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Entretien avec Maryam Touzani, le Bleu du caftan

Publié le 29/03/2023 par Dimitra Bouras et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Le dernier film de Maryam Touzani, actrice, réalisatrice et scénariste marocaine, Le Bleu du caftan, sort en salle ce 29 mars. La cinéaste revient dans cet entretien sur ses aspirations créatives, son processus d’écriture, l’authenticité qu’elle veut dépeindre en images. Elle représente souvent des personnages éraillés, blessés, mais forts et déterminés. Elle réussit avec brio à brosser un tableau complexe des relations interpersonnelles affectées par des préjugés et des non-dits impitoyables. En plus de questionner le tabou de l’homosexualité, cette belle histoire d'amour dévoile le métier de maâlem, maître tailleur de caftans, en voie de disparition à cause de l’industrie textile.

Cinergie : Dans Adam et Le Bleu du caftan, il y a un point commun : Lubna Azabal, qui est une femme forte, sévère, blessée, au lourd héritage mais qui fonce. Est-ce l'image que vous voulez donner d'une femme  vivant au Maroc ?  


Maryam Touzani : Le Bleu du caftan est un film sur l'amour et ce personnage féminin est une femme forte, complexe, qui fait les choix qu'elle fait dans sa vie parce qu'elle veut les faire. Personne, ni même la société, ne lui impose quoi que ce soit, grâce à sa force de caractère. Elle a cette foi qui l'habite, qui fait partie intégrante de son être, mais cette foi ne l'empêche pas de pouvoir être libre dans ses choix, ses sentiments et d’avoir une relation tellement pure et belle avec son mari. Pour moi, il n'y a pas une femme marocaine, il y en a beaucoup. Mes films ne sont pas là pour donner une image de femme marocaine. Ils sont là pour raconter des personnages, des femmes marocaines, des hommes marocains, des personnages qui évoluent dans un certain contexte mais je ne veux pas résumer justement la femme marocaine à quoi que ce soit parce que ça manquerait de sens de ma part de vouloir faire une chose pareille. Moi, ce qui m'intéresse, c'est tout à fait le contraire, c'est la complexité des personnes et des êtres. Mina est une femme complexe, comme vous parliez tout à l'heure d'Adam, tout comme Samia et Abla. Ce ne sont pas des images de femmes étouffées que je veux véhiculer, ce sont des femmes fortes, qui peuvent prendre leur destin en main, qui parfois subissent. Mais selon moi, la femme marocaine est une femme courageuse.

C. : Vous voulez montrer une image de femmes idéales, fortes et volontaires, même si elles ont un héritage, sont blessées. Il y a du vécu, qui n’est pas toujours heureux. Mais malgré ça, elles sortent la tête de l'eau et c'est peut-être simplement l'image de la femme que vous vous voulez défendre, qu'elle soit marocaine ou pas.

M.T. : Absolument, qu'elle soit marocaine ou non. C'est l'image de deux femmes fortes qui vont de l'avant, qui prennent leurs propres décisions. Je n'ai jamais justement cherché à véhiculer une image de femme qui ne fait que subir. Mina, libre comme elle est, choisit d'aller s'asseoir dans un café plein d'hommes. Elle choisit de fumer un sebsi parce qu'elle en a envie, même si ce n’est pas commun dans ce contexte-là. Elle évolue tout de même dans un milieu conservateur et traditionnel, mais cela ne l'empêche pas d'être qui elle est. Et je trouve ça important justement, de pouvoir raconter l'histoire de femmes comme elle, parce que je m'y identifie. 

C. : L'artisanat aussi détient une place importante dans les deux films. Qu'est-ce qui vous intéresse le plus, mis à part la beauté de la gestuelle ?

M.T. : Ce qui m'intéresse dans le travail du maâlem, c'est qu'il est porteur d’un héritage, d’une tradition centenaire et ça, c'est très beau. J'avais envie de raconter cette tradition mais ce que j'aime aussi, c'est l'investissement personnel. Quand on fait un travail artisanal, manuel, il y a vraiment un lien qui se crée entre l'artisan et l'œuvre qu'il fabrique. Ça passe par le toucher, ce sont des gestes qui sont remplis d'émotion. C'est cet investissement émotionnel, personnel qui me fascine. Je suis un peu nostalgique d'une période peut-être devenue obsolète aujourd'hui. J'aime quand les choses sont chargées de sens et j'aime quand on donne de soi en faisant quelque chose, cette transmission-là, je la trouve très belle. 

