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Rencontre avec Lubna Azabal, le Bleu du caftan

Publié le 29/03/2023 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Lubna Azabal a grandi à Bruxelles. Jeune femme fougueuse et indépendante, elle entra dans le cinéma par des chemins de traverse. Bien qu'elle ait débuté au Conservatoire de Bruxelles, elle s'est vite rendue compte que l'enseignement classique n'était pas fait pour elle. C'est Mahmoud Ben Mahmoud qui lui a permis de débuter dans le milieu avec Les Siestes grenadines en 1999. Elle croise André Téchiné sur sa route avec qui elle travaille dans son film Loin. C'est ce dernier qui lui donne la confiance qu'elle recherche pour enfin se sentir légitime dans son statut de comédienne. A partir de là sa carrière est lancée et ne s'arrêtera plus. La comédienne belge d'origine marocaine a quelque 60 films à son actif, courts ou longs, et une vingtaine de téléfilms. Choisie pour présider la cérémonie des Magritte en mars 2023, elle se rappelle à nous sur le grand écran avec la sortie de son deuxième film entièrement marocain, réalisé par la même réalisatrice Myriam Touzani. Dans Le Bleu du caftan elle interprète l'épouse d'un maître tailleur, rongée par la maladie mais toujours alerte. Une femme forte qui voit sa vie lui échapper. Rempli d'amour, ce couple atypique vaincra le lourd carcan d'une société homophobe.
Rencontre avec cette actrice lumineuse, rayonnante et intense.

Rencontre avec Lubna Azabal, le Bleu du caftan

Cinergie : Comment se passe la promotion du film ?

L.A. : Cela se passe bien, car c’est un film qu'on est fières de défendre Maryam et moi. On a beaucoup voyagé avec le film, je l’ai aussi accompagné pour la promotion en France, et à chaque fois, on a reçu de très beaux retours, tant au niveau de la presse que du public.

 

C. : Saviez-vous que Maryam Touzani a directement pensé à vous au moment d’écrire le scénario ?

L.A. : Je ne le savais pas, je l'ai appris durant la promo. Quand elle m'a proposé le scénario, j'ai dit oui tout de suite car les thématiques qu’elle abordait m’ont tout de suite paru essentielles et surtout la question du sort réservé aux personnes LGBTQIA+ et comment elles vivent ces amours interdites et pénalisées par des peines de prison, au Maroc et dans bien d’autres sociétés ! Que cela existe encore en 2023 m’est insupportable. Comment peut-on encore interdire l’amour entre personnes du même sexe. On n'a pas le droit de limiter, d'interdire ou d'imposer aux autres qui ils peuvent aimer ou non.
Rien dans les textes n’interdit d’aimer qui on veut, ce sont les dirigeants des trois grandes religions monothéistes qui nous ont imposé que l’amour, c’était un homme et une femme, point barre.

Quand Maryam m'a transmis le scénario, je l’ai lu d’une traite. J’ai tout de suite été transportée et j'ai aussi tout de suite compris instinctivement Mina. La première image de femme qui m'est venue à l’esprit en pensant à elle, c'était Frida Kahlo. Son rapport au corps, les douleurs atroces qu’elle a endurées jusqu’à la fin de sa vie suite à l’accident de bus qu’elle a subi adolescente, l’amour inconditionnel de Frida pour Diego Rivera qui lui en a fait voir de toutes les couleurs, l'amour pour son art, ses coups de gueule, son humour, son bagout… Je trouvais chez Frida Kahlo l’âme de Mina et ce que je pouvais insuffler en elle. Je me suis dit que c'était une référence magnifique pour pouvoir parler d'amour multiple, qui peut se vivre de milliards de façons différentes et qu'on ne doit surtout pas juger.

 

C. : La plupart des personnages que vous avez interprétés sont des femmes blessées et fortes.

L.A. : Oui, parce que je n'aime pas attaquer un personnage par le prisme de la victimisation. Je ne supporte pas ça, c'est trop facile. Même si on peut être victime de tas de choses, parce qu'on vit dans des sociétés où on ne nous fait pas de cadeaux, en y répondant, on n’est plus victimes, on devient actrices de nos vies, on va à l'encontre de ce qu'on veut nous faire subir. Si on doit parler de la femme musulmane, je ne veux pas entrer dans la caricature de la femme brimée. Ce ne sont pas les femmes que je connais autour de moi. Ce n’est pas la mère qui m'a élevée. Par contre, j'aime la complexité ; on est pétri de non-dits, de failles, de forces, de fêlures. Il faut qu'on jongle en permanence dans nos vies jusqu'à notre mort avec tout ça. Parfois, on réussit mieux que d'autres. Parfois, il y en a d'autres qui se perdent en route. C'est ça qui m'intéresse.

 

C. : Dans ce film comme dans Adam, il y a toute cette gestuelle des femmes que vous interprétez que vous avez dû apprendre, je suppose. Considérez-vous qu’il s’agit d’une sorte de retour aux sources ?  

L.A. : Je ne suis pas née au Maroc. Je connais très peu ce pays malheureusement, à vrai dire, je ne le connais qu’à travers les multiples tournage que j’y ai faits. Pour Adam, comme pour le Bleu du caftan, j'y suis allée un mois avant le tournage, d'abord pour apprendre parfaitement la façon de parler de Casablanca. Ma famille est originaire de Tanger et ma connaissance de la langue marocaine est très approximative. Quand je parle le marocain, on sent tout de suite que je ne vis pas là. Pour Adam, j'ai appris effectivement ce métier de boulangère. Pour Le Bleu du caftan, c'était plutôt Saleh Bakri qui a dû apprendre les gestes du maître artisan. Moi, je suis la patronne, qui se confronte aux clients, celle qui peut les remettre à leur place. Lui, c'est quelque chose qu'il ne sait pas faire. Il se réfugie dans son art. On a chacun notre place et c'est comme ça depuis toujours.

