vont être la résolution de tous les problèmes. Je suis vraiment allé à l’encontre de ce cliché-là pour construire le scénario : ce truc emballé, ficelé et un peu facile. Je voulais au contraire montrer ce qu’est souvent la réalité de ces histoires-là, tel que me l’avait raconté Laure, mais aussi d’autres Coréens adoptés que j’avais rencontrés lors de mes recherches et lors de l’écriture. En plus, en Corée, on peut parfois rencontrer ses parents biologiques très vite, en quelques jours seulement. Si on a le bon numéro et qu’ils ont gardé le bon numéro de sécurité sociale dans le dossier, on peut leur envoyer un télégramme, et s’ils en ont envie, vous les rencontrez en trois jours, ce qui est d’une rapidité trop brutale. Je dis en blaguant que c’est le début des emmerdes, mais c’est plutôt le début de tellement de nouvelles questions! 

Ji-Min Park : L’idée que l’on a des retrouvailles avec les parents biologiques repose souvent sur ces clichés que l’on voit dans les films. On se dit que la personne qui retrouve ses parents va avoir des réponses à ces milliers de questions qu’elle se pose depuis qu’elle est bébé, mais c’est loin d’être forcément le cas. On se rend très vite compte que ce n’est pas si joyeux et libérateur que ça de rencontrer ses parents biologiques. Je connais des personnes coréennes adoptées dans des familles françaises et, même s’il y a des trajectoires individuelles qui se rencontrent, ça devient aussi une histoire collective.

 

C. : Le centre Hammond du film est-il un authentique centre d’adoption en Corée du Sud ?
D.C. :
Le nom a été changé : Hammond est une création. J’ai mis pas mal de temps pour trouver le nom, ça vient de John Hammond dans Jurassic Park ! (rires) Mais le vrai centre s’appelle Holt, du nom de Bertha et Harry Holt, un couple américain qui, au début des années 50, a été le précurseur dans cette histoire d’adoption internationale entre la Corée et les États-Unis, qui ensuite s’est étendue au reste du monde, en Occident surtout. L’histoire du centre Holt est intéressante pour comprendre Retour à Séoul. Dans un documentaire sur la guerre de Corée, ces deux Américains ont vu plein d’enfants à la rue – ce qui était la réalité du pays à cette époque-là –, et ils ont décidé, par ferveur chrétienne, de sauver et d’adopter huit enfants. Ils se sont alors rendu compte que la loi ne permettait pas d’adopter huit enfants comme ça. Ils sont donc montés au Congrès américain, ont fait des pieds et des mains et sont arrivés à créer une loi exceptionnelle et à adopter huit enfants. Les médias américains ont parlé d’eux, ce qui a poussé d’autres familles américaines à sauver et adopter des bébés coréens. Petit à petit, une adoption law s’est mise en place entre les gouvernements américain et coréen, qui a ouvert une brèche à travers laquelle les parents, qui voulaient adopter des Américains, puis des Français, beaucoup de Belges, etc., ont pu le faire. Jusqu’à 220 000 bébés coréens ont été envoyés pour l’adoption sur toutes ces années. Puis, ça s’est arrêté, parce qu’il y a eu des scandales, des polémiques, et ils ont un peu fermé les vannes. Du côté coréen, les mères célibataires quittées par leurs maris avaient un statut vraiment impossible là-bas, encore aujourd’hui d’ailleurs, mais à cette époque, il n’y avait aucun avenir possible en tant que mère célibataire. Dans le film, la première chose que la famille biologique de Freddie lui dit, c’est : « On a fait ça pour ton bien. Vivre en France était le mieux pour toi. » C’est ce que les enfants adoptés qui se rendent en Corée dans leur famille biologique entendent systématiquement, et c’est quelque chose de très dur à entendre.