C. : Il y a aussi cette sensualité qu'on retrouve dans les gestes du couturier dans le toucher du tissu.

M.T. : Je voulais filmer ce toucher-là de manière charnelle, sensuelle. Je voulais vraiment qu'on puisse ressentir la texture de ce tissu en voyant Halim le caresser, c'est presque un geste amoureux, il est amoureux de son métier. Halim est vraiment passionné par ce qu'il fait, c'est un métier qui est en train de disparaître et ce maître artisan se bat pour le garder en vie. Et cet amour, j'avais envie qu'on puisse le sentir, à travers ces gestes, ce toucher, quand il prend le fil et l'aiguille, quand il fait ses broderies. Tout ce qu'il met de lui dans la fabrication de cette tenue, je voulais qu'on le ressente de manière organique, charnelle, d'où ce désir de me rapprocher aussi, à travers des gros plans, de tous ces petits gestes qu'on ne voit pas d'habitude. Je trouve que ces gestes-là racontent beaucoup de choses sur les personnages, sur Halim en particulier, j'avais envie de pouvoir explorer son âme à travers cet aspect-là.

C. : Il est vrai que ce sont des scènes dans lesquelles le public apprend l'art de la broderie. On apprend entre autres comment se font les tresses, c’est très touchant d'aller aussi loin dans l'apprentissage de l'art de la création du caftan. Avez-vous fait appel à un maître artisan ? Était-il sur place pendant le tournage ? 

M.T. : Je voulais vraiment faire quelque chose d'authentique par rapport à la fabrication de ces caftans. Les acteurs interprétant Halim et Youssef, Saleh Bakri et Ayoub Missioui, passaient beaucoup de temps avec des maâlems afin d'apprendre leurs gestes, d'apprendre à coudre des broderies, assez simples, parce qu'il faut des années pour devenir maître artisan. Mais pour avoir un vrai ressenti du métier, ils ont passé du temps à écouter, à observer et vraiment à apprendre, à mettre en œuvre tout ça. Effectivement, un maître artisan venait sur le plateau quand on avait des scènes de broderie et toutes celles dans l'atelier. Je voulais qu'il puisse regarder, qu'il puisse être sûr que tout était fait dans les règles de l'art, parce que c'est un art. C'est aussi montrer du respect envers cet art que de le faire, de le montrer dans un film, comme il l'est réellement. Je me suis aussi beaucoup renseignée en amont, j'ai passé énormément de temps avec les maâlems, à écouter, à observer, à noter. Mais je voulais quand même qu'il y ait quelqu'un sur place qui puisse s'assurer que tout était bien fait.

C. : L'amour est plus fort que tout dans ce film, il dépasse les interdits. Est-ce justement ce moyen-là qui vous permet de pouvoir parler d'un sujet délicat à aborder qu'est l'homosexualité? Est-ce grâce à cet amour que vous vous dites : « on peut enfin aborder le sujet » ? 

M.T. : Je voulais avant tout parler d'amour, dans le sens large du terme, d'amour multiple. Cela prend évidemment en compte l'amour entre deux êtres du même sexe. Ces deux personnages qui s'aiment, Halim et Youssef, j'avais envie de pouvoir faire en sorte qu'ils existent, à l'image, au grand jour, là où je sens que c'est une thématique qui est très compliquée à aborder, très délicate. J'avais envie de parler d'un amour qui se transcende, peu importe qu'il s’agisse d’hommes ou de femmes, d’êtres qui vont apprendre à s'aimer de différentes manières, qui vont réinventer leur amour pour échapper aux définitions, aux carcans. J'estime que cette émotion amoureuse est une des choses les plus complexes qui existent. J'avais envie de la raconter à travers ces trois personnages-là.

C. : Ce film a eu un très bel accueil au Maroc, malgré le sujet sensible, tabou. Comment vous l'expliquez-vous ?

M.T. : Il existe des sujets difficiles à aborder. Je pense qu'il y a des histoires qui doivent être racontées et qu'elles rencontrent le souhait d'en parler, le désir de les aborder. On choisit parfois de ne pas le faire et de rester dans les non-dits. À un moment donné, le désir de mettre des mots sur les choses qu'on ressent émerge. Quand le film a été projeté à Marrakech, j'ai ressenti qu’une envie de pouvoir dialoguer sur cette question, d'ouvrir cette possibilité-là, se manifestait. C'est pour ça que je ne suis pas étonnée que le film puisse être bien reçu. Bien sûr, je vis dans une société complexe et je sais que tout le monde ne va pas forcément être d'accord avec le fait que des personnages comme Halim et Youssef existent à l'image, qu'on parle ouvertement d'homosexualité. Le cinéma, c'est ça aussi, c'est pousser les barrières, la réflexion, à travers des choses qui ne vont pas forcément plaire à tout le monde. Je ne cherche pas à plaire, ou au contraire, je cherche à raconter des personnages et des histoires qui me touchent, et ces êtres-là justement me touchent davantage parce qu'ils sont obligés de vivre dans l'ombre, d’où l’importance pour moi de leur donner un visage, une voix.