 

C. : Vous êtes-vous rencontrés avant le tournage avec les autres comédiens ? Comment s'est passée la préparation ?

L.A. : On n'a pas répété. J'ai rencontré Ayoub Missioui, qui joue Youssef, le stagiaire que j'engage, quand j'étais en préparation parce que ça m'intéressait, mais je ne voulais pas avoir trop de relation avec lui non plus pour laisser toute la place à la rencontre « Mina – Youssef » qui est assez tendue au début du film. Je suis allé boire quelques thés avec lui pour discuter, pour rencontrer l'être humain. Saleh, lui, est arrivé trois ou quatre jours avant le tournage et on a échangé une soirée entière autour de nos personnages respectifs, tout en gardant cette part de mystère pour pouvoir se surprendre l’un et l’autre sur le plateau de tournage. C'est un acteur magnifique, il est humainement tout ce que j'aime. On pouvait se faire confiance et se laisser aller dans nos abandons mutuels. Et puis, j'ai surtout encore beaucoup travaillé avec mon coach marocain sur mes textes et au régime hypocalorique étalé sur la longueur du tournage pour la perte de poids de Mina. Mais nous n’avons pas répété entre nous.

 

C. : Ce n'était pas nécessaire.

L.A. : Non. On avait chacun une partition à jouer. Maryam nous parlait à chacun d’entre nous séparément et puis c’est une réalisatrice qui sait extrêmement bien ce qu'elle veut. Quand elle écrit, elle écrit en image ; elle a ses scènes devant elle et dans sa tête, elle sait exactement ce qu’elle veut et comment nous guider. Il n'y pas de place à l'impro.

 

C. : Qu'est-ce que ça fait de jouer une femme vivant au Maroc ?

L.A. : Je ne ressens pas les choses comme ça, je ne me dis pas que je vais jouer une femme marocaine, mais plutôt, que je vais incarner cette femme-là, ce personnage-là. Je ne fais pas abstraction de ses origines. Il y a plein de choses qui entrent en jeu. On ne joue pas une femme marocaine, comme on jouerait une Parisienne. Je travaille sur un personnage dans une histoire qui me donne envie de défendre des choses. C'est plus comme ça que ça se traduit. Je vais vers un scénario qui me parle. Pour Mina, je voulais jouer une femme réellement native de là, qui n'a jamais pris l'avion. Issue d'un milieu populaire, ce qu'on appelle les invisibles, les petites gens. Je veux comprendre comment on y vit. C'est presque un travail journalistique que je fais pour préparer mon personnage. J'observe, je vais me balader toute la journée dans la médina, je vais voir comment les femmes marchent, comment elles bougent, comment elles parlent. Je reste dans ma bulle, je prends des notes, j’essaye de comprendre leur codes, leur modernité. J'ai passé également beaucoup de temps auprès des tailleurs, à m'asseoir et à les regarder pendant des heures.

 

C. : Ces découvertes vous ont rapprochée de votre famille, de vos parents ou de votre culture marocaine ?

L.A. : C’est toujours extrêmement intéressant, on apprend tout le temps que ce soit sur soi ou sur ses origines. Ma mère est très fière de moi. Elle a vu Incendies, Tueurs et bien d’autres de mes films. Elle est fan. Même si au début, elle était terrorisée par ce métier, elle pensait que j'allais finir dans la rue. Maintenant, elle sait qu'on peut vivre de ça et qu’on peut faire de belles choses. Elle aurait adoré être comédienne. Si elle avait eu les clés, elle aurait été une très grande actrice. Au Maroc, j'ai fait énormément de coproductions, une vingtaine de films mais j’ai seulement fait deux films 100% marocains. C'est Adam et le Bleu du caftan. C'est aussi un univers que je découvre, que j'explore et que j'adore. La façon dont les gens me parlent là-bas me touche beaucoup. Et puis quand le tournage démarre, je m'enferme, je ne vois personne, je suis dans une chambre loin de la ville, face à la mer, je fais mes courses une fois par semaine, le dimanche matin. Je suis dans ma bulle. En préparation, je bouge, je renifle, je dois chercher ma marocanité ancestrale, redécouvrir mes racines. J'ai besoin de faire ces recherches pour être au plus près de mon personnage.

 

C. : Le cinéma et les personnages que vous interprétez, est-ce une façon de pouvoir retourner la situation contre l'injustice qui a marqué votre vie ? Vous avez souvent des rôles de femmes fortes, combatives.

L.A. : Peut-être, ce n'est pas conscient. Quand je regarde le fil rouge de ma filmographie, je me dis que cet élément est effectivement présent. Mais je ne vais pas accepter un film pour ça. Je vais accepter de travailler sur un projet parce que le scénario remue quelque chose en moi.
Je suis très heureuse d'avoir pu travailler sur ce film. Le fait qu’il ait été choisi pour représenter le Maroc aux Oscars, qu’il ait reçu le visa d’exploitation et qu’il sortira dans les salles marocaines en juin 2023 me ravie infiniment. Je me dis que quelque chose pourrait changer, évoluer au niveau de la loi à savoir une dépénalisation de l’homosexualité. On n'a pas gagné la bataille, ni la guerre mais on a ouvert une porte. Ma récompense, elle est là. Quand je l'ai présenté à Paris, trois jeunes Algériens sont venus vers moi en larmes pour me remercier. J'en ai encore des frissons.

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