 

J-M.P. : Oui, être mère célibataire en Corée, c’est impossible, elle est obligée de se remarier, ça devient son but ultime pour sa survie et ça participe au fait qu’elle est obligée d’envoyer son enfant en adoption. Des années plus tard, quand l’enfant adopté entend « On a fait ça pour ton bien », une phrase qu’on lui vomit comme ça à la figure, il ressent une terrible injustice ! Mais c’est une violence de la société, systémique, pas uniquement individuelle. 

 

C.: C’est une expérience et un sujet violents, mais dans le film, vous traitez tout ça avec beaucoup d’humour. C’est une tragicomédie et l’héroïne ne s’apitoie pas sur son sort.

D. C.: J’aime bien que vous disiez ça. Beaucoup de choses du film viennent de l’observation du réel. Quand j’ai assisté à la rencontre de mon amie Laure avec son père biologique, c’était hyper lourd. Laure est comme Freddie : solaire, très charismatique, énergique. Et tout d’un coup, je l’ai vue comme je ne l’avais jamais vue : fermée, accablée de tristesse, sa colère rentrée. Cette communication entre les deux parties, ces deux continents qui se rencontraient après 25 ans d’émotions non digérées, j’étais sûr qu’ils auraient plein de choses à se raconter ! Mais au moment où ça arrive, avec la barrière culturelle, la barrière de la langue, la barrière des émotions trop fortes, impossible de communiquer ! Il y avait aussi un côté comique à cette scène, amené par cette jeune Coréenne francophone, très gentille, que nous avions emmenée pour faire la traduction et qui était venue pleine de bonne volonté. Et la première chose que Laure a dite avant même de parler à son père ; elle s’est tournée vers la traductrice et lui a dit : « Très important : tu dis à mon père qu’il n’est plus mon père. Il faut qu’il comprenne qu’il n’est plus mon père, parce que s’il ne le comprend pas, je ne veux pas lui parler ». Et le visage de cette jeune fille s’est liquéfié, parce que dire ce genre de chose est inconcevable. Du coup, elle a dit quelque chose en coréen avec une gestuelle qui semblait très policée, avec un grand sourire. Je ne saurai jamais ce qu’elle a dit exactement, mais certainement pas ce que Laure lui avait demandé de dire. Le comique est donc né de l’absurde de la situation. Je voulais absolument mettre ça dans le film. Alors, on ne se poile pas à toutes les scènes, mais il y a souvent un moment où on se demande s’il faut rire ou pleurer. Comme dans la vie. Dans les films, il y a souvent un « prêt-à-penser » ou un « prêt-à-être ému », on sait d’avance qu’on va ressentir les émotions qu’on nous demande de ressentir, ce qui, selon moi, est le meilleur moyen de ne pas être ému, parce qu’on a l’impression d’avoir un flingue sur la tempe : « Maintenant, sois heureux, maintenant, sois triste ! » Moi, j’aime bien cette espèce d’indécidabilité du film liée à Freddie : on ne sait jamais trop ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, et tout ça, en fait, est au service de l’émotion.

 

C. : Freddie est un personnage passionnant, plein de contradictions. Elle est très drôle, parfois énervante, en colère, toujours en mouvement. Qu’avez-vous vu en Ji-Min qui vous a convaincu qu’elle aurait les épaules pour incarner un personnage si complexe ?