C. : Avez-vous choisi un ton particulier pour aborder l'écriture de votre récit, en prévoyant la réaction du public ?

M.T. : Honnêtement, je n'ai pas choisi mon ton pour écrire. J'ai juste écrit de manière spontanée ; quand j'écris, je suis presque inconsciente. Je me laisse porter par mes personnages, mon histoire et j'ai l'impression de les suivre, de les découvrir, mais il n’y a pas eu un moment où je me suis dit « je vais écrire de telle manière à ce que le film puisse avoir plus de chance d'être vu, d'être plus accessible ». J'ai vraiment écrit le film que je voulais écrire, j'ai raconté mes personnages de la manière dont je voulais les raconter, je ne me suis jamais posé de question quant à ce qui pouvait mieux passer ou pas, je fais les choses de manière très instinctive. J'ai le désir avant tout de chercher à raconter la vérité de mes personnages. Je n'ai pas cherché à ce qu'il y ait moins d'appréhension au moment de la rencontre entre le public naturel au Maroc et le film, justement en sachant qu'il parle aussi d'une thématique très sensible. C'était cet amour multiple aux différents visages que je voulais raconter et ce qu'il allait chercher en moi et en eux.

C. : Vous êtes-vous inspirée d'une histoire concrète pour l'écriture de votre film?

M.T. : Je me suis inspirée de beaucoup de choses dont je me suis rendu compte plus tard. L'écriture, c'est un cumul d'expériences, de rencontres, d'inspiration, de lieux qui viennent s'inscrire à l'intérieur de soi. On est fait de tout ce qu'on vit, tout ce qu'on voit, tout ce qu'on ressent et à un moment donné, je sens un besoin d'écriture. Le déclic est arrivé pendant que je faisais les repérages pour mon précédent film Adam dans la médina. J'ai rencontré un monsieur qui m'a vraiment beaucoup touché, parce que je sentais qu'il y avait toute une partie de son être, de sa vie qu'il était obligé d'étouffer, de cacher. Je suis revenue le voir à plusieurs reprises, on a beaucoup parlé, j'ai appris à le connaître sans jamais lui poser des questions intimes sur sa vie parce que ce n’était pas ma place de le faire, mais l'émotion qu'il a provoquée en moi était très forte et elle est restée. Je me suis rendu compte plus tard que c'était parce que ça faisait revenir de manière très vivace des souvenirs de mon enfance ou adolescence, avec des couples, que j'avais vus de loin ou de près, qui étaient mariés pour garder une certaine façade sociale. Des maris homosexuels avaient eu des enfants parce qu'il le fallait pour faire taire les rumeurs. Quand j'ai rencontré ce monsieur, je me suis retrouvée à penser à ces personnes qui vivent ce genre de situation, aux couples obligés de se marier, à ce que ça peut vouloir dire tous les jours de se réveiller et de faire semblant d'être quelqu'un qu'on n'est pas. Pour un homme comme pour sa femme, qu'est-ce que ça veut dire d'être dans un couple pareil ? Et puis, j'ai pensé à l'amour qui était là, j’ai songé à ce que ça voulait dire pour un couple de s’aimer. Comment pouvait-on s'aimer différemment ? Je suis rentrée en immersion très rapidement avec Halim, dès que j'ai commencé à écrire. Je me suis retrouvée à penser à son épouse, à ce qu'elle pouvait ressentir et cette histoire a commencé à prendre forme.

C. : Et vous aviez déjà vos comédiens au moment de l'écriture ?

M.T. : Au moment de l'écriture, j'avais clairement Lubna Azabal en tête, je savais que je n'imaginais que Lubna pour ce rôle-là. Je l’avais déjà connue sur le tournage d’Adam, on avait travaillé ensemble et je me suis rendu compte de la puissance de jeu qu'elle avait, de cette quête constante de vérité qui la caractérise et qui me touche vraiment beaucoup. Lubna est une comédienne qui n'est jamais dans la demi-mesure, toujours dans cette exigence permanente. Puis, pour Saleh Bakri et Ayoub Missioui, j'ai fait un grand casting qui a duré très longtemps afin de trouver les comédiens chez qui je retrouvais les personnages que j'avais imaginés. Le moment du casting était l'un des plus difficiles pour moi parce que je suis tellement en immersion avec mes personnages, auxquels je suis tellement attachée que je crains toujours le moment où je vais aller chercher les comédiens qui vont leur donner chair. Mais j'ai eu la chance de rencontrer Saleh Bakri et Ayoub Missioui chez qui je sentais que j'avais trouvé les personnages que j'avais fantasmés, imaginés. 

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