D.C. : J’avais écrit le rôle en me basant sur mon amie Laure. Donc, le personnage était là, précis. Le rôle était écrit d’une manière à ce que l’actrice devrait passer d’une émotion extrême à une autre, souvent à l’intérieur d’une même scène, à l’intérieur du même plan, avec cette force contradictoire qui la traverse tout le temps. Donc, techniquement, en matière de jeu, ça allait être très compliqué. J’ai l’habitude de travailler avec des non-professionnels, mais aussi géniaux soient-ils, il faut les garder sur une note qui est la leur. Donc, trouver quelqu’un qui ressemble à Freddie n’allait pas être évident. Au départ, j’ai cherché des acteurs professionnels en France. Mais l’immigration coréenne y est assez limitée et récente, donc ce n’était pas facile de trouver des comédiennes. J’en ai rencontré quelques-unes, mais ça ne l’a pas fait. J’ai donc ouvert les recherches aux non-professionnels. J’ai rencontré des Coréennes adoptées, une expérience essentielle, parce que j’ai pu écouter leurs histoires et les confronter à celle de Freddie. Mais ça n’a pas marché non plus, notamment parce que je cherchais quelqu’un de plus jeune. Et puis, la chance a fait qu’un soir, j’ai rencontré un artiste coréen adopté avec qui j’ai beaucoup parlé, de son expérience et du projet. À la fin de cette discussion, il m’a dit : « Il faut que tu rencontres Park Ji-Min ! », dont il était un ami proche. Il m’a dit : « Tout ce que tu m’as raconté du personnage de Freddie, c’est Ji-min ! Elle n’est ni adoptée ni actrice, mais il faut absolument que tu la rencontres ! » Donc, j’étais intrigué. Nous nous sommes rencontrés quelques mois plus tard dans un café, à Paris. Au cours de ces trois heures, au fur et à mesure que je posais des questions à Ji-Min sur sa vie et qu’elle me racontait son parcours, j’avais l’impression qu’à seulement 30 ans, elle avait déjà eu une multiplicité de vies à l’intérieur d’une même vie, ce qui est exactement le personnage de Freddie, qui passe son temps à se métamorphoser et à changer de personnalité comme on change de costume. Ji-Min m’a raconté que la colère est un sentiment qu’elle connait très bien, que c’est un sentiment essentiel qui l’accompagne, même si évidemment elle n’était pas en colère quand nous nous sommes rencontrés (rires). Elle s’est retrouvée aussi dans la noirceur du personnage, dans son côté parfois très autodestructeur, mais aussi dans sa force, sa liberté, son désir d’émancipation : tout ça m’a donné l’impression un peu étrange d’être face au personnage. Par ailleurs, Ji-Min a une personnalité différente de Laure qui a inspiré Freddie. Mais c’était comme si, tout d’un coup, le personnage inspiré devenait un personnage de fiction, dans lequel j’ai mis également de moi. C’est aussi ça la magie de la fiction. En tant qu’artiste, tu dois sentir ce que le film devient malgré ta propre conscience, accepter que les choses se déplacent et accueillir ça, parce que souvent, c’est ça le film!

 

C.: Ji-Min, qu’est-ce qui a vous a convaincue que vous pourriez incarner Freddie alors que vous n’aviez jamais joué auparavant ? C’est un premier rôle et vous êtes de toutes les scènes, de tous les plans ! Aviez-vous l’envie ou l’ambition d’être actrice ?

J-M.P. : Non, pas du tout, je n’ai jamais eu ce désir. Je suis assez cinéphile et le cinéma m’inspire énormément dans mon travail artistique. Je suis artiste-plasticienne, je suis une fanatique de la peinture et j’ai toujours considéré le cinéma comme de la peinture mouvante. Mais jamais je ne m’étais dit que j’allais être actrice un jour.

 

C.: Quelle a été votre première réaction quand Davy vous a proposé le rôle ?

J-M.P. : J’ai eu énormément d’hésitations. Même après avoir accepté, j’ai continué à hésiter. Quand j’y repense, je me dis que c’était quand même des années de ma vie que j’ai consacrées à ce film et je me pose la question : pourquoi ? Je n’ai jamais eu le désir d’être actrice, donc c’est vrai que… pourquoi ? (rires) Mais ça a été une expérience très étonnante.

 

C.: Freddie vit des choses dramatiques, mais vous ne la jouez jamais comme une victime. Son énergie, sa vitalité, son humour sont irrésistibles…

J-M.P. : Toute ma compréhension du personnage était que c’est une combattante. Elle a l’âme d’une combattante. Dans le sens où elle tombe, elle se relève – comme tout le monde, je suppose –, mais Freddie se relève toujours et elle est sans cesse à la recherche de réponses qu’elle n’aura peut-être jamais. Mais c’est quelqu’un qui essaie. Tout le temps. C’est comme ça que je voulais l’interpréter et c’est cette image-là que je voulais donner d’elle.

 

C.: Comptez-vous persévérer dans une carrière d’actrice ou bien est-ce que c’était plutôt un one-shot ?

J-M.P. : Je ne sais pas du tout. En vérité, je suis vraiment en train d’y réfléchir en ce moment. J’ai vraiment ressenti du plaisir à jouer à certains moments. Cette énergie ou cette puissance que je ressens quand je crée mes œuvres, je l’ai ressentie dans le jeu. Mais je ne sais pas… J’ai un métier qui me prend énormément de temps et d’énergie. Donc, dire oui à des projets pour lesquels je sais que je devrai me donner à 200 %… Je ne sais pas encore si je suis prête à franchir le pas.

 

C.: Lors d’un dialogue, l’amie de Freddie, Tena (interprétée par Guka Han), lui dit qu’en définitive, elle est quelqu’un de très triste. Freddie semble surprise, choquée, comme si elle n’avait jamais réalisé qu’on pouvait la voir comme ça.

D.C. : Freddie est un personnage qui dit NON, qui refuse la soumission à tout, à toutes les pressions, à tout ce qu’elle ressent comme oppressions et volontés de domination de l’extérieur, que cela provienne de ses amis, de ses parents ou de la société. On le voit dès le début du film : quand les gens essaient de lui coller une définition, de lui dire ce qu’il faut faire et qui elle devrait être, Freddie refuse ! Elle se bloque, elle a ce mouvement contradictoire de fuir et de se confronter à la foire en faisant un pas de côté et en défonçant la porte. Et ça, c’était salutaire pour contrecarrer ce récit habituel de retour aux racines un peu cliché. Freddie se construit sur certains mensonges, sur un certain déni également. Elle va en Corée sur un coup de tête, mais on est en droit de se demander s’il n’y avait pas aussi chez elle un désir inconscient de se confronter à la rencontre avec ses parents biologiques. Elle dit non à l’idée de les rencontrer, puis, la scène suivante, elle y va, suivant sa philosophie « Quand tu as peur de quelque chose, vas-y ! Ouvre la porte du Hammond et on verra ce qui se passe ! ». Ce truc de la tristesse, peut-être qu’elle refuse de se l’affirmer. Quand sa meilleure amie lui dit ça, elle se le prend comme une claque. Il y a de la joie et de l’humour dans le film, et c’est un personnage très vitaliste… 

J-M.P. : (silence) C’est son instinct de survie surtout !

D.C. : Oui, elle est constamment au bord du précipice. Il y a un gouffre qui est l’ignorance de son passé, et elle danse joyeusement autour pour ne pas s’effondrer, dans cette espèce de tension entre la vie et la chute. Mais il y a une vraie base de tristesse et de mélancolie chez elle, au fond de son regard, derrière la colère, derrière la joie. Je ne sais pas comment Ji-Min a réussi à jouer cette scène-là, parce que pour moi, c’est comme Al Pacino en Don Corleone dans ce fameux plan final du Parrain 2 où on a l’impression que le néant dévore son regard. Ji-Min l’a joué parfaitement. Tena s’en va et, tout d’un coup, Freddie est absorbée par les ténèbres, comme Dale Cooper dans la troisième saison de Twin Peaks aussi ! Moi ce que je voulais, c’est que dans toute la seconde partie, qui est très courte, on ressente chez elle cette conscience de tristesse que Tena a activée, qui suit Freddie, qui ne la quitte plus et qui reste jusqu’à la fin du film.